Soutenir la smart city citoyenne pour faire face à la pandémie

Un cadastre dans un quartier informel de la ville du Cap, produit par ses habitants et une ONG (copyright VPUU, Cape Town)

La smart city, ou ville intelligente, est un modèle de développement urbain fondé sur un usage intensif des données et des technologies. Ce modèle est désormais bien connu puisqu’il s’est largement diffusé à travers le monde ces dernières années. Les données et les technologies de la smart city sont aujourd’hui utilisées dans différents contextes – notamment en Chine, en Corée du Sud ou en Afrique du Sud – pour faire face à la crise sanitaire que nous traversons. Dans les villes indiennes par exemple, les centres de contrôle destinés à piloter la ville par l’intermédiaires de caméras et de capteurs de données ont été massivement transformées ces dernières semaines en centres de gestion de la pandémie. Cependant, ceci ne constitue qu’une partie d’un phénomène plus large de gestion ‘smart’ de la crise sanitaire, qui engage aussi les entreprises et la société civile. Pour saisir les enjeux de cette mobilisation des technologies et lutter contre les inégalités que creuse la pandémie et sa gestion, il est nécessaire d’élargir notre attention à ces différents modes d’existence de la smart city dans la pandémie. Il est également important de soutenir, comme nous allons le voir, le travail vital de ce qu’on peut appeler la smart city citoyenne ou la troisième smart city.

Trois smart cities

Les centres de commande et de contrôle, qui ressemblent beaucoup à des centres de surveillance policière, sont devenus l’icône de la smart city. Mis en place par les municipalités, fréquemment avec des financements gouvernementaux et des partenariats avec le privé, ils donnent une vision concrète de cette ville dite « intelligente ». Ces données et technologies urbaines sont aussi utilisées par les plateformes digitales comme airbnb, uber, deliveroo pour faire fonctionner des services liés au tourisme et à la mobilité. Les données produites et les algorithmes utilisés par cette deuxième forme de smart city – qu’on appelle aussi “urbanisme de plateforme” – échappent aux pouvoirs publics, ce qui rend la régulation de ces activités très difficile (pour autant qu’on veuille la mettre en place…). Enfin, il y a une troisième forme de smart city, plus souterraine qui échappe généralement à nos radars: celle des citoyens ordinaires et de la société civile. Il s’agit ici, par exemple, de la mise en place par des résidents d’un quartier exposé de capteurs mesurant la pollution de l’air ou du travail d’ONGs recensant au moyen de systèmes de géolocalisation la population et l’accès aux services de base (eau, électricité, égouts) dans les quartiers informels des villes du Sud. On parle dans ce cas d’activisme numérique ou de data activism, puisqu’il s’agit de faire reconnaître des droits en produisant des données qui ne sont pas (volontairement ou non) recueillies par les Etats. La pandémie que nous traversons révèle les opportunités, les risques et les effets pervers de ces trois modes d’existence des smart cities et de leurs articulations.

La ville pandémique smart

Les pays asiatiques ont été les premiers à utiliser le traçage des personnes, affectées ou non par le virus, pour gérer la crise sanitaire et suivre les voies de transmission de Covid-19. Singapour a mis rapidement en place l’application TraceTogether permettant de reconstituer par des échanges d’information automatiques via bluetooth les contacts avec des personnes testées positives. La Corée du Sud a mis en place précocément également un traçage des personnes infectées en combinant les données issues de son vaste réseau de caméras de surveillance, des fonctions de géolocalisation des smartphones et des traces laissées par l’usage des cartes de crédit. En Inde, les centres de contrôle et de commande, ainsi que des drones sont utilisés de façon inquiétante pour traquer les contrevenants aux règles de confinement.

