Je reviens d’une conférence sur les inégalités politiques et économiques, organisée la semaine passée à l’ETH Zürich avec le soutien du Réseau Suisse pour les Etudes Internationales. L’inégalité est un thème courant et actuel. Depuis l’irruption en 2014 du livre de Thomas Piketty «Le capital au XXIème siècle », sur la scène, le terme « inégalité » est devenu aussi moins tabou et plus volontiers abordé dans le discours public, où, jusqu’il y a quelques ans, on osait à peine le mentionner. Pourquoi ? Parce que le terme « inégalité » appartient à une famille sémantique qui, pour un certain temps, fut presque bannie de nos esprits et pensées. Cette famille comprend, entre autres, les notions de « classe sociale », « redistribution », « représentation », « justice sociale », « opportunité ».
A la fin des années 1980, ou, si vous voulez, après la chute du mur de Berlin, ou encore, lors de la chute du système communiste, l’atmosphère générale était au triomphe et à l’optimisme : les vieilles catégories de la politique et de l’économie n’avaient plus leur place, car on allait résoudre les problèmes de tout le monde avec la nouvelle liberté économique et de mouvement instaurées par la main invisible du marché libéralisé. Pendant les vingt ans qui ont suivi, nous avons à peine entendu parler de justice sociale et équité, si ce n’était pour analyser les quelques zones de conflit et malheur dans le monde qui n’avaient pas eu l’occasion de saisir la lumière du nouveau système, mais qui allait, toutefois, les attraper et sauver, presque malgré elles.
Et pourtant…
En 2016, après le raz de marée que fut la crise globale de 2008 et ses répliques, la réalité en est toute autre et lors de cette conférence sur les inégalités j’ai été témoin de plusieurs résurgences confirmées. Tout d’abord, celle de la notion de « classe sociale ». Non seulement est-elle aussi pertinente que du temps de Marx, mais, apparemment, tout aussi douloureuse qu’alors, car elle pointe à une situation on ne peut plus inquiétante : certaines classes sociales, à savoir celles des travailleurs et des travailleurs peu qualifiés, votent de moins en moins dans des élections, ce qui veut dire aussi qu’elles sont de moins en moins représentées aux parlements. Cette situation est liée directement aux inégalités économiques croissantes dans nos sociétés, qui commencent à être traduites dans des inégalités de représentation et de voix. Les gens se sentent de moins en moins écoutés, ils décrochent de plus en plus de la politique et cessent, même, de lutter pour leurs droits. La démocratie en prend un coup et nos sociétés régressent.
Précarité inattendue
Dans ce contexte, ce qui se révèle important est aussi que, dans les classes qui trouvent représentation, il y a aussi une certaine précarité qui s’installe et qui amène avec elle des inégalités, surtout économiques. C’est le cas pour certains travailleurs qualifiés et hautement qualifiés, dans les industries manufacturières et des services. De coutume protégés par leur formation, ils se retrouvent plus souvent qu’avant dans des situations incertaines, face aux « risques du marché de travail » qui peuvent les amener jusqu’à une pauvreté inconnue jusqu’à maintenant. Voilà une autre résurgence notée lors de la conférence, quelque peu inattendue : celle de la notion de la « société du risque », théorisée par Anthony Giddens et Ulrich Beck, dans sa dimension économique. Car il semblerait que dans nos vies, surtout professionnelles, nous nous trouvons moins dans des conditions d’ «opportunité » et plus devant des circonstances «à risque».
L’inégalité – une vieille constante
De fait, l’histoire nous montre que la question des inégalités – économiques, politiques et donc sociales – a toujours accompagné l’humanité. Regardée d’un point de vue philosophique, elle n’est pas nécessairement mauvaise : il peut y avoir une inégalité liée à des efforts et des investissements inégaux qui se font et au fait que chaque individu est unique ; l’inégalité devient problématique, voir toxique, quand elle n’est plus liée aux capacités d’action des individus, mais quand elle devient immuable et liée aux circonstances (telles la naissance, l’ethnie, la nationalité, le taux de richesse etc.)
Ce qui distingue notre époque des autres en lien avec l’inégalité n’est pas son existence, mais le fait que de nos jours nous disposons d’une multitude de manières pour la mesurer : questionnaires, statistiques officielles, chiffres désagrégés par genre, âge, nationalité, région, formation, résidence, emploi, revenu, niveau de consommation, choix électoraux, analyses historiques, témoignages individuels et collectifs et plus encore.
Cette richesse d’informations, saurons-nous l’utiliser pour affronter les inégalités croissantes de notre époque et pour rétablir l’horizon d’espoir et de rêve qui brise leur statut d’obstacle insurmontable et les transforme en invitation au dépassement ?