Nous apprenons à lire les villes. Nous apprenons ce qu’il faut regarder: les monuments ou le pittoresque des centres historiques et nous apprenons aussi à ne pas regarder, ou à voir à peine, leurs périphéries. Ces pratiques du regard sont particulièrement évidentes lorsque nous visitons des lieux qui nous sont encore inconnus. S’arrêter sur les manières par lesquelles nous observons une ville que nous découvrons permet de comprendre comment ce regard sélectif contribue à perpétuer des formes d’urbanisation qui en toute logique devraient nous scandaliser.
La semaine dernière, je suis allé à Saint-Pétersbourg pour participer à une conférence. J’en suis revenu trois jours plus tard. À l’aller et au retour, la même expérience de ce que normalement on regarde et de ce qu’on ne regarde pas. L’expérience de cette discipline du regard qui permet de reproduire les stéréotypes urbains. Voyons donc ce qui se présente à nous si nous ouvrons les yeux et déconnectons le pilote automatique le long du trajet entre l’aéroport et le centre-ville à Saint-Pétersbourg. Un trajet comme il y en a tant d’autres.
Une coupe dans l’histoire urbaine
En sortant de l’aéroport de Saint-Pétersbourg, on découvre un espace très plat. En voiture, le premier élément frappant le long de l’autoroute est un très grand corps de bâtiments dans les tons pastel en style vaguement néo-classique: des frontons, quelques colonnades. Un grand centre commercial apparemment. Puis nous parcourons une longue coupe historique: 45 minutes de route qui nous mènent de bâtiments encore en construction, avec leurs grues affairées, aux bâtiments du centre-ville, qui datent principalement du XVIIIe et du XIXe siècles (Saint-Pétersbourg est fondée en 1703). Au loin, on voit d’abord des grappes de grandes tours jetées dans la plaine sans ordre apparent. 30-40 étages. Des bâtiments d’habitation qui pourraient être n’importe où: en Chine, en Corée du Sud, en Asie Centrale. Mes collègues de Saint-Pétersbourg me diront d’ailleurs que les entreprises de construction chinoises sont très présentes depuis quelques années. L’agglomération attire de nombreux migrants intérieurs qui viennent de l’Est de la Russie chercher un emploi dans une ville qui a un faible taux de chômage et où le coût du logement est plus bas qu’à Moscou. Les tours en construction leurs sont principalement destinées. Plus loin en direction du centre-ville, on trouve les générations moins récentes de logements de masse, celles des années 1990 et 1980. Pendant 30 minutes, le paysage parcouru dresse le constat du dramatique échec de l’urbanisation contemporaine. Ces grappes de tour et les barres de logement qui les accompagnent sont sans centralité, d’une échelle inhumaine, dénuées d’espaces publics appropriables. Un paysage où l’on aimerait envoyer nos enthousiastes des tours et de la ville verticale en stage de survie pendant six mois, pour tester la résistance de leurs convictions. Un paysage qui engendre une tristesse infinie et une colère à l’égard des choix politiques et économiques qui le produisent. Un paysage qui remplit aussi d’empathie pour celles et ceux qui n’ont d’autre choix que d’y faire une existence.
Où est donc Saint-Pétersbourg?
Puis, on arrive à la banlieue soviétique, plus géométrique, plus grise, plus basse, faite de barres qui semblent être en carton comme les Plattenbauten d’Allemagne de l’Est, mais presque humaine en comparaison de ce qui a précédé le long de notre parcours. On s’approche du centre-ville par les grandes allées de parade du soviétisme triomphant de l’après-guerre. C’était la vitrine du réalisme socialiste avec ses palais ouvriers, comme à la Karl Marx Allee dans le Berlin-Est d’avant la chute du mur. Enfin, nous arrivons dans ce qu’il faut regarder: là où l’œil du visiteur a appris à reconnaître Saint-Pétersbourg. Les palais du XVIIIe, l’Ermitage vert pistache, la pointe dorée de la forteresse Pierre-et-Paul. Nous pénétrons dans ce grand, homogène et imposant centre historique, protégé et choyé par l’Etat russe. Ça y est: nous sommes arrivés à Saint-Pétersbourg nous dit notre mémoire visuelle, nourrie par les images de guides touristiques ou les photos de l’oncle Paul. Et avant, c’était quoi? Autre chose. Ce n’était pas Saint-Pétersbourg, c’était ce que l’architecte Rem Koolhaas appelle la “ville générique”. Et pourtant, pour la majorité de ses 5 millions d’habitants, Saint-Pétersbourg n’est pas celle que nous avons appris à regarder, mais cette grande plaine urbaine sans qualité qui se présente à nous à notre arrivée à l’aéroport. Comme Manchester et Londres au XIXe siècle, les villes contemporaines ont leur envers “invisible”, que nous ne savons pas regarder. Or, cet envers offre peu de prises à ses habitants pour pouvoir faire société. Il offre peu de raisons de se sentir citoyen d’un collectif dans lequel on aurait envie de se reconnaître. Il peut cependant continuer à proliférer grâce à l’éducation de notre regard et à sa sélectivité. Une éducation que ni les discours nationalistes et régionalistes, ni l’industrie touristique n’ont un quelconque intérêt à réformer.