L’urbanisme de plateforme: la ville selon Airbnb, Uber, Google and co

Une vue promotionnelle du futur quartier de Quayside à Toronto (Copyright: Picture Plane)

À Seattle, siège d’Amazon, les nombreux bâtiments et collaborateurs de l’entreprise ont un impact important sur le centre-ville et notamment sur le prix des loyers (Le Temps du 28.11.2019). À Toronto, Google a lancé en 2017 un projet de transformation d’ici 2040 d’un grand morceau de ville destiné à accueillir plus de 90’000 emplois, le quartier de Quayside, qui contourne les règlements de planification publics. Ces deux exemples spectaculaires ne sont que la partie émergée de ce que l’on appelle aujourd’hui l’urbanisme de plateforme. De quoi s’agit-il ? et faut-il s’en inquiéter ?

Smart cities et urbanisme de plateforme

Depuis quelques années, on parle beaucoup de smart cities pour décrire les transformations du fonctionnement et de la gestion des villes à l’ère du numérique. Il est question de capteurs, d’extraction de données, de centres de commande permettant de piloter la ville plus efficacement afin de fluidifier le trafic, gérer la consommation d’énergie, suivre la pollution de l’air, etc. Pourtant, il y a de grands décalages entre l’utopie d’une ville gérée comme une sorte de jeu vidéo – souvenez-vous de Sim City – et ce qui se passe sur le terrain. À l’exception de quelques cas, comme celui de villes chinoises truffées de capteurs, la mise en oeuvre de la smart city reste généralement modeste. Or, pendant que notre attention est focalisée sur ces solutions smart, fortement promues par des entreprises comme IBM, Cisco ou Siemens, le numérique est entré dans les villes et dans nos vies par les multiples fenêtres des plateformes numériques : Airbnb, Uber, Deliveroo, etc. Ces plateformes façonnent de manière profonde les villes contemporaines. Le terme d’urbanisme de plateforme désigne ce mécanisme de transformation.

Les données au coeur du mécanisme

L’urbanisme de plateforme, comme les smart cities, a pour coeur les données et les algorithmes. Mais si les smart cities sont avant tout extractives – elles tracent, mesurent, traquent, suivent des choses et des personnes – les plateformes sont de surcroît interactives: nous traçons nos itinéraires sur Google Maps, likons des restaurants sur Facebook, commandons une course sur Uber et une pizza sur Deliveroo. Les données produites sont non seulement extraites par ce que nous faisons, mais aussi « librement » offