Dans une récente prise de position parue dans Le Temps (le 27.09.2021), des professeur.e.s d’université suisses soutiennent la pétition des associations du corps intermédiaire, qui a été déposée auprès de l’Assemblée fédérale le 8 octobre. Celle-ci condamne la précarité dans laquelle se trouve depuis trop longtemps la relève scientifique en Suisse et demande la création de postes stables, laquelle serait principalement financée par une diminution du budget du Fonds National Suisse de la recherche scientifique (FNS). Cette précarité est réelle et doit enfin trouver une réponse, mais la solution proposée pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. J’explique ici pourquoi et propose d’autres solutions, plus durables.
Un problème systémique
Comme l’écrit dans un article de la NZZ (paru le 20.07.2021) Caspar Hirschi, l’un des principaux animateurs d’une initiative précédente sur la relève, le diagnostic de cette précarité est ancien et rien d’efficace n’a été entrepris pour y remédier depuis des décennies. Il n’est pas normal en effet que 80% du personnel scientifique de ce pays soit aujourd’hui engagé sur des contrats à durée déterminée et se trouve généralement dans une situation de longue précarité, pendant et surtout après la thèse de doctorat. En Suisse, il y a deux systèmes mal articulés : celui de la recherche, qui emploie en grand nombre des doctorant.e.s s’engageant dans une carrière scientifique sur des contrats temporaires, et celui de l’enseignement supérieur dans les Hautes Ecoles, qui offre de rares possibilités d’emplois stables et, partant, de carrières académiques. Le système de la recherche s’est beaucoup développé ces deux dernières décennies, en raison notamment d’une pression exercée sur les chercheuses et chercheurs pour qu’elles/ils obtiennent des fonds de recherche. Cette croissance de la recherche a produit beaucoup de docteur.e.s et contribué à gonfler ce qu’on appelle la « bulle des postdocs » (Horizons, no 118, 09.2018). L’évolution du système de l’éducation supérieure et de ses emplois est, pour sa part, principalement indexée sur le nombre d’étudiant.e.s, qui a crû de façon nettement moindre au cours de la même période. La bulle de postdocs hautement qualifié.e.s, dont seule une petite minorité trouve ensuite un poste académique en Suisse, est le résultat du décalage entre ces deux systèmes. Et, naturellement, l’insatisfaction de la relève s’accroît proportionnellement à la croissance de ce décalage. Si j’expose la situation ainsi, en termes de systèmes mal articulés, c’est précisément parce que des raisonnements portant sur la précarité de la relève comme problème systémique manquent cruellement, autant du côté des partisan.e.s du statu quo que des partisan.e.s d’une réforme.
Une solution problématique et peu durable
Pour les partisan.e.s du statu quo, les indicateurs, autant en termes de productivité de la recherche que d’innovation, montrent que le système suisse est performant et que la compétition mène à l’excellence. Parmi celles et ceux-ci, certain.e.s se préoccupent de cette bulle postdoc ; d’autres s’en préoccupent très peu et sont plus ouvertement darwiniens : arguant que « seul.e.s les meilleur.e.s doivent survivre dans le système académique ». Du côté des partisan.e.s d’un changement de fond, la solution proposée est la même depuis plusieurs années : la création de postes stables dans les Hautes Ecoles. Les associations du corps intermédiaire proposent cette fois un point supplémentaire : le financement de ces postes par une augmentation des contributions de base de la Confédération aux Hautes Ecoles, compensée par une diminution du financement du FNS. Dans cette solution, les deux systèmes sont liés, mais d’une manière peu viable et problématique.
Cette solution pose en effet au moins trois problèmes. Le premier est qu’un prélèvement dans les ressources du FNS conduirait immanquablement à une diminution importante des taux de succès des projets soumis au FNS, taux déjà en diminution ces dernières années. Le système de la recherche, riche et créatif en Suisse, s’en trouverait fortement affaibli et de nombreux très bons projets ne seraient plus financés. Le deuxième problème est la création de postes dédiés à la recherche dans les Hautes Ecoles : une sorte de « CNRS helvétique » mais sans la structure de laboratoire et les financements des frais de recherche du CNRS français. Il est dès lors douteux qu’une recherche de qualité puisse être produite dans ces conditions. Le troisième et principal problème c’est que cette solution ne répond qu’aux besoins d’une génération de jeunes chercheuses et chercheurs. Si l’on prélevait, disons, 300 millions au budget annuel du FNS (sur un peu plus d’un milliard actuellement) pour créer des postes stables, environ 3000 postes pourraient être créés dans les Hautes Ecoles. Dans cette hypothèse, soit on en reste là et on ne « sauve » qu’une génération de chercheuses et chercheurs de la précarité, bouchant l’accès au système pour les générations suivantes, soit on continue chaque année, ou chaque quatre ans, à créer des postes en vidant les caisses du FNS, ce qui ne me paraît pas être le projet des pétitionnaires.
D’autres solutions possibles
La solution proposée n’est donc pas durable et articule mal ces deux systèmes. D’autres mesures me semblent mieux à même de répondre au problème. Il s’agit d’abord de réduire la contribution du FNS au gonflement de la bulle des postdocs sans emploi, non pas en réduisant son budget, mais en privilégiant, comme dans d’autres pays, l’emploi de post-doctorant.e.s plutôt que de doctorant.e.s dans les projets de recherche. Pour que cela fonctionne, il faut, d’une part, des solutions pour que cela ne conduise pas à une dépendance à long terme de ces postdocs vis-à-vis de leurs ex-directrices ou directeurs de thèse et, d’autre part, allonger leur durée d’emploi dans des projets du FNS. Ensuite, et je rejoins le contenu de la pétition sur ce point, il s’agit au niveau de swissuniversities, qui chapeaute les Hautes Ecoles suisses, de définir des principes généraux permettant de transformer de façon coordonnée la structures des postes dans les Hautes Ecoles, en aplatissant la pyramide afin de créer plus de postes pour la relève. Enfin, il faut rappeler que la relève est scientifique et pas seulement académique, au sens où ces jeunes chercheuses et chercheurs ne trouveront de loin pas toutes et tous un poste au sein des Hautes Ecoles, même si des postes sont créés avec la solution proposée par les pétitionnaires. Ces personnes très qualifiées vont poursuivre en majorité leur parcours dans l’économie privée, l’administration publique ou la société civile. Et c’est une bonne chose, car elles contribuent ainsi à la qualification du travail en Suisse, qui est l’un de nos atouts majeurs. Encore faut-il cesser de leur proposer la carrière académique comme seul horizon professionnel, accompagner ces trajectoires et valoriser les compétences de cette relève, à ses propres yeux et auprès de leurs potentiels employeurs. Il faut pour cela notamment mettre en place un réel système de mentorat au sein des Hautes Ecoles suisses, qui est très sous-développé ou inexistant aujourd’hui. Sur ce point, le Graduate Campus mis en place dans les universités de Lausanne et de Genève peut constituer une initiative à développer et généraliser sur le plan national.
Comme les pétitionnaires et mes collègues qui soutiennent leur solution, je pense qu’il faut enfin donner une réponse efficace au problème de la précarité de la relève scientifique suisse. Cependant, la mise en place des trois mesures proposées ci-dessus, et d’autres à imaginer qui tiennent compte du système recherche-éducation dans son ensemble, seront mieux à même de mener à des réponses à la fois plus durables et préservant mieux la force de la recherche en Suisse, que la solution qui est actuellement sur la table.
(paru dans la version papier du Temps le 18 octobre 2021)