Premières commandes (7) : Villa Annaheim

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

C’est au lieu dit Les Grands-Champs, à Rossemaison, au pied d’un des derniers contreforts jurassiens, que la maison Annaheim s’inscrit au cœur d’une petite zone de villas dont la densité n’a fait que s’accroitre avec les années. Le projet s’installe entre deux maisons pré-existantes sur une parcelle allongée et étroite. La particularité du site tient au fait que les limites foncières n’ont pas été marquées, comme trop souvent en Suisse, par des haies, clôtures ou autres murets. Ici règne la mémoire d’une qualité de vie domestique que l’on pourrait qualifier d’américaine, tant les espaces extérieurs, communiquant entre eux, résonnent encore des cris d’enfants courant dans un grand pré et offrent aux volumes bâtis un parterre végétal qui les met en valeur.

Il émane de cet ouvrage une étrange fascination, qui n’est pas entièrement due à la nostalgique patine qui s’en dégage. Il y a tout d’abord la dichotomie du traitement des façades avec un côté amont vers la zone rurale et vers le sud, où l’enveloppe se décline en bois, alors que du côté aval, vers la plaine et la silhouette de la ville de Delémont, c’est un mur en crépi blanc, avec une modénature très travaillé qui s’affiche ; il y a ensuite une toiture à deux pans, continue et matérialisée par des plaques ondulées de couleur terre de Sienne qui couvre les deux faces et redonne un sentiment d’unité ; il y a aussi un petit passage sous le volume, un escalier extérieur très vertical qui conduit aux combles et des espaces interstitiels dans ce qui semble être une double façade. Cette complexité laisse penser qu’on se trouve face à un projet qui a été très rigoureusement pensé et écrit pour reprendre à son compte l’idée développée à la Renaissance que la maison est une petite cité et la cité est une grande maison (selon la citation de Leon Baptista Alberti, 1404-1472). Tous les détails de la construction sont dessinés très précisément avec un sens du design et une sophistication aboutie.

Règles et transgressions. La villa a été conçue il y a près quarante ans, à une période où le paradigme moderne, à savoir celui des « grands récits » – terme qui englobe les différents mouvements de cette pensée forte et unique qui a défini le monde dans la première moitié du vingtième siècle –, se fissure alors sous l’égide de cette nouvelle condition postmoderne que le philosophe français Jean-Francois Lyotard verbalise par son essai éponyme. Pour la Suisse romande, cette époque que l’historien de l’architecture Jacques Gubler a qualifiée de « traversée du désert » annonce des temps difficiles pour l’architecture et son positionnement aussi bien en termes théoriques qu’expressifs. Cette année 1979 voit également la démolition à Crans-sur-Sierre d’un ouvrage remarquable, la maison de vacances « Le Framar » due à l’architecte Jacques Favre (1957-1958), avec laquelle la villa à Rossemaison a une lointaine parenté.

Le plan, très précis, confirme la dualité des orientations. Il indique également un attachement à la notion d’espaces servants – les locaux sanitaires, la cuisine, etc. – et d’espaces servis – le séjour, les chambres, etc. Ce principe de composition hérité la pensée théorique de l’architecte américain Louis I. Kahn trouve son corollaire dans le dessin des structures : des murs avec lames de refend pour la partie arrière et des poteaux en bois sur l’avant. Le rythme des éléments porteurs est très mathématique et se décline en deux travées, la plus grande équivalant au triple de la petite selon un module de dimension minimale. A sa livraison la critique architecturale avait déjà noté la qualité des règles structurelles tout en remarquant les transgressions que l’architecte avait prise en introduisant cette double peau en bois qui cherche à exprimer un autre langage que celui de la modularité que le plan aurait naturellement induit. Ici se joue un rapport à la ruralité, une orientation et un cadrage des vues, une acceptation d’un caractère presque « vernaculaire » auquel le lieu – et peut-être les règlements de l’époque – incite. C’est certainement cette ambiguïté –  qui renvoient à l’ouvrage théorique de Robert Venturi « De l’ambiguïté en architecture », 1966 – et cette manière de vouloir contrôler le dessin de chacun des éléments constitutifs du projet global qui sont les caractéristiques du langage que l’architecte commence à mettre en place et qu’il n’aura de cesse de développer dans les années suivantes, à la fois dans ses projets mais également dans le cadre de son enseignement polytechnique.

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Architecte : Vincent Mangeat (aujourd’hui : mangeat-wahlen architectes associés), Nyon

Lieu : Rossemaison, Jura

Dates : 1979-1980

Acquisition : Mandat direct

1979 : L’architecte a 38 ans, Philip Johnson obtient le premier prix Pritzker, l’écrivain et journaliste Josef Kessel ainsi que de l’acteur américain John Wayne disparaissent, le double album mythique de Pink Floyd « The Wall » sort cette année-là, les films « Apocalypse now » de Francis Ford Coppola et « Le Tambour » de Volker Schlöndorff obtiennent conjointement la Palme d’or au Festival de Cannes.

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Premières commandes (6) : Ecole des Acacias

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Au nord-ouest de l’ancien hôpital neuchâtelois des Cadolles, le développement d’une zone de logements sociaux s’est initiée à partir des années septante, pour se matérialiser principalement dans les années nonante prenant la place d’une verte campagne. La forme urbaine est peu dessinée car elle présente à ce paysage splendide aussi bien des barres, des barres pliées ou des plots, selon la terminologie des planificateurs. Au cœur de ce lieu, le petit groupe scolaire devenu nécessaire suite à la densification des habitations se compose de trois volumes distincts en terme de forme, de langage et de matière. Ils forment un tout qui semble avoir été pensé de telle manière qu’en arrivant sur ce site des hauts de la ville, on peine dans un premier temps à distinguer le neuf de l’existant. En effet, l’analyse plus précise permet de comprendre qu’une première petite école, un bâtiment en brique jaune, pré-existait à l’intervention des architectes, dont la mission a été d’ajouter des salles de classes et de créer une salle de gymnastique.

Hétérogénéité assumée. Ici ce ne sont pas les parties de bâtiment qui se déclinent en différentes matières, mais les bâtiments eux-mêmes : la brique pour la partie existante, l’Eternit pour le volume des salles de classes et le béton teinté en rouge dans la masse pour l’espace dédié à la pratique du sport. Le parti pris des auteurs a été d’instiller une forme d’ambiguïté, une espèce de doute quant à la perception de la nature des ouvrages, dans un lieu portant déjà en lui ces thèmes.

L’intégration par la différence est une approche assez particulière, et somme toute assez rare dans l’histoire de l’architecture contemporaine. Un des seuls exemples connus et représentatifs est le pavillon pour les invités de la famille Winton (Frank Gehry, Minnesota, 1982-1987) où chacune des pièces est formalisée par une volumétrie particulière et une matière différente. Si la question du fragment est abordée en référence à l’art moderne pour le modèle américain, la dissolution programmatique du projet neuchâtelois trouve ses sources dans une réponse au contexte urbain. En fin de compte, l’opportunité qui s’est présentée aux Acacias d’imposer comme postulat la diversité est restée une question théorique ouverte, qui n’a pas eu vraiment de suite depuis ces années-là.

Cette question du langage architectural n’élude cependant pas une approche fonctionnelle qui traverse l’ensemble bâti par sa rigueur et son efficacité. L’entrée se glisse entre les deux volumes les plus au sud, au niveau du préau, dans un espace de liaison qui s’effectue en demi sous-sol. De ce point, le regard se tourne vers la grande porte vitrée de la salle de gymnastique ou vers l’escalier qui conduit aux salles de classes. Malgré le caractère semi-enterré, la lumière naturelle réussit à s’immiscer depuis le haut, devenant ainsi un thème majeur du parcours architectural. Son traitement dans l’espace d’exercice sportif est à ce titre révélateur : la toiture semble flotter dans le ciel, suspendue qu’elle est par un système de câbles en acier, dont la courbe naturelle est revêtue d’une surface de bois naturel. L’interstice entre horizontale et verticale se veut être dématérialisé, pour ne révéler que l’apport de lumière qui marque sur les grands murs en béton brut les différents états de la course solaire au fil des saisons.

A l’image de l’enfance. Dans cet ensemble, l’agrégation des composants architecturaux devient un espace de réflexion ludique où les influences se mélangent. Un peu pêle-mêle, on y trouve, comme sortis d’un coffre à trésor où l’imaginaire des auteurs se serait évadé,  un préau couvert constitué de pilotis en métal posés en biais, à la manière d’un grand mikado – dont l’origine remonte peut-être à la médiatisation de la célèbre villa Dall’Ava située à Saint-Cloud (OMA-Rem Koohlaas, 1983-1991) – ; une alternance de pleins et de vides qui scandent les couloirs comme les comptines itératives de l’enfance ; un grand mur en béton rouge, dont le dessin du coffrage très précis est percé d’une unique fenêtre, offrant un regard sur le terrain de jeux ; des couleurs vives installées parcimonieusement pour accompagner les bambins dans leur déambulation sonore.

Ce projet est somme toute assez atypique dans le parcours des architectes neuchâtelois qui conçoivent à la même période le centre scolaire de Marcelin à Morges (1996-2003) possédant quant à lui une très forte unité expressive. Cependant l’école des Acacias est révélatrice d’une pensée sur le matériau dont l’emploi « éclectique » va se manifester au fil des années dans leur pratique : un bâtiment de logements en tuiles, un autre en pierre, une maison individuelle ou une salle de gymnastique triple en bois, un centre commercial en tôle ondulée perforée, une halle industrielle en verre, etc. Une façon de réinterpréter les acquis de cette première commande.

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Architectes : Laurent Geninasca, Bernard Delefortrie (aujourd’hui : gd architectes), avec Robert Monnier, Neuchâtel

Lieu : Neuchâtel

Dates : 1995-1997

Acquisition : Concours, premier prix

1995 : Les architectes ont respectivement 37 et 36 ans, Tadao Ando obtient le prix Pritzker, le prix Goncourt est décerné à Andreï Makine pour « Le testament français », le philosophe Gilles Deleuze disparaît, Cesária Évora sort son sixième album, « Cesária », le film « Underground » d’Emir Kusturica lui permet de décrocher sa deuxième Palme d’or à Cannes.

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Premières commandes (5) : Ecole de la construction

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Au cœur de la zone industrielle ouest de la ville de Morges, où règne un désordre urbain et la dissonance colorimétrique des enveloppes métalliques, se dresse une institution où s’impose l’ordre et le calme. Une fois passé un monumental fronton de verre qui marque l’entrée du site, ce qui surprend le plus l’œil de l’architecte contemporain qui revisite ce projet du début des années quatre-vingt, c’est la séquence spatiale très classique et très axée, avec ses deux cours où l’eau calme des fontaines évoque une poétique issue de l’architecture islamique.

Nous sommes en 1983, la grande exposition « La presenza del passato » qui consacre le retour de l’histoire dans la théorie architecturale du vingtième siècle s’est achevée à Venise en novembre 1980. Lors de ce premier évènement à la fois culturel et médiatique marquant le point culminant du postmodernisme, la question du traitement de la référence comme manière de concevoir l’espace est abordée à la fois par les projets exposés, mais également par des réflexions développées dans le catalogue de l’exposition. Parmi les acteurs ayant proposé une critique pertinente de la pensée moderne, dominante dans les années d’après guerre, il y a tout d’abord l’américain Robert Venturi — « De l’ambiguïté en architecture » (1966) — et l’italien Aldo Rossi — « L’architecture de la ville » (1966).

Structure et lumière. Cependant c’est bien Louis I. Kahn – dont les œuvres ne sont pas exposées, mais auquel un long chapitre est consacré – qui a le plus notablement influencé les jeunes auteurs lausannois de l’école de Tolochenaz. Le célèbre architecte américain qui a donné en 1969 une conférence à l’Ecole polytechnique de Zurich, « Silence and light » (aujourd’hui considérée comme étant un texte majeur de la pensée de Kahn), a été l’un des seuls protagonistes de ces années soixante et septante à faire entrer la grande histoire, autrement que sous la forme de « collage d’images », procédé qui fut le plus souvent utilisé à cette période. Sa plus grande contribution a été de revenir à une analyse profonde de la manière de concevoir l’espace à la fois en termes abstraits — il est l’auteur de nombreux aphorismes laconiques qui ont fait date — et en réintroduisant la question constructive au centre du débat.

Les nouveaux bâtiments pour la Fédération vaudoise des entrepreneurs s’inscrivent clairement dans cette filiation de pensée, à la fois par la volonté affichée d’en faire une vitrine réelle et palpable de la manière de construire en Suisse à la fin du vingtième siècle, mais aussi en s’autorisant le droit de ré-interprêter un des plus emblématiques ouvrages de Louis I. Kahn : le Salk Institute à La Jolla, Californie (1959-1965). A la grande esplanade de béton des laboratoires s’ouvrant sur l’infini océan Pacifique, répond la cour de l’école professionnelle encadrant le paysage majestueux des alpes lémaniques.

La composition du site est très hiérarchisée : tout d’abord le bâtiment administratif – qui a été doublé par un deuxième édifice implanté symétriquement en vis-à-vis – avec ses codifications classiques dans le dessin du plan et de la façade ; puis. les classes et les ateliers qui bordent la cour inférieure et qui sont une série de volumes basés sur une répartition très claire comprenant des salles d’enseignement théorique du côté intérieur et des halles pour l’apprentissage pratique des différents métiers de la construction sur la périphérie. Cette partie de l’ensemble est celle qui s’affirme avec le plus de personnalité, en reprenant à son compte le postulat de l’architecte tessinois Livio Vacchini (1933-2007) qui voyait dans les édifices ayant une grande profondeur des qualités pour mieux réfléchir sur l’espace, la structure et la lumière. Les architectes y exploitent avec habileté ces différents thèmes, dont l’apport de lumière naturelle au cœur de ces bâtiments très larges, par des prises de jour zénithaux sur les escaliers et les halles, par des matériaux transparents ou translucides, comme des parois en verre ou des marches en pavés de verres.

Vérité constructive. Malgré sa grande autonomie linguistique, le projet n’échappe pas à son époque avec l’emploi de frontons en verre triangulaires – rendus populaires par Mario Botta à travers ses maisons au Tessin – ou par la mise en place d’une brique de parement qui renvoie aussi à cette Tendenza tessinoise qui faisait alors autorité. Cependant le plot de ciment est remplacé par une brique silico-calcaire dont la mise en œuvre est très explicite quant à sa nature constructive – « ce que veut être un matériau », selon l’adage kahnien – par exemple par la pose de linteaux en béton au droit de chacune des ouvertures.

Le souci de la vérité constructive qui va traverser toute l’œuvre des auteurs, devient ici le sujet principal qui justifie son rôle didactique – une école de la construction – et qui est validé par le fait que le temps n’a pas érodé son aspect, le bâtiment étant d’une surprenante jeunesse. L’importance de développer une production qui aborde les questions fondamentalement théoriques de la composition, avant celles jugées trop stylistiques, est une constante dans la pensée des deux architectes qui consacrent leur carrière entre construction et enseignement.

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Architectes : Patrick Mestelan et Bernard Gachet, Lausanne

Lieu : Tolochenaz, Vaud 

Dates : 1983-1988

Acquisition : Concours, premier prix

1983 : Les architectes ont respectivement 36 et 32 ans, Ieoh Ming Pei obtient le prix Pritzker, Johann Otto von Spreckelsen remporte le concours pour la « Grande arche » de la Défense à Paris, Léopold Sédar Senghor est élu à l’Académie française faisant de lui le premier poète africain admis dans cette institution, Tennessee Williams meurt cette année-là, David Bowie sort son album de le plus vendu à ce jour, « Let’s dance », Shōhei Imaruma obtient la Palme d’or à Cannes pour son film de « La ballade de Narayama ».

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Premières commandes (4) : Ecole primaire de Saxé

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

C’est une école de couleur blanche qui s’implante très précisément et très subtilement entre vignes et rochers, entre route et montagne, entre tradition et modernité. Ces qualificatifs font émerger une relation théorique avec ce que le critique britannique Kenneth Frampton a appelé le régionalisme critique (« L’architecture moderne, une histoire critique », 1983). Cette notion renvoie à l’idée que chaque région possède en elle les capacités de résister à une forme de mainmise culturelle globalisante, issue de la mégalopole moderne comprise comme étant indifférente à la question locale. C’est donc dans cette volonté de « création d’un lieu » que les deux jeunes architectes remportent le concours pour l’école primaire de Saxé.

Le programme requerrait l’agrandissement d’un établissement scolaire datant du début du vingtième siècle avec la création de salles de classe primaire et d’une salle de gymnastique. Le parti pris consiste en la mise en place d’un long volume destiné à l’enseignement, placé perpendiculairement aux courbes de niveaux, suffisamment détaché de la face rocheuse pour créer une cour qui permet également d’articuler l’édifice existant. Sous cet espace extérieur de récréation ainsi créé se glisse, en s’enterrant, la salle de gymnastique qui gagne son éclairage naturel par des puits de lumière qui émergent sur le sol du préau.

Maîtrise du lieu. La précision presque chirurgicale de l’implantation des éléments constitutifs du nouveau groupe scolaire n’a pas impliqué pour les auteurs du projet, la mise en place d’une boîte prismatique minimaliste qui commençait à inonder les publications au début des années nonante sous l’influence suisse alémanique. Ici l’architecture se décline selon des principes plus classiques avec des volumes articulés en fonction de la pente, une corniche qui détache le niveau de l’attique dans le ciel, une dichotomie du langage de façade entre les classes et le couloir. Si cette forme d’écriture moins puriste ne la situe pas dans l’air de son temps, on peut cependant déceler dans le langage architectural proposé, une sorte de clin d’œil à celui développé par l’architecte portugais Alvaro Siza. On remarque en particulier le rapport d’un socle en pierre naturelle avec une façade en crépi blanc, le traitement de quelques fenêtres sur les angles des volumes ou les escaliers et gradins en béton qui s’enracinent dans la roche de la montagne, à la manière des longs murets de la piscine publique de Quinta da Conceição (Porto, 1958-1965).

Cet hommage est d’autant plus judicieux que le maître portugais faisait partie du jury du concours pour l’hôtel de ville de Monthey, remporté deux ans plus tôt par les mêmes architectes à peine diplômés de l’EPFL, et qui ne se réalisera malheureusement pas sous leur égide, mais dont l’école de Saxé reprend certains points comme le rapport à la topographie. Sur cette question de l’implantation, les architectes sont redevables à leur professeur d’alors, Luigi Snozzi. En effet, durant tout le cours de sa longue carrière, ce dernier n’a eu de cesse de valoriser l’importance de l’inscription d’un projet dans le territoire, que ce soit à travers ses réalisations ou par sa capacité pédagogique à transmettre cette notion dans les ateliers d’architecture qu’il a dirigé à Zurich et à Lausanne. La manière de poser un volume par rapport au bâti et à la pente existante, la manière d’orienter les vues vers le paysage, la manière de composer avec la pente – thématique typiquement helvétique – sont un héritage direct de la pensée de Luigi Snozzi qui a influencé des dizaines d’architectes de renom ayant suivi son enseignement. Mais alors que leur maître tessinois formalisait ses réponses territoriales par des bâtiments exclusivement en béton brut, les deux jeunes lausannois, recherchent des solutions expressives accordées au lieu, également à travers le choix des matériaux.

Ce projet de l’école primaire de Saxé fut le premier d’une longue série de concours publics qu’ils ont remporté, souvent sur le thème scolaire. Rappelons également que c’est grâce à l’engagement et à l’opiniâtreté de Bernard Attinger, l’architecte cantonal valaisan à cette époque – auquel Olivier Galletti succèdera de 2007 à 2015 – que les concours en Valais ont offert de nombreuses opportunités à de jeunes architectes qui ont pu ainsi réaliser leurs premières commandes.

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Architectes : Olivier Galletti et Claude Anne-Marie Matter (aujourd’hui Galletti-Matter architectes), Lausanne

Lieu : Saxé, Valais

Dates : 1991-1994

Acquisition : Concours, premier prix

1991 : Les architectes ont respectivement 28 et 27 ans, le prix Pritzker est décerné à Robert Venturi, sortie de l’album « Achtung Baby »du groupe irlandais U2, considéré aujourd’hui comme étant le plus abouti, décès de Freddie Mercury, Serge Gainsbourg et Yves Montand, le film des frères Coen « Barton Fink » obtient la palme d’or à Cannes.

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Premières commandes (3) : Bâtiment polyfonctionnel

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

A peine revenus de Rome, où ils passèrent une année à l’Institut suisse, les architectes remportent leur premier concours pour ce bâtiment multi-usage dans la périphérie nord-ouest lausannoise. En cette période où l’influence de l’histoire sur la pensée architecturale est encore omniprésente, l’option prise ici se démarque du débat théorique en cours. Avec une définition claire des trois programmes – une petite antenne postale pour le quartier, des ateliers pour les services de la voirie et quelques logements –, c’est avant tout la fonctionnalité au sens moderne du terme qui va guider la conception. L’édifice pour la régie fédérale se situe en tête du volume, affirmant son caractère public par un grand cadre sur deux niveaux, puis on trouve les espaces industriels placés latéralement du côté nord, permettant aux logements de s’ouvrir au sud, face à la petite zone de villas pré-existantes.

Référence à la modernité. Tout en étant résolument tourné du côté de la modernité, parce qu’il évacue toute connotation historisante, le projet prend néanmoins comme point de départ conceptuel l’affirmation du théoricien Robert Venturi, pourfendeur dans les années soixante du dogmatisme et de l’orthodoxie moderne : « J’aime mieux les objets riches en significations que ceux dont la signification est claire; j’admets les fonctions implicites tout autant que les fonctions explicites » (« De l’ambiguïté en architecture », 1966). A Villars-Sainte-Croix, le parti est très clair dans l’acceptation du mélange des matières qui expriment chacune des trois fonctions : le béton armé pour la poste, le métal thermolaqué en gris pour la voirie, le bois peint en blanc et la brique de terre cuite pour les logements. Loin de l’unicité de l’enveloppe qui sera un des grands thèmes du langage architectural développé dans les années nonante, et qu’on a aussi appelé le minimalisme helvétique, la question à résoudre est alors la manière dont les différentes surfaces se rencontrent, principalement dans les angles de l’édifice.

Ce sont donc aux endroits précis des articulations volumétriques que les architectes font la démonstration quant à la maîtrise de toute la palette de composition architecturale dont ils disposent : les avant-toits deviennent couverts et s’imbriquent avec les barrières, les parois en bois et en brique se détachent l’une de l’autre par le biais mis en place, le béton de l’encadrement devient une plinthe pour détacher la brique du sol, la paroi en verre de la poste se dessine selon des principes compositifs des années cinquante, la grand porte d’entrée en bois naturel se meut par l’intermédiaire d’un pivot axial décalé, petite allusion à Le Corbusier qui en fait précédemment un usage remarqué.

Qualité typologique. Au delà de cette prise de position affirmée sur la question expressive, c’est également dans la mise en place de typologies d’appartements en duplex que l’attachement à la modernité se confirme. En effet, ce type d’habitation sur deux niveaux développé dès les années vingt a permis d’inventer toute une série de logements soit distribués par des jardins privés – projets hollandais –, des coursives extérieures – projets russes ou allemands – ou par les célèbres rues intérieures des Unités d’habitation corbuséennes. Si les exemples précités avaient pour dessein de permettre la mise sur le marché de logements sociaux, les cinq appartements dont il est ici question s’adressent à une population plus villageoise, qui a retrouvé dans cette proposition architecturale une référence à la maison traditionnelle locale où l’on accède simplement à son habitation par le sol naturel.

Cette même cohérence de pensée des architectes se remarque dans un projet élaboré à la même période, pour un immeuble de logements pour étudiants à Genève (1988-1993). En effet, ils y développent à la fois des écritures architecturales connotées spécifiquement en fonction de la position urbaine de la volumétrie articulée, avec des façades qui affichent des matériaux différents, mais qui jouent sur des déclinaisons de teintes très proches. De même ils y poursuivent leur recherche d’une diversité typologique au sein d’un bâtiment unique.

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Architectes : Patrick Devanthéry et Inès Lamunière (aujourd’hui : dl-c, dl-a), Genève

Lieu : Villars-Sainte-Croix, Vaud

Dates : 1986-1990

Acquisition : Concours, premier prix

1986 : Les architectes ont 32 ans, l’architecte Minoru Yamasaki, auteur des Twins towers de New York, décède, Jean Genet et Jorge Luis Borges disparaissent, Léo Ferret sort son double album « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », le film de Sydney Pollack « Out of Africa », basé sur la nouvelle de Karen Blixen, obtient sept oscars à Hollywood dont celui du meilleur film.

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Premières commandes (2) : Villa Suter

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Montblesson : lieu-dit de l’est lausannois d’une douce tranquillité, où une large prairie se tourne vers les cimes des Alpes vaudoises, où des chalets implantés sur une herbe verdoyante aspirent à ressembler à leurs ancêtres alpins, où un imperceptible sentiment de Suisse primitive peut encore y être ressenti pour celui qui sait regarder. C’est dans ce paysage presqu’idyllique que la villa Suter a été conçue au début des années nonante. Objet architectural abstrait dans cette agréable campagne, coffre en bois précieux à l’image d’un chalet qui aurait mué vers la contemporanéité, le projet est remarqué par la critique et est largement publié.

Alors que la période postmoderne en architecture s’achève lentement, de nouvelles impulsions théoriques infiltrent la Romandie en provenance d’outre Sarine par le biais d’œuvres et de textes émanant de ce que l’on a appelé « l’école bâloise » au sein de laquelle émergent les figures tutélaires de Jacques Herzog et de Pierre de Meuron. Déterminés à en finir avec la relation à l’histoire telle qu’elle a existé dans les décennies précédentes – et qui a fait son temps selon eux –, ils abordent la création architecturale de manière plus libre, plus inspirée que raisonnée, plus ancrée dans le lieu et la matière, plus proche de l’art contemporain. C’est dans ce contexte culturel que cette villa voit le jour. A l’époque, le pré dans lequel la maison se pose est encore ouvert vers ces horizons lointains, avec comme premier plan un grand champ bordé au loin par une lisière de forêt. Les architectes ont su puiser dans cet environnement une source d’inspiration.

Volume en bois. Sans aucun dogmatisme formel issu de la modernité – et ses cinq points de l’architecture –, la question de la toiture a été abordée comme un thème fondateur du projet dans le lieu. Mais contrairement au petit chalet qui borde l’entrée de la parcelle, les deux pans du toit ont été affinés au maximum, les transformant en deux surfaces biaises sans pour autant nier la tectonique nécessaire à sa construction en bois. Le volume habitable, très simple, est également légèrement biaisé, comme pour mieux accueillir ce paysage à bord de la longue terrasse qui flotte sur la pente douce.

Les auteurs du projet déterminent un principe d’enveloppe sur un critère lié au maître d’ouvrage, dont les absences ont justifié le fait de fermer complètement la villa par des volets coulissants dont le traitement en bois est identique à celui qui enceint la volumétrie entière. Ainsi parée de ces occultations mobiles, la volumétrie devient presqu’absente, une sorte d’installation de Land art qui attend le retour de ses occupants pour s’ouvrir à la vue et revivre, pour quelques jours, pour quelques heures, puis se refermer ; puis attendre encore que la vie revienne et définisse plus clairement cette fragile frontière entre art et architecture avec laquelle les jeunes architectes ont habilement composé.

En vingt-cinq ans, le parcellaire des prés s’est densifié, enfermant le bel objet dans une anonyme barrière de bois imputrescible et de thuyas. Tout autour, ce qui avait été un versant agricole est aujourd’hui occupé par des immeubles de rapport dont la présence massive domine la fragile maison. Si les proportions et la matérialité n’ont rien perdu de leur caractère, le rapport au paysage a été profondément remanié, rendant plus difficilement lisibles les intentions conceptuelles d’origine. Il en va parfois ainsi de la marche du temps vis-à-vis du domaine de l’environnement bâti.

