Premières commandes (5) : Ecole de la construction

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Au cœur de la zone industrielle ouest de la ville de Morges, où règne un désordre urbain et la dissonance colorimétrique des enveloppes métalliques, se dresse une institution où s’impose l’ordre et le calme. Une fois passé un monumental fronton de verre qui marque l’entrée du site, ce qui surprend le plus l’œil de l’architecte contemporain qui revisite ce projet du début des années quatre-vingt, c’est la séquence spatiale très classique et très axée, avec ses deux cours où l’eau calme des fontaines évoque une poétique issue de l’architecture islamique.

Nous sommes en 1983, la grande exposition « La presenza del passato » qui consacre le retour de l’histoire dans la théorie architecturale du vingtième siècle s’est achevée à Venise en novembre 1980. Lors de ce premier évènement à la fois culturel et médiatique marquant le point culminant du postmodernisme, la question du traitement de la référence comme manière de concevoir l’espace est abordée à la fois par les projets exposés, mais également par des réflexions développées dans le catalogue de l’exposition. Parmi les acteurs ayant proposé une critique pertinente de la pensée moderne, dominante dans les années d’après guerre, il y a tout d’abord l’américain Robert Venturi — « De l’ambiguïté en architecture » (1966) — et l’italien Aldo Rossi — « L’architecture de la ville » (1966).

Structure et lumière. Cependant c’est bien Louis I. Kahn – dont les œuvres ne sont pas exposées, mais auquel un long chapitre est consacré – qui a le plus notablement influencé les jeunes auteurs lausannois de l’école de Tolochenaz. Le célèbre architecte américain qui a donné en 1969 une conférence à l’Ecole polytechnique de Zurich, « Silence and light » (aujourd’hui considérée comme étant un texte majeur de la pensée de Kahn), a été l’un des seuls protagonistes de ces années soixante et septante à faire entrer la grande histoire, autrement que sous la forme de « collage d’images », procédé qui fut le plus souvent utilisé à cette période. Sa plus grande contribution a été de revenir à une analyse profonde de la manière de concevoir l’espace à la fois en termes abstraits — il est l’auteur de nombreux aphorismes laconiques qui ont fait date — et en réintroduisant la question constructive au centre du débat.

Les nouveaux bâtiments pour la Fédération vaudoise des entrepreneurs s’inscrivent clairement dans cette filiation de pensée, à la fois par la volonté affichée d’en faire une vitrine réelle et palpable de la manière de construire en Suisse à la fin du vingtième siècle, mais aussi en s’autorisant le droit de ré-interprêter un des plus emblématiques ouvrages de Louis I. Kahn : le Salk Institute à La Jolla, Californie (1959-1965). A la grande esplanade de béton des laboratoires s’ouvrant sur l’infini océan Pacifique, répond la cour de l’école professionnelle encadrant le paysage majestueux des alpes lémaniques.

La composition du site est très hiérarchisée : tout d’abord le bâtiment administratif – qui a été doublé par un deuxième édifice implanté symétriquement en vis-à-vis – avec ses codifications classiques dans le dessin du plan et de la façade ; puis. les classes et les ateliers qui bordent la cour inférieure et qui sont une série de volumes basés sur une répartition très claire comprenant des salles d’enseignement théorique du côté intérieur et des halles pour l’apprentissage pratique des différents métiers de la construction sur la périphérie. Cette partie de l’ensemble est celle qui s’affirme avec le plus de personnalité, en reprenant à son compte le postulat de l’architecte tessinois Livio Vacchini (1933-2007) qui voyait dans les édifices ayant une grande profondeur des qualités pour mieux réfléchir sur l’espace, la structure et la lumière. Les architectes y exploitent avec habileté ces différents thèmes, dont l’apport de lumière naturelle au cœur de ces bâtiments très larges, par des prises de jour zénithaux sur les escaliers et les halles, par des matériaux transparents ou translucides, comme des parois en verre ou des marches en pavés de verres.

Vérité constructive. Malgré sa grande autonomie linguistique, le projet n’échappe pas à son époque avec l’emploi de frontons en verre triangulaires – rendus populaires par Mario Botta à travers ses maisons au Tessin – ou par la mise en place d’une brique de parement qui renvoie aussi à cette Tendenza tessinoise qui faisait alors autorité. Cependant le plot de ciment est remplacé par une brique silico-calcaire dont la mise en œuvre est très explicite quant à sa nature constructive – « ce que veut être un matériau », selon l’adage kahnien – par exemple par la pose de linteaux en béton au droit de chacune des ouvertures.

Le souci de la vérité constructive qui va traverser toute l’œuvre des auteurs, devient ici le sujet principal qui justifie son rôle didactique – une école de la construction – et qui est validé par le fait que le temps n’a pas érodé son aspect, le bâtiment étant d’une surprenante jeunesse. L’importance de développer une production qui aborde les questions fondamentalement théoriques de la composition, avant celles jugées trop stylistiques, est une constante dans la pensée des deux architectes qui consacrent leur carrière entre construction et enseignement.

+ d’infos

Architectes : Patrick Mestelan et Bernard Gachet, Lausanne

Lieu : Tolochenaz, Vaud 

Dates : 1983-1988

Acquisition : Concours, premier prix

1983 : Les architectes ont respectivement 36 et 32 ans, Ieoh Ming Pei obtient le prix Pritzker, Johann Otto von Spreckelsen remporte le concours pour la « Grande arche » de la Défense à Paris, Léopold Sédar Senghor est élu à l’Académie française faisant de lui le premier poète africain admis dans cette institution, Tennessee Williams meurt cette année-là, David Bowie sort son album de le plus vendu à ce jour, « Let’s dance », Shōhei Imaruma obtient la Palme d’or à Cannes pour son film de « La ballade de Narayama ».

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.