Premières commandes (2) : Villa Suter

Cet été, je parcours la Romandie par monts et par vaux à la redécouverte des premières œuvres de quelques bureaux d’architectes reconnus de cette région de l’ouest helvétique. Avec un recul de vingt années, ou plus, les réalisations présentées nous interpellent quant à l’évolution de la pensée architecturale contemporaine. Issus de concours ou de commandes privées, ces projets ont marqué les débuts prometteurs de leurs auteurs respectifs.

Montblesson : lieu-dit de l’est lausannois d’une douce tranquillité, où une large prairie se tourne vers les cimes des Alpes vaudoises, où des chalets implantés sur une herbe verdoyante aspirent à ressembler à leurs ancêtres alpins, où un imperceptible sentiment de Suisse primitive peut encore y être ressenti pour celui qui sait regarder. C’est dans ce paysage presqu’idyllique que la villa Suter a été conçue au début des années nonante. Objet architectural abstrait dans cette agréable campagne, coffre en bois précieux à l’image d’un chalet qui aurait mué vers la contemporanéité, le projet est remarqué par la critique et est largement publié.

Alors que la période postmoderne en architecture s’achève lentement, de nouvelles impulsions théoriques infiltrent la Romandie en provenance d’outre Sarine par le biais d’œuvres et de textes émanant de ce que l’on a appelé « l’école bâloise » au sein de laquelle émergent les figures tutélaires de Jacques Herzog et de Pierre de Meuron. Déterminés à en finir avec la relation à l’histoire telle qu’elle a existé dans les décennies précédentes – et qui a fait son temps selon eux –, ils abordent la création architecturale de manière plus libre, plus inspirée que raisonnée, plus ancrée dans le lieu et la matière, plus proche de l’art contemporain. C’est dans ce contexte culturel que cette villa voit le jour. A l’époque, le pré dans lequel la maison se pose est encore ouvert vers ces horizons lointains, avec comme premier plan un grand champ bordé au loin par une lisière de forêt. Les architectes ont su puiser dans cet environnement une source d’inspiration.

Volume en bois. Sans aucun dogmatisme formel issu de la modernité – et ses cinq points de l’architecture –, la question de la toiture a été abordée comme un thème fondateur du projet dans le lieu. Mais contrairement au petit chalet qui borde l’entrée de la parcelle, les deux pans du toit ont été affinés au maximum, les transformant en deux surfaces biaises sans pour autant nier la tectonique nécessaire à sa construction en bois. Le volume habitable, très simple, est également légèrement biaisé, comme pour mieux accueillir ce paysage à bord de la longue terrasse qui flotte sur la pente douce.

Les auteurs du projet déterminent un principe d’enveloppe sur un critère lié au maître d’ouvrage, dont les absences ont justifié le fait de fermer complètement la villa par des volets coulissants dont le traitement en bois est identique à celui qui enceint la volumétrie entière. Ainsi parée de ces occultations mobiles, la volumétrie devient presqu’absente, une sorte d’installation de Land art qui attend le retour de ses occupants pour s’ouvrir à la vue et revivre, pour quelques jours, pour quelques heures, puis se refermer ; puis attendre encore que la vie revienne et définisse plus clairement cette fragile frontière entre art et architecture avec laquelle les jeunes architectes ont habilement composé.

En vingt-cinq ans, le parcellaire des prés s’est densifié, enfermant le bel objet dans une anonyme barrière de bois imputrescible et de thuyas. Tout autour, ce qui avait été un versant agricole est aujourd’hui occupé par des immeubles de rapport dont la présence massive domine la fragile maison. Si les proportions et la matérialité n’ont rien perdu de leur caractère, le rapport au paysage a été profondément remanié, rendant plus difficilement lisibles les intentions conceptuelles d’origine. Il en va parfois ainsi de la marche du temps vis-à-vis du domaine de l’environnement bâti.

+ d’infos

Architectes : Ueli Brauen et Doris Wälchli (aujourd’hui : Brauen Wälchli architectes), Lausanne

Lieu : Montblesson, Lausanne 

Dates : 1990-1992

Acquisition : Mandat direct

1990 : Les architectes ont respectivement 36 et 27 ans, le prix Pritzker est décerné à Aldo Rossi, l’écrivain Alberto Moravia meurt cette année-là, le groupe britannique Depeche Mode sort son album « Violator » considéré comme son meilleur disque, David Lynch se voit attribuer la Palme d’Or à Cannes pour « Sailor et Lula ».

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.