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Architectes : Ueli Brauen et Doris Wälchli (aujourd’hui : Brauen Wälchli architectes), Lausanne

Lieu : Montblesson, Lausanne 

Dates : 1990-1992

Acquisition : Mandat direct

1990 : Les architectes ont respectivement 36 et 27 ans, le prix Pritzker est décerné à Aldo Rossi, l’écrivain Alberto Moravia meurt cette année-là, le groupe britannique Depeche Mode sort son album « Violator » considéré comme son meilleur disque, David Lynch se voit attribuer la Palme d’Or à Cannes pour « Sailor et Lula ».

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Premières commandes (1) : Théâtre du Crochetan

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Avec le temps, le théâtre montheysan s’est fait sa place. Non seulement en tant qu’institution culturelle dont la programmation rayonne bien au delà du Chablais, mais également de manière plus littérale. En effet, l’espace public s’est ouvert pour offrir un parvis digne de ce nom à l’objet architectural. Il n’en a pas toujours été ainsi. Lorsque le concours est remporté par les jeunes architectes fribourgeois, la situation foncière était bien plus complexe, le volume de l’édifice public devant s’implanter à l’arrière d’un parcellaire de petites villas urbaines. La forte axialité introduite dans le projet – avec une entrée dont le dessin apparaît aujourd’hui très maniéré – ne peut s’expliquer que par deux raisons : d’une part la mémoire de cette situation urbaine bien différente trente ans auparavant et d’autre part un contexte culturel qui en justifie la mise en place. En 1986, l’architecture mondiale est encore sous influence de la Tendenza, mouvement initié par l’architecte italien Aldo Rossi, mais aussi par sa composante suisse révélée par l’ouvrage de Martin Steinmann « Tendenzen – Neuere Architektur in Tessin » publié à Zurich en 1977.

Plaisir de la composition. Le plan du théâtre du Crochetan est une habile composition où les géométries pures – cercle, carré, rectangle – se côtoient dans une relation conditionnée par la structure. La présence de colonnes, ou doubles colonnes, permet de lire les différents espaces qui contiennent les parties du programme : dans le cylindre, la salle de 640 places ; dans le carré, le foyer qui se glisse sous la cavea ; dans le rectangle, la cage de scène et sa technique. Seule une excroissance à l’ouest déroge aux formes platoniciennes, par sa courbe qui évoque des réminiscences formelles modernes et que les architectes américains du groupe New York Five ont beaucoup ré-employées dans les années septante. A Monthey, l’influence de Mario Botta qui a construit la banque de Fribourg (1977-1981) et qui est en train de réaliser, à la même période, le théâtre et le centre culturel André Malraux à Chambéry (1982-1987) est manifeste. Mais alors que le maître tessinois apporte beaucoup de sophistication dans les détails de ses réalisations publiques, les auteurs fribourgeois retournent à une forme d’essentialité dans les choix de la matérialité du théâtre valaisan. Ici une brique de ciment, popularisée par les enveloppes des villas du même Mario Botta, se marie avec une tôle ondulée qui enceint le volume de la salle, et adresse un clin d’œil au vécu industriel de ville, puis un béton brut qui affirme la présence du gril de la scène. A l’intérieur, le béton brut est également présent, il assume son rôle structurel, alors qu’une brique de terre cuite de couleur claire habille les parois non porteuses.

Mise en scène des parcours. Réaliser un théâtre est une des thématiques que tout architecte espère aborder au cours de sa carrière. La question de la mise en scène architecturale de l’espace public – le foyer et la salle des pas perdus – se pose en contrepoint de celle, théâtrale, qui se joue à l’intérieur de la salle. C’est l’occasion de créer un parcours architectural où le spectateur est l’acteur de sa propre présence au cœur du foyer public (un carré) qui entoure la salle (un cercle). Le système d’escaliers participe de ce jeu de rôle, regardant-regardé, qui est afférent à la typologie du spectacle depuis sa création dans l’Antiquité. Dans cette composition très maitrisée des formes pures en plan, la coupe accompagne le projet par des vides interstitiels qui apportent la lumière naturelle et détachent les volumes les uns des autres. Ce soin apporté aux interpénétrations spatiales et programmatiques se retrouve dans les autres œuvres que l’architecte conçoit à la même époque comme l’école d’infirmière de Fribourg (1989-1994) où la nouvelle construction se pose devant l’ancien bâtiment patrimonial créant un atrium intérieur spectaculaire ou encore dans la surprenante superposition de la salle de gymnastique au-dessus de la piscine couverte de Porrentruy (1985-1994).

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Architecte : Jean-Luc Grobéty, (aujourd’hui : Les ateliers du passage), avec Raoul Andrey, André Schenker, Fribourg

Lieu : Monthey, Valais 

Dates : 1986-1989

Acquisition : Concours, premier prix

1986 : L’architecte a 37 ans, Gottfried Böhm obtient le prix Pritzker, le philosophe Elie Wiesel reçoit le prix Nobel de la Paix, Simone de Beauvoir disparaît, le chanteur Prince livre son succès planétaire « Kiss », Roland Joffé décroche la Palme d’Or à Cannes pour son film « Mission ».

