La stratégie géographique de la terreur à Paris

Samedi matin, mon réveil a sonné à 6h50. Je devais parler au journal du matin sur la RTS de la tour-forêt de Chavannes. J’apprends en buvant mon café les événements de vendredi soir à Paris. Arrivé au studio, nous décidons 30 secondes avant de passer à l’antenne avec le journaliste et les chroniqueurs de parler des attentats plutôt que de la tour de Chavannes, qui elle peut attendre. Nous faisons ce que nous pouvons au pied levé pour donner un peu de sens à la tragédie (rts). Je parle notamment des lieux choisis par les terroristes et de ce qu’ils signifient. Depuis, nous en savons un peu plus. Voici donc quelques réflexions complémentaires.

Une stratégie géographique…

Dans son communiqué revendiquant les attentats, l’Etat Islamique parle de “sites soigneusement choisis au coeur de Paris”. Quels sont ces sites et que signifient-ils? Ce sont effectivement des lieux au coeur de la capitale, excepté le Stade de France dans une certaine mesure, situé au Nord, au-delà du boulevard périphérique. Mais il ne s’agit pas du coeur le plus symbolique, celui des lieux de pouvoir. Les cibles n’ont pas été l’Elysée, l’Hôtel de Ville, les Champs Elysées ou la Place des Vosges. Il s’agit du coeur ordinaire de Paris, celui des jeunes ou moins jeunes qui se retrouvent en fin de semaine sur les terrasses de café ou dans des lieux de culture. La maire de Paris, Anne Hidalgo, parlait samedi soir de cet Est de Paris où les Parisiens aiment sortir. Le Stade de France, au Nord, pendant un match de l’équipe de France, est lui un lieu de culture populaire, de brassage de populations et bien sûr un symbole aussi de la France ordinaire. Ce ne sont donc pas les lieux de l’élite politique et économique qui ont été “soigneusement choisis”, mais des lieux moins connotés du point de vue des classes sociales.

Ces sites ont été choisis parce qu’ils sont des lieux de rassemblement et que les attaques pouvaient y faire un maximum de victimes. Il faut se garder de surinterpréter, surtout à chaud, mais on peut raisonnablement penser que le message donné avec le choix de ces sites est “personne n’est à l’abri. Nous visons l’ordinaire d’une société qui sort, se parle, s’amuse, aime le sport et la culture”. Et même si ce n’est pas l’intention première des terroristes, le message reçu par la population est celui-là. On songe alors aux musiciens jouant et chantant clandestinement et au match de football où les jeunes jouent sans ballon pour braver l’interdit des islamistes dans Timbuktu, le film d’Abderrahmane Sissako. Ce qui est en jeu dans ces attentats c’est un mode de vie caractérisé par l’ouverture, la liberté et l’échange.

… et autres messages géographiques

D’autres rapprochements géographiques viennent à l’esprit lorsqu’on entend les récits de scènes de guerre. Vendredi soir, et encore maintenant dans une certaine mesure, Paris n’est plus loin des théâtres des événements du Moyen Orient. L’ampleur des attentats est analogue à ce que Bagdad connaît depuis des années. Il n’y a plus une barbarie confinée dans un lointain ailleurs et un ici qui serait à l’abri. “Nous sommes tous à Bagdad” disent aussi ces attentats d’une sauvagerie sans précédent en Europe, mais tragiquement ordinaires au Moyen Orient.

Enfin, le rapprochement le plus effrayant, c’est sans doute celui établi par le passeport syrien retrouvé sur un site d’attentat correspondant à celui d’un réfugié ayant passé au mois d’octobre par l’île de Leros en Grèce. Ce rapprochement est celui qui active dans nos esprits une relation entre les flux de réfugiés et le terrorisme. Réalité ou manipulation on ne le sait pas encore. Mais ce rapprochement est à même de fermer toutes les issues pour celles et ceux qui tentent de fuir ces mêmes terroristes. Et il vise finalement la même chose: à créer une réaction qui atteint cette ouverture, cette liberté et ce sens de l’échange qui caractérise la meilleure face de notre mode de vie. Comment répondre à ces messages sans jouer le jeu pervers de leurs auteurs, comment ne pas répéter les décisions catastrophiques de l’administration Bush après le 11 septembre 2001 qui ont contribué à faire naître l’Etat Islamique, telle est l’une des questions cruciales de ces prochains jours.

La loi du nouveau marché académique

Il est beaucoup question depuis quelques jours, dans les forums de discussion de chercheurs, d’un collègue : Stefan Grimm. Celui-ci, professeur à la faculté de médecine de l’Imperial College de Londres, s’est donné la mort l’an dernier, à 51 ans. Ce décès fait débat parce qu’il symbolise un malaise grandissant. Il est symptomatique des dérives du modèle de gestion qui tend à s’imposer ces dernières années dans les universités, et particulièrement dans celles qui visent le sommet des classements internationaux. Il est aussi symptomatique, bien entendu, de la pression croissante dans tous les secteurs de l’emploi.

