Les années 1980 à Genève (10)

En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.

Au cours des années 1980, période pendant laquelle la théorie architecturale développe les arguments pour un retour à l’histoire, la production genevoise se concentre principalement sur le logement collectif dont la pénurie qui sévit déjà alors requiert des surfaces. Parmi les autres thèmes développés, celui des édifices publiques revient logiquement pour accompagner l’augmentation de la population s’installant sur le sol du canton. Plusieurs exemples ont été évoqués et illustrés précédemment dans ces lignes. Cependant aucun des architectes évoqués n’a mis en relation de manière aussi précise la question théorique du postmodernisme avec une œuvre bâtie que ne l’a fait Jean-Marc Lamunière lors qu’il réalise la serre méditerranéenne au cœur du Jardin botanique de Genève.

De nombreux ouvrages ont abordé la carrière de Lamunière (1), mais il est important de se remémorer son parcours académique qui le conduit de Zurich à Genève et Lausanne en passant par Philadelphie. On se souviendra néanmoins que « cette préférence à l’histoire comme source de développement du projet était enseignée par le professeur genevois […] De manière presque naturelle, il souhaitait faire passer à ses étudiants son intérêt prépondérant pour une forme d’histoire de l’architecture […] Cette approche de l’enseignement convoquait de facto la question de l’apprentissage du langage architectural. […] L’autre composante de l’enseignement furent les éléments liés à la typologie rossienne évoquée préalablement, lesquels s’articulaient dans son discours par ce qu’il avait appelé les caractères typologiques : dimensionnels, constructifs, distributifs, historiques et stylistiques. Cette démarche consistait à prendre la mesure du fait que tout projet architectural mis en perspective avec sa destinée fonctionnelle et sociale avait un lien étroit avec ces formes vides du passé qu’on appelle ‘type’ »(2).

serre méditerranéenne, vue de la coupole ©pcorsini

Son enseignement dans les années 1970 et 1980 trouvait une parfaite symétrie dans sa production, l’exemple de la serre en étant le point culminant. Ici il fait référence à la composition en double triangle de la célèbre église Sant’Ivo alla Sapienza à Rome (1643-1662) de Francesco Borromini (3). « Dans le paysage boisé du grand parc, Jean-Marc Lamunière réinterprète les tracés du grand maître baroque suisse pour ériger un temple à la nature. L’architecte remplace la pierre blanche italienne par une structure en acier, blanche également, générant une coupole à travers laquelle la lumière se répand pour permettre la photosynthèse des végétaux qui s’y trouvent » (4). Dans cet ouvrage, on peut lire toute la maitrise de l’assemblage de l’acier que l’auteur a déjà mis en œuvre au début de sa carrière dans la période où il s’inspire du langage puriste de Mies van der Rohe. 

Pour la serre, il n’est plus question de formes orthogonales qui conviennent parfaitement à la mise en place de profilés en « H », en « I » ou en « U ». Il s’est donc agi d’inventer des articulations comme des doubles colonnes qui autorisent un passage d’un angle de 60° à un autre. Leur position dans le plan génère la forme et la dimension du lanterneau. Autre élément classique convoqué pour la construction du socle, la doucine, cette légère double courbure que les bâtisseurs antiques affectionnaient lors de la taille de la pierre. Ici reprise par le moule des éléments en béton préfabriqué soutenant la charpente, cette coupe s’inscrit dans cette logique historisante de la fabrication du projet.

détail des assemblages métalliques ©pcorsini

Pour l’anecdote, relevons enfin que l’architecte déclare à cette époque que les éléments constitutifs de la construction métallique doivent s’exprimer avec la couleur blanche. L’affirmation est à l’antithèse de ce qu’il avait réalisé dans la plupart de ses premières constructions où le noir domine, à l’instar des œuvres miessiennes. Le blanc, cette autre non-couleur, est appliqué avec justesse et sensibilité pour la serre, mais apparaît avec une forme de dogmatisme un peu désuet dans d’autres projets de la même époque : l’entrée de la Migros de Florissant (1980-1989), l’immeuble au Rond-Point de la Jonction (1984-1992) et même,dans les années 1990, lors de la rénovation de son propre travail, à savoir la Tour Edipresse à Lausanne (1957-1961), les structures à l’origine en noir sont entièrement blanchies (5). 

+ d’infos

1) Sur l’œuvre de Jean-Marc Lamunière, voir : Jean-Marc Lamunière, Récits d’architecture, textes publiés par Bruno Marchand et Patrick Mestelan, avec Bernard Gachet, Editions Payot, Lausanne, 1996 ; Bruno Marchand, Jean-Marc Lamunière, Regards sur son œuvre, Infolio, Gollion, 2007 ; Philippe Meier (éd.), Jean-Marc Lamunière architecte, édition FAS_Genève, Genève 2007.

2) Philippe Meier, « Architecte de langage ou architecte de parti », Matières n° 16, EPFL Press, Lausanne, décembre 2020, pp. 275-276.

3) Le dessin de Sant’Ivo servit d’illustration aux anciens billets de cent francs suisses de la 6ème édition, valables de 1975 à 1993, sur lesquels on aperçoit sur le recto l’épure du plan et son tracé régulateur, et sur le verso, la coupe dans la coupole.

4) Philippe Meier, « Retour vers la cité », Interface 36, FAI, Genève, décembre 2022, p. 19.

5) La couleur blanche sur les structures en acier est déjà présente dans de plus anciens projets, mais dans des circonstances qui sont plus liées à leur rapport au site ou aux matériaux de l’enveloppe. On pense ici à la magnifique villa Dussel à Anières (1969-1974). 

Adresse de la serre méditerranéenne  : chemin de l’Impératrice 1.

Architectes : Jean-Marc Lamunière & associés, 1979-1987.

Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler. 

> https://www.fai-ge.ch/_files/ugd/cba177_251367fab3ef4103b1c361abda063b59.pdf

serre méditerranéenne vue de l’entrée ©pcorsini
serre méditerranéenne vue intérieure ©pcorsini
dessin de jean-marc lamunière, crayon et aquarelle sur papier fort (1985) in bruno marchand (éd), jean-marc lamunière, regards sur son œuvre, infolio éditions, 2007, p. 72.
dessin de paolo portoghesi révélant la composition de sant’Ivo alla sapienza (1964), in paolo portoghesi, francesco borromini, electa, milan, 1990 (1967), p. 405.

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.