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Un trésor des années septante restauré

Le 13 mai dernier a été inaugurée la très belle restauration de la bibliothèque des Conservatoire et jardin botanique de Genève. A l’origine cette institution constituait la troisième étape d’une réalisation débutée à la fin des années soixante par l’architecte Jean-Marc Lamunière et ses associés. Par sa conception particulière le bâtiment « BOT 3 » interroge notre pensée contemporaine à plus d’un titre. Issu d’une période où l’architecte genevois réfléchit aux solutions pour sortir du carcan de la pensée moderne toute puissante – dont il fut à une époque l’habile dépositaire –, le projet s’inscrit dans une approche où la structure n’est plus un simple réseau de colonnes autour desquels le concepteur de la Modernité développait enveloppes et cloisons, les fameux « cinq points de l’architecture ». Ici l’expression d’une nouvelle forme de « vérité constructive » voit le jour. Les influences sont clairement générées par la pensée de l’architecte américain Louis I. Kahn que Lamunière côtoie durant ces années-là, mais pas seulement. Il émane de ce projet quelque chose de plus personnel, de plus intime, voire de plus sensible, qui inscrit cette bibliothèque au rang de ses œuvres remarquables et en phase avec son temps.

Ecrin métallique. A ce titre, l’ouvrage bénéficie d’un subtil dosage entre l’expression forte de la structure, matérialisée par des colonnes et des poutres « creuses », et la présence d’une façade abstraite et rythmée, entièrement composée en verre. Le métal y est omniprésent. Ce choix permet de mettre en forme « l’épaisseur » de ces éléments porteurs dans les trois dimensions. Son caractère modulaire très abouti ne verse cependant pas dans la métaphore de la machine ou de l’imitation du monde de l’industrie, comme ont pu le postuler à une certaine époque des théoriciens comme Le Corbusier. Ici une préciosité dans le dessin des pièces en acier confère à l’objet un sens qui le place en juste adéquation avec sa fonction : un réceptacle pour des livres anciens consacrés à la science botanique. Avec le recul que confère l’inexorable temps qui passe, on pourrait y voir une réponse architecturale poétique, où la fragilité des feuilles – des arbres ou de papier – se voit entourée par l’élégance des profilés métalliques laissant se diffuser de manière douce la lumière naturelle, elle aussi issue de la même source solaire qui chlorophyllise la création du monde végétal.

Sa rénovation a requis une attention de tous les instants pour ne pas dénaturer le principe très soigné des éléments assemblés les uns aux autres et pour ne pas introduire une carapace isolante que les contraintes thermiques du vingt-et-unième siècle exigent d’introduire de manière univoque dans tout le domaine bâti d’aujourd’hui, fusse-t-il patrimonial. Cette intervention talentueuse a aussi eu pour mérite de ne pas tomber dans le piège narcissique d’un auteur qui cherche à laisser sa trace par une ingérence intrusive. En effet, elle n’a fait que laisser son empreinte modeste et réfléchie, avec les instruments actuels, dans une fusion qui rend hommage autant à l’auteur d’origine qu’à celui d’aujourd’hui.

Un travail réussi qui fait souffler une agréable brise nostalgique apte à rafraîchir nos mémoires engourdies par la vacuité d’un trop-plein d’images dont les écrans en tous genres nous abreuvent quotidiennement.

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Architecte d’origine : Jean-Marc Lamunière, avec Rino Brodbeck, Alain Ritter, Jacques Roulet (1967-1973)

Architecte de la rénovation : Christian Dupraz (2013-2016)

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L’architecture monumentale de nos rebuts (2)

Au début il y avait la nature. La grande forêt de Bremgartenwald qui bordait les collines du Nord bernois aux confins de l’Aar. Puis, dès le milieu des années soixante, il y eut le nouveau ruban de bitume de l’autoroute A1 qui permit de relier à plus grande vitesse la Romandie à la ville fédérale. La belle boisée fut scarifiée pour faire place nette au progrès. En ces temps, les décideurs ont considéré que les troncs centenaires pouvaient être sacrifiés sur l’autel de la mobilité à quatre roues. Près de cinquante ans plus tard, c’est un autre morceau de cette étendue verte que cent vingt-cinq mille mètres cubes de béton ont remplacé. Et là encore pour une bonne cause. Une de celles qui élèvent au rang de marqueur sociétal un des défis majeurs du vingt-et-unième siècle : la transformation de nos déchets.

Ici s’est échoué un vaisseau minéral de trois-cents mètres de long dont la cheminée culmine à soixante-cinq mètres au-dessus des coteaux. Sa massive silhouette est visible à travers le filtre des quelques rares arbres ayant survécu à la coupe nécessaire à la marche en avant de l’homme moderne. A la scansion verticale et aléatoire des colonnes ligneuses répond le module déterminé de la construction préfabriquée, composée de centaines de panneaux répétés en alternance, à l’intérieur de raidisseurs verticaux, dressés à la mémoire de l’ancien territoire naturel.

Ouverte au public. Lancé en 2005, le concours d’architecture pour la nouvelle infrastructure prévoyait dans son cahier des charges fonctionnel un parcours de visite pour le citoyen. Cette donnée programmatique a été majestueusement interprétée par les architectes lauréats sous la forme d’une immense galerie vitrée égrainant des vues ponctuelles sur les activités de la centrale à travers des « hublots ». Ce parcours rythme la disposition des différents postes de la transformation des consommables en fin de cycle. Toute la région bernoise est concernée. La ronde incessante des camions-bennes est là pour en témoigner. Le site dépasse par sa dimension hors norme celui de l’industrie locale dont il reprend néanmoins toutes les caractéristiques : structure à grande portée, ponts roulants, réseau de tuyauteries de toutes tailles, salle de contrôle, ou encore immenses pâles de turbines refroidissant l’air et tournant silencieusement au cœur de la sourde rumeur du lieu.

