Vous aurez remarqué comme moi que la presse et les médias font de plus en plus recours à la formule Oui/Non pour répondre à une question ou au Pour/Contre pour se positionner différemment par rapport à un phénomène quelconque (un nouveau film par exemple). Même Le Temps y sacrifie de plus en plus. Si cela peut parfois permettre au lecteur de se faire une opinion sur la base d’arguments contrastés, cette formule journalistique peut aussi facilement devenir du non journalisme à tendance populiste. Prenons pour le montrer un cas d’école dans la nouvelle formule – plutôt réussie au demeurant – du Temps, sur un sujet que je connais bien. Et tentons de reconstituer – certes avec un peu de malice… -, le travail du journaliste chargé d’un article Oui/Non. Cela se passe en trois mouvements.
Ne pas se demander à quoi l’on participe
Le cas d’école en question c’est le “débat” entre Tibère Adler à ma droite et, dans l’angle opposé du ring, Markus Haller, éditeur genevois. La question du débat est la suivante: faut-il réduire les sciences humaines? Et cela a paru dans le Temps du 10 octobre. Alors, la question d’abord: d’où vient-elle? Du Japon où le gouvernement a pris une décision dans ce sens et surtout, en Suisse, de l’UDC qui depuis quelques mois a décidé d’entrer en guerre contre les sciences humaines et sociales (SHS). Ceci au nom de la prétendue non employabilité des diplômés dans ces disciplines, mais, plus probablement, parce que celles-ci ont le mauvais goût de répondre par des faits aux mythes historiques, sociologiques ou politiques que le parti s’efforce de propager pour gagner des parts de marché électoral (voir mon article à ce sujet: “La guerre de l’UDC contre le savoir“, Le Temps, 27 août 2015).
Un journaliste d’un journal “de référence” (oui, je sais, la formule a disparu de la Une du Temps…) devrait donc se demander s’il est légitime de faire rebondir encore cette balle lancée par l’UDC dans le but justement qu’il y ait des “bonnes volontés” pour le faire. Et de ces “bonnes volontés” – naïves ou intéressées par l’audimat de l’émotion (ou les deux) -, les partis populistes ne le savent que trop bien, on en trouve toujours. Donc notre “journaliste Oui/Non” adopte cette question…. Et maintenant, comment introduire le débat en trois lignes? Eh bien en écrivant que ces disciplines “sont relativement peu porteuses sur le marché du travail”. Tiens, c’est étrange: c’est ce que dit l’UDC aussi. Or, les données de l’Office Fédéral de Statistique 2015 (citées dans mon article mentionné plus haut) montrent que c’est inexact: les diplômés en SHS connaissent en Suisse, 5 ans après leur fin d’études, un taux de chômage de 2.8% contre 3.8% pour les diplômés en sciences exactes et naturelles. Ce n’est donc pas ce que dit le prêt-à-penser populiste de l’UDC…. Notre journaliste Oui/Non n’a apparemment pas vérifié, ou peut-être a-t-il pensé que peu importe si l’argument est factuellement inexact: pourvu qu’il y ait controverse… Passons alors au deuxième mouvement: la “controverse”.
Monter un pseudo-débat
Alors, qui va-t-on prendre pour les “Pour” de ma question? se demande le journaliste. Va pour Tibère Adler, d’Avenir Suisse: il va bien dire quelque chose qui va dans ce sens. Adler dit oui et il écrit un texte de libéral modéré où il dit en substance: il faut faire des choix judicieux, concentrer les forces, créer des pôles d’excellence, etc. Bref, il ne dit pas vraiment “oui, il faut réduire les sciences humaines”, mais bon si on met OUI en grand au début de sa colonne (je parle ici de la version papier de l’article), les lecteurs ne se fatigueront pas avec les nuances et nous avons ainsi notre coin droit du ring. Une bonne chose de faite. Et à gauche? on va prendre qui ? Alors là, je dois dire que l’auteur de ces lignes sèche pour reconstituer le choix de notre journaliste préposé au Oui/Non. Markus Haller? Un éditeur certes très respectable, mais que connaît-il à la formation des étudiants en SHS et à leurs perspectives d’emploi? Enfin bon: ça tombe sur lui pour des raisons obscures. Et qu’écrit-il? Personne ne sait, car on a beau lire le texte trois fois, le faire lire à un ami: il est totalement incompréhensible, filandreux. Il ne dit ni oui, ni non. Il ne dit rien. Bon, ça ne fait rien, se dit le journaliste Oui/Non, ça ira pour les “Contre”. Et tant pis si cela amène de l’eau au moulin de ceux pour qui on ne comprend de toute manière rien aux SHS.
…et, gran finale : disparaître!
Il y a donc du travail pour cet article-“débat”: trouver le sujet, écrire un chapeau, convaincre les protagonistes de participer, leur faire dire quelque chose qui paraisse être une controverse. Ce travail de mise en scène mériterait donc une reconnaissance par la signature apposée par le journaliste, en haut, en bas de l’article, au milieu, enfin quelque part. Mais, non: rien de tel. Abracadabra: l’architecte de la page s’escamote par une trappe. David Copperfield en journaliste! Et je ne sais donc pas si j’ai eu raison dans ma reconstitution fictive de dire LE journaliste. Peut-être est-ce LA journaliste… Peut-être est-ce un robot? c’est moins cher et très moderne. Mais peu importe au fond, puisque ce type d’article ne relève pas du travail journalistique.
En effet, selon ma vision certainement terriblement conservatrice du métier, le journalisme consiste à questionner la pertinence du sujet, à le documenter, à vérifier les informations que l’on transmet et enfin à rédiger un argument en son nom, sans le déléguer à des experts de fortune (donc… à renoncer au Oui/Non). Bien sûr, le journalisme du Oui/Non est aujourd’hui monnaie courante, mais c’est précisément sa bonne et parcimonieuse utilisation que l’on attend d’un journal de qualité comme Le Temps.