Les années 1980 à Genève (11)

En cet hiver 2022-2023, je revisite le patrimoine bâti genevois des années 1980 en collaboration avec la revue Interface. Grâce au relevé photographique de Paola Corsini, un petit retour dans le temps permet de prendre conscience de ce court moment charnière pour l’architecture du XXe siècle où l’histoire vient questionner la modernité qui s’achève.

Aujourd’hui assez centrale, la question de la surélévation du patrimoine bâti genevois existant ne se posait quasiment pas pour les modernes dont la politique de la tabula rasa était le principal moyen de densifier la ville existante. A Genève, on rappellera qu’aux 16ème et 17ème siècles lors de l’arrivée massive des huguenots chassés de France par une répression sans égale, la problématique est déjà présente. A l’époque, ce sont les bâtiments moyenâgeux du centre ville qui se surélèvent. « Comme il n’y a aucune place disponible entre les premières maisons et les fortifications, on se voit obligé de construire dans toutes les cours et de faire disparaître les jardins. Les immeubles passent de deux étages à cinq ou six. Ce que l’on ne peut acquérir en surface, on l’obtient en hauteur » (1).

Suite à la crise du pétrole, l’idée de construire la « ville sur la ville » au sens littéral du terme reprend forme dans les esprits des concepteurs d’alors. C’est à cette époque que se concrétise le souhait « d’éviter la destruction de logements anciens pour les remplacer par des bureaux. C’est à cette fin que le Rassemblement pour une politique sociale du logement (RPSL) lance, en 1977, une initiative non formulée pour la protection de l’habitat. […] La Loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d’habitation (LDTR) est élaborée sous le double principe « restriction/dérogation ». En clair, les démolitions, les transformations et les changements d’affectation sont prohibés, tout immeuble de logements devant être maintenu ‘dans sa substance et son affectation’ » (2).

vue général de l’immeuble et de sa surélévation ©pcorsini

Au niveau des immeubles de logements, on assiste alors à une colonisation des combles qui sont rendus habitables avec des opérations qui souvent détruisent les toitures historiques en y rajoutant lucarnes et velux que les architectes du passé n’avaient pas envisagés, le toit étant souvent une simple couverture non isolée. Au début des années 1980, cette densification par le haut prend aussi la forme de surélévations qui commencent à s’installer dans les quartiers historiques (3). 

Parmi les exemples qui ont marqué la décennie, celui de l’immeuble du boulevard des Philosophes se caractérise par une posture conceptuelle qui anticipe certaines réflexions actuelles sur la nécessité de s’inscrire dans une forme de continuité face à la substance existante (4). Alors que la plupart des interventions cherchent à se différencier par des matérialité d’autres natures, les architectes Kössler Morel posent sur la corniche conservée de l’ancien immeuble un volume en maçonnerie très simple. Le langage qui s’engage dans cette surélévation met en dialectique deux grandes ouvertures « en longueur » avec des fenêtres verticales « à la française ». Le contexte culturel les pousse néanmoins à introduire à l’étage d’attique des lucarnes en verre avec des frontons, éléments stylistiques très à la mode dans ces années-là et les ancrant de manière très claire au cœur de cette époque.

+ d’infos

1) Louis Blondel, Le développement urbain de Genève à travers les siècles, Genève-Nyon,1946. L’auteur précise encore qu’entre la fin du 16ème siècle et le début du 18ème siècle, Genève passe de 13’000 à plus de 18’500 habitants.

2) David Hiler « Années 1980 : le temps des remises en question », Interface 36, FAI, Genève, décembre 2022, p. 7.

3) Une des plus emblématique de cette période est celle qui voit le jour à la rue Argand 2, entre 1982 et 1986, sous la houlette de l’architecte Pierre-Alain Renaud.

4) A l’origine, la façade était de couleur ocre clair, dans le ton des immeubles voisins. La rénovation récente a mis en place un bleu très pâle qui ne va pas dans le sens de l’intervention des années 1980.

Adresse de la surélévation  : Boulevard des Philosophes 19.

Architectes : Kössler Morel, 1984-1986.

Voir aussi, Interface 36, « Les années 1980 à Genève », décembre 2022, avec des textes de David Hiler, Sabine Nemec-Piguet, Philippe Meier et Patrick Chiché, ainsi qu’une interview de Jacques Gubler. 

> https://www.fai-ge.ch/_files/ugd/cba177_251367fab3ef4103b1c361abda063b59.pdf

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.