Publish and perish

L’Imperial College est classé régulièrement parmi les 10 premières universités du monde. Dans une telle université, il est attendu d’un professeur comme le défunt Stefan Grimm qu’il rapporte au moins 200’000 livres sterling par année en fonds de recherche compétitifs. Il devait aussi dans l’année à venir acquérir au moins un subside de recherche en tant que requérant principal. Ayant accumulé seulement 135’000 livres en 2014, il était mis sous pression par son supérieur hiérarchique et poussé vers la sortie. Ceci, alors même que la qualité de ses publications amenait par ailleurs des fonds à l’institution, par le biais du système d’évaluation existant en Grande-Bretagne. Ceci aussi alors que les taux de succès des projets a baissé ces dernières années dans de nombreuses agences de financement de la recherche, au point qu’y obtenir un subside relève plus de la loterie que de la fameuse « excellence » constamment invoquée. Il s’agit donc dans ces paradis de l’excellence universitaire non seulement d’accumuler des publications et des citations, mais plus encore d’avoir un « chiffre d’affaires » conséquent. Dans un mail découvert après sa mort, Stefan Grimm écrit: « Ceci n’est plus une université mais un business avec un tout petit groupe au sommet de la hiérarchie qui profite (…), alors que les autres sont pressés comme des citrons pour obtenir de l’argent ».

Dans de telles institutions, la qualité est évaluée par des classements hautement discutables, mais que personne ne conteste plus, et par les montants engrangés par les chercheurs. La gestion est fréquemment confiée à des managers, qui ne connaissent pas le travail de recherche et gèrent leur institution comme une entreprise de pointe quelconque. Dans ce processus, le savoir devient une pure marchandise comptabilisée frénétiquement par l’administration et les chercheurs eux-mêmes, en termes de nombre de citations, de montants de recherche et de « facteurs d’impact » des revues où les résultats de recherche sont publiés. Les chercheurs eux, professeurs compris, sont supposés courir 12 à 15 heures par jour comme des hamsters dans leur roue, les yeux rivés sur le compteur.

Cette logique n’est pas à l’oeuvre dans toutes les universités avec la même radicalité qu’à l’Imperial College, mais tendanciellement elle semble progresser inexorablement. Dans certaines Hautes Ecoles suisses, par exemple, les « chiffres d’affaire » minimaux requis sont du même ordre de grandeur que celui demandé à Stefan Grimm. Au point que, de plus en plus, dans les conférences internationales sont organisées des sessions où des chercheurs et chercheuses, parfois psychiquement brisés par cette logique, témoignent de la pression dont ils sont l’objet et cherchent des alternatives. Les appels à une slow science constitue un exemple, imparfait mais parlant, de cette volonté croissante de faire de la science autrement (slow.science.org). Il ne s’agit pas de contester le rôle de la sélection et de la compétition dans une carrière scientifique. Il s’agit de préserver des conditions de travail vivables pour les chercheurs et de promouvoir les conditions de production de meilleures connaissances, car moins formées par la frénésie de « nouveauté » et l’impératif de rapidité.

La loi du marché

Cette évolution n’est bien sûr pas à l’oeuvre uniquement dans le monde universitaire. On la retrouve un peu partout, autant dans le secteur privé que dans le secteur public. La tragique disparition d’un professeur d’université ne fait qu’éclairer le fait que peu de secteurs et d’employés sont aujourd’hui à l’abri. Professeur d’université représente en effet ce qu’on imagine généralement comme la profession la plus protégée et la plus stable qui soit. Détrompez-vous donc: c’est en train de devenir de l’histoire. Or, les sciences sont en crise de vocations. Les sciences de la nature et de l’ingénieur, surtout, peinent à attirer les jeunes. Mais, comment, dans un tel contexte, ne pas comprendre leurs réticences. A fortiori lorsqu’il s’agit de carrières dans des disciplines où une distance critique à l’égard de la nouvelle loi du marché académique est une denrée rare. On préfère mettre constamment en évidence l’exception – la chercheuse ou le chercheur sélectionnés parmi des milliers d’autres et obtenant les crédits de recherche les plus dotés – plutôt que de réfléchir à la règle et aux dérives du système d’excellence. Pourtant, il y a fort à parier que les campagnes pour attirer les jeunes vers une carrière scientifique resteront vaines tant qu’une réflexion sérieuse ne sera pas menée et que des mesures ne seront pas prises contre ces dérives.

Dans le récent film La loi du marché de Stéphane Brizé, Vincent Lindon est un surveillant de supermarché traquant les petits larcins. Il est aussi chargé par la direction de trouver le plus petit prétexte pour renvoyer des caissières et baisser ainsi les charges du magasin. Attrapée, l’une d’entre elles se suicide dans le supermarché. Dégouté par la logique du système dont il constitue un rouage, le personnage joué par Vincent Lindon décide de partir, de quitter son emploi. Sans un mot. Comme s’il n’y avait plus aucun collectif pour penser ces processus, ni pour tenter de les réformer. Dans le monde académique, le renforcement de la tendance actuelle pourrait conduire de nombreux jeunes chercheurs prometteurs à faire de même. À tourner les talons sans un mot, pour chercher un autre avenir que celui de hamster infatigable et sous perpétuelle surveillance.


Photo: Imperial College, Londres (Kevin Judson)