Premières commandes (1) : Théâtre du Crochetan

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Avec le temps, le théâtre montheysan s’est fait sa place. Non seulement en tant qu’institution culturelle dont la programmation rayonne bien au delà du Chablais, mais également de manière plus littérale. En effet, l’espace public s’est ouvert pour offrir un parvis digne de ce nom à l’objet architectural. Il n’en a pas toujours été ainsi. Lorsque le concours est remporté par les jeunes architectes fribourgeois, la situation foncière était bien plus complexe, le volume de l’édifice public devant s’implanter à l’arrière d’un parcellaire de petites villas urbaines. La forte axialité introduite dans le projet – avec une entrée dont le dessin apparaît aujourd’hui très maniéré – ne peut s’expliquer que par deux raisons : d’une part la mémoire de cette situation urbaine bien différente trente ans auparavant et d’autre part un contexte culturel qui en justifie la mise en place. En 1986, l’architecture mondiale est encore sous influence de la Tendenza, mouvement initié par l’architecte italien Aldo Rossi, mais aussi par sa composante suisse révélée par l’ouvrage de Martin Steinmann « Tendenzen – Neuere Architektur in Tessin » publié à Zurich en 1977.

Plaisir de la composition. Le plan du théâtre du Crochetan est une habile composition où les géométries pures – cercle, carré, rectangle – se côtoient dans une relation conditionnée par la structure. La présence de colonnes, ou doubles colonnes, permet de lire les différents espaces qui contiennent les parties du programme : dans le cylindre, la salle de 640 places ; dans le carré, le foyer qui se glisse sous la cavea ; dans le rectangle, la cage de scène et sa technique. Seule une excroissance à l’ouest déroge aux formes platoniciennes, par sa courbe qui évoque des réminiscences formelles modernes et que les architectes américains du groupe New York Five ont beaucoup ré-employées dans les années septante. A Monthey, l’influence de Mario Botta qui a construit la banque de Fribourg (1977-1981) et qui est en train de réaliser, à la même période, le théâtre et le centre culturel André Malraux à Chambéry (1982-1987) est manifeste. Mais alors que le maître tessinois apporte beaucoup de sophistication dans les détails de ses réalisations publiques, les auteurs fribourgeois retournent à une forme d’essentialité dans les choix de la matérialité du théâtre valaisan. Ici une brique de ciment, popularisée par les enveloppes des villas du même Mario Botta, se marie avec une tôle ondulée qui enceint le volume de la salle, et adresse un clin d’œil au vécu industriel de ville, puis un béton brut qui affirme la présence du gril de la scène. A l’intérieur, le béton brut est également présent, il assume son rôle structurel, alors qu’une brique de terre cuite de couleur claire habille les parois non porteuses.

Mise en scène des parcours. Réaliser un théâtre est une des thématiques que tout architecte espère aborder au cours de sa carrière. La question de la mise en scène architecturale de l’espace public – le foyer et la salle des pas perdus – se pose en contrepoint de celle, théâtrale, qui se joue à l’intérieur de la salle. C’est l’occasion de créer un parcours architectural où le spectateur est l’acteur de sa propre présence au cœur du foyer public (un carré) qui entoure la salle (un cercle). Le système d’escaliers participe de ce jeu de rôle, regardant-regardé, qui est afférent à la typologie du spectacle depuis sa création dans l’Antiquité. Dans cette composition très maitrisée des formes pures en plan, la coupe accompagne le projet par des vides interstitiels qui apportent la lumière naturelle et détachent les volumes les uns des autres. Ce soin apporté aux interpénétrations spatiales et programmatiques se retrouve dans les autres œuvres que l’architecte conçoit à la même époque comme l’école d’infirmière de Fribourg (1989-1994) où la nouvelle construction se pose devant l’ancien bâtiment patrimonial créant un atrium intérieur spectaculaire ou encore dans la surprenante superposition de la salle de gymnastique au-dessus de la piscine couverte de Porrentruy (1985-1994).

+ d’infos

Architecte : Jean-Luc Grobéty, (aujourd’hui : Les ateliers du passage), avec Raoul Andrey, André Schenker, Fribourg

Lieu : Monthey, Valais 

Dates : 1986-1989

Acquisition : Concours, premier prix

1986 : L’architecte a 37 ans, Gottfried Böhm obtient le prix Pritzker, le philosophe Elie Wiesel reçoit le prix Nobel de la Paix, Simone de Beauvoir disparaît, le chanteur Prince livre son succès planétaire « Kiss », Roland Joffé décroche la Palme d’Or à Cannes pour son film « Mission ».

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.