La deuxième smart city est elle aussi engagée dans la gestion de la crise sanitaire puisque des entreprises de télécommunications collaborent avec les Etats pour mettre en place un traçage de la mobilité des personnes. Apple et Google ont ainsi développé un système de traçage théoriquement moins invasif du point de vue de la vie privée et potentiellement mieux accepté dans des régions plus sensibles à ces questions. Cette articulation entre la première et la deuxième smart city pose de nombreuses questions, dont celles du caractère temporaire ou non du régime d’exception mis en place – cette surveillance va-t-elle se poursuivre après la pandémie? – et celle de la protection des données. L’application du gouvernement indien – qui s’appelle Aarogya Setu (le pont de la santé) – a par exemple été développée de façon très peu transparente avec des entreprises pharmaceutiques.

Les activités de la troisième smart city, celle des citoyen.ne.s et de la société civile, dans la pandémie est la moins visible. Pourtant elle effectue un travail essentiel, qui est de trois ordres: organiser des réseaux de solidarité, produire des données sur des phénomènes non pris en compte par les Etats et les entreprises privées et résister dans les Etats autoritaires à la violence exercées sur les plus vulnérables.

L’intelligence urbaine ordinaire dans la pandémie

Une nouvelle normalité s’est installée dans nos vies depuis quelques semaines, avec la multiplication d’appels par vidéoconférence pour travailler, s’inquiéter de la santé de nos proches, rester en lien et se divertir. Une solidarité on-line s’est aussi massivement développée pour aider des personnes âgées inconnues dans les immeubles, les quartiers ou les villes. Ceci notamment pour leur apporter des biens de première nécessité. Si ces initiatives sont importantes dans les villes du Nord (au sens économique et non géographique du terme), elles sont vitales dans les villes du Sud. Cette troisième smart city met en effet aujourd’hui au service des personnes les plus fragiles ses connaissances et ses données concernant les secteurs urbains informels, qui correspondent généralement à des trous noirs dans les statistiques de l’Etat. Dans les quartiers informels, ce sont les ONGs qui ont les données, savent où les personnes habitent, connaissent le nombre de personnes par logement et savent si elles ont accès à l’eau pour se laver les mains ou à des toilettes. Alors que l’Etat intervient en Afrique du Sud pour « dédensifier » les quartiers informels et en Inde pour pourchasser les migrants internes qui tentent de survivre en rejoignant leur lieu d’origine, ces acteurs de la smart city d’en-dessous organisent des conditions de survie pour les plus précaires. Dans la ville du Cap par exemple, l’association Cape Town Together a mis en place en quelques jours un quadrillage de la ville par 40 réseaux d’action communautaire, qui mobilisent par des moyens technologiques simples (smartphones et réseaux sociaux) les compétences présentes dans chaque quartier au service des personnes les plus vulnérables.

Les activistes numériques poursuivent aussi en ces temps de confinement et de pandémie leur travail de vigilance par rapport aux pouvoirs publics. Elles et ils continuent à critiquer les failles d’une gestion de crise qui repose sur des données sélectives et manquantes. Ainsi, de nombreux Indiens n’ont pas de carte d’identité et ne seront pas comptabilisés dans les victimes de la pandémie. De nombreuses ONG critiquent également les dispositifs de surveillance et d’intervention policière contre les personnes qui – parce que sans ressources ou sans toit – ne peuvent pas « se payer le luxe » du confinement. Il y a quelques jours, la police du Cap tirait avec des balles en caoutchouc contre des sans abris mis en camp de confinement tentant de le quitter parce qu’ils n’avaient pas à manger.

Il arrive que la première, la deuxième et la troisième smart city collaborent dans la lutte contre la pandémie. C’est le cas par exemple de l’entreprise Soulace en Inde qui a développé une application au service de l’intervention des ONGs en temps de pandémie. Le plus souvent cependant cette troisième smart city, essentielle pour limiter les effets de la pandémie dans les pays du Sud, travaille avec des moyens très limités. Il est crucial, alors que la pandémie ne fait sans doute que commencer dans ces régions, que la communauté internationale la soutienne. Surtout en ces temps où le gouvernement des Etats-Unis gèle de façon irresponsable ses financements à l’OMS.

Gérer la crise sanitaire au-delà du solutionnisme biologique

Au milieu de la pandémie, le « solutionnisme » bat son plein. Les chercheuses et chercheurs, les politiques, les médias proposent ainsi différentes voies de sortie de crise sanitaire à plus ou moins long terme. La solution biologique par les traitements et le vaccin est celle dans laquelle les espoirs sont prioritairement investis. Cela se comprend aisément, puisqu’une telle solution pourrait freiner très significativement la pandémie et éviter qu’elle ne rebondisse par vagues successives. Cependant, ces espoirs masquent le fait que, dans le moment présent, cette pandémie, qui est un phénomène biopolitique, requiert davantage qu’un solutionnisme biologique. Jamais sans doute n’avons-nous eu autant besoin d’une expertise véritablement interdisciplinaire et d’un plan d’action qui en découle.

Toutes et tous épidémiologues

Depuis quelques semaines nous sommes toutes et tous devenus (croyons nous) épidémiologues. Nous pensons comprendre chaque jour davantage les mécanismes de diffusion et d’évolution de la pandémie. Il est heureux dans ce domaine de constater que les scientifico-sceptiques, si actifs sur la question du climat, sont en retrait sur le coronavirus. Le mot d’ordre des militants du climat – « écoutons la science » – semble en effet être entendu en cette période de crise sanitaire. Des connaissances épidémiologiques sont largement communiquées et avec la pandémie se diffuse également une culture scientifique biomédicale. C’est évidemment très positif: une bonne vulgarisation scientifique – encore trop rare à vrai dire sur la pandémie – est indispensable pour la gestion efficace de la crise.
Ecouter la science est cependant plus complexe qu’il n’y paraît car LA science n’existe pas. Les épidémiologues et infectiologues sont parfois en désaccord, sur l’efficacité de l’hydroxychloroquine par exemple. Cependant un tel désaccord peut se résoudre par des moyens traditionnels: des études cliniques, actuellement en cours, vont donner lieu à des résultats et publications évaluées par des pairs et confirmer ou non les études méthodologiquement friables mais très méditiasées du Dr Raoult sur la question.
Ce qui est surtout complexe c’est de parvenir à écouter LES sciences, c’est-à-dire à entendre les expertises et les recherches dans les domaines très variés concernés par la gestion de la crise. Cela va des recherches sur les big data pour analyser la diffusion et la transmission du virus, aux sciences des médias sur la communication des mesures à prendre, en psychologie et en sociologie sur le confinement et la distance sociale de longue durée, en économie sur le financement des salaires et des indépendants ou en géographie sur la surveillance des frontières. Ces expertises ne seront en effet audibles et mobilisables que si elles sont articulées.

La pandémie comme acid test de l’interdisciplinarité

La Suisse vient de se doter d’une commission scientifique fédérale sur le coronavirus. D’autres pays, comme la France et la Suède, l’ont instaurée plus tôt. Leur tâche est aussi importante que difficile. Les débats simplistes sur l’alternative entre une priorité donnée à l’économie ou à la santé dans la gestion de la crise montre en effet à la fois la nécessité et la difficulté de la mobilisation de ces différentes expertises scientifiques. La simple juxtaposition multidisciplinaire de ces expertises nous laisse finalement devant des choix qui deviennent purement éthiques. Quelle valeur privilégier? La bourse ou la vie? Sur quelle base?
Le défi scientifique auquel nous sommes confrontés n’est donc pas seulement celui de la découverte d’un traitement ou d’un vaccin. Il s’agit de parvenir à articuler des expertises au sein de recherches communes. Que se passe-t-il, par exemple, du point de vue psychologique, sociologique, économique si le confinement, nécessaire d’un point de vue sanitaire, dure 5 ou 6 mois? Comment simuler des évolutions avec ces variables multiples? Comment développer une expertise biopolitique au-delà du solutionnisme biologique? Voilà ce qui me semble constituer le défi crucial – mais peu perçu – auquel nous sommes confrontés actuellement.