Cette « machine à énergie » permet d’alimenter en électricité un tiers de la ville de Berne et de la sortir des contrats qui la lie à des centrales atomiques. La réalisation fut à l’image des enjeux environnementaux engagés. Après plus d’une année de travaux de type traditionnel, c’est-à-dire une construction en béton coulé sur place qui a concerné la mise en œuvre des fondations et de deux étages hors sol, les entreprises ont observé une longue pose, plus d’une demi-année, permettant à la technique de s’installer sur cette plateforme gigantesque. Des équipements aux proportions évoquant les images futuristes du Metropolis de Fritz Lang furent assemblés sur cette table de béton, pour finalement être emballés par la résille préfabriquée.

De cette masse minérale ancrée le long de l’autoroute émerge la tour des cheminées dont l’ascension est rendue possible par un monte-charge public. Ce volume vertical, évoquant le beffroi des plaines du nord de l’Europe est coiffé d’un système d’éclairage qui rayonne sur le paysage nocturne. A l’origine cette lumière rouge devait filtrer à travers des toiles perforées ondulant au gré des brises. Métaphore d’un cœur battant au rythme d’une production perpétuelle, elle rappelle aux consommateurs effrénés de la région que pendant leur nécessaire sommeil réparateur, la machine veille. Elle ne devrait cependant pas nous dédouaner d’une prise de conscience quant à la pertinence de notre mode de vie dont elle tire sa genèse.

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Architectes : Graber Pulver AG, Bern-Zurich

www.http://graberpulver.ch/projects/energiezentrale-forsthaus/

http://www.ewb.ch

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Zaha Hadid (1950-2016)

Elle était apparue au début des années quatre-vingt avec un projet hors de cette époque postmoderne qui hantait les revues d’alors. Elle venait de remporter le concours pour le « Peak de Hong Kong », sorte de club chic perché au sommet du pic de Kowloon qui surplombe de ses six-cents mètres la baie Victoria. Elle avait livré des planches dont le contenu étrange évoquait les aspirations futuristes d’Umberto Boccioni ou les toiles suprématistes russes. Une architecture topographique dont les porte-à-faux majestueux défiaient l’entendement. Des images très éloignées des sempiternels frontons décorant les hangars les plus improbables dont les publications abreuvaient les lecteurs jusqu’à l’écœurement. Malgré la prouesse artistique et intellectuelle, elle n’a jamais construit cet édifice. De même que les conceptions suivantes.

Mais elle a persévéré dans sa voie. Avec conviction, avec passion. Elle a continué à produire ces tableaux splendides, où l’espace devenait si improbablement fluide, qu’on finissait par y croire. A force, elle est devenue un emblème d’un pseudo mouvement architectural inventé au tournant des années quatre-vingt comme pour combler un vide théorique de cette fin de siècle glissant irrémédiablement vers l’éclectisme annoncé par la fin des grands récits. On parlait alors de déconstruction en architecture.

Elle n’aspirait qu’à une chose : construire. Bâtir pour prouver que ses intuitions virtuoses sur toiles pouvaient apporter leur pierre à l’édifice de la pensée architecturale. Rolf Fehlbaum, le directeur de la firme de meubles Vitra, fut le premier en 1990 à offrir à la dame de Bagdad cette opportunité tant désirée. Ce fut la petite caserne de pompiers du site de production à Weil am Rhein, dans le voisinage urbain allemand de Bâle. Achevé en 1993, soit il y a à peine plus de vingt ans, cet ouvrage de béton dont les murs obliques furent coulés dans des coffrages en bois pliés et tordus de la manière la plus incroyable, fit la une de tous les magazines, dépassant même le cadre de l’architecture. Une juste récompense pour celle dont la ténacité n’avait d’égale qu’une solide estime de soi. Depuis, elle a enchaîné les projets, par centaines, les réalisations, par dizaines, dans toutes les villes, sur tous les continents.

Qu’on ait apprécié ou non cette architecture « totale » – qui comprend aussi le design sous toutes se déclinaisons – où forme, fonction, structure et enveloppe s’entremêlent dans un foisonnement de courbes et contre-courbes, elle n’en restera pas moins une ambitieuse contribution à la pensée contemporaine. Zaha Hadid laissera aux générations futures des objets étranges et passionnés ainsi que de nombreux projets de papier (ou d’écran), que son auteur aurait certainement voulu achever dans une soif inassouvie de voir se réaliser encore et encore ce flot de créativité qui la caractérisait.

Une femme reconnue. De cette carrière somme toute assez courte, l’histoire retiendra encore qu’elle fut la première femme à recevoir le prestigieux prix Pritzker en 2004 et la médaille d’or du Royal Institute of British Architects (RIBA), il y a quelques semaines de cela. A l’occasion de la remise de ce dernier honneur, Sir Peter Cook, le célèbre fondateur d’Archigram, lui adressa cet élogieux propos : « Nous nous rendons compte que Kenzo Tange et Frank Lloyd Wright n’auraient pas pu tracer chaque ligne ou vérifier chaque joint, pourtant Zaha partage avec eux le rôle précieux d’une influence imposante, distincte et presqu’implacable sur tout ce qui, autour d’elle, cherche un résultat hors norme ».

Dans ce monde trop masculin de l’architecture mondiale starifiée, Zaha Hadid fut une étoile, une de celle qui a filé son propre fil, qui a tissé sa toile (au sens propre et figuré) au delà des modes et des influences.

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Brève biographie

Naissance le 31 octobre 1950

Etudes supérieure de mathématiques à l’Université américaine de Beyrouth

Etudes d’architecture à l’Architectural Association de Londres (avec Bernard Tschumi, Elia Zenghelis et Rem Koolhaas)

Travaille à l’OMA (Office for Metropolitan Architecture) à Rotterdam

Fonde en 1980 son agence à Londres (qui compte plus de 400 collaborateurs dans le monde)

Reçoit en 2003 le prix Mies van der Rohe

En 2004, le prix Pritzker

Décès le 31 mars 2016 à Miami

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