Les habits neufs de l’empereur ou de l’importance de l’investissement

Investir et investissement. On rencontre ces mots et la notion partout. De nos jours, surtout dans leur dimension financière et économique : investir dans l’innovation, investir à la bourse, investir dans les nouvelles technologies. Pourtant, malgré l’ubiquité du mot, l’acte lui même d’investir n’est pas très répandu, ou même populaire, dans nos sociétés. D’abord, parce que la prédominance de son sens financier crée l’illusion que seulement ceux qui ont de l’argent peuvent investir (personnes et institutions), le monde se scindant ainsi entre investisseurs et ceux dont les idées et le travail méritent investissement, rarement rencontrés dans un seul agent et acteur. Ensuite, parce qu’ « investir » est fortement lié à l’impératif catégorique du « tirer profit » (de préférence financier). Dans un monde où ceci est de plus en plus difficile à atteindre, le résultat est qu’on a perdu la pulsion d’investir.

Peut-être un détour du côté de l’histoire du mot, son étymologie, nous aidera à renouer avec le pourquoi et le comment de le faire.

Loin des finances, ses racines latines nous renvoient plutôt à la question de se vêtir (« vestir » avant notre ami récemment malmené, l’accent circonflexe), d’endosser des habits, d’être entouré. Au Moyen âge, ce fut le sens « d’être mis en possession de… » ou d’« avoir une mission et des responsabilités » ou encore d’“envahir”. C’est seulement avec la consolidation des affaires coloniales que le mot « investir » et surtout « investissement » ont émergé comme outil financier, en 1613 (selon le dictionnaire), le sens étant étroitement lié à la Compagnie Britannique de Indes Orientales. Au 20ème siècle, « investir » fut investi par encore d’autres approches, à savoir la psychanalyse et la psychologie, qui tenaient à souligner le fait d’accorder de l’énergie et de l’importance à un processus, un fait, ou encore un état d’âme, ou une personne. D’ailleurs, par exemple, on dit encore souvent « investissement émotionnel » pour signifier l’attachement à une situation ou entité particulière.

Malgré cette richesse sémantique, « investir », autant le mot que l’action, restent fermement collés à l’argent et à l’une des entreprises les plus destructrices de l’histoire de l’humanité, à savoir le colonialisme. Moins il y a d’argent (comme c’est le cas à notre époque), plus nous pensons qu’il n’y a rien d’autre à investir dans des idées, des causes, ou des projets qui nous entourent. On devient des vendeurs et des acheteurs, parfois des mendiants, mais pas d’investisseurs. La peau de chagrin qui nous est servie nous semble suffisante pour vivre. Peu de choses nous inspirent au point de les investir ou de s’y investir, surtout s’il y a du risque. On aimerait que d’autres – les riches, les entrepreneurs, les crowdfunders, et, surtout, l’Etat – investissent en nous et nos propositions (la preuve : la popularité croissante des appels à offres, concours, subsides etc.) – sinon, pour la plupart des projets, ça ne se fait pas ; ainsi, une grande partie d’entre nous évitent à revêtir les « habits » de nos idées et convictions et de se sentir investis par les missions qu’elles comportent.

L’empereur du conte d’Andersen s’est retrouvé nu à cause de sa vanité et la fausseté de ses conseillers qui l’ont laissé se vêtir des habits illusoires ; nous, ce sera à cause de la peur d’endosser les habits de la vie.

 

Ruxandra Stoicescu

Ruxandra Stoicescu est analyste et productrice média indépendante. Depuis quatre ans elle tient le blog audio Tales of the World et enseigne les relations internationales dans divers centres universitaires en Suisse romande. Formée à l'étude des relations internationales à la lumière de l'Histoire, elle propose un blog où les questions politiques et sociales contemporaines sont examinées sous l'angle de la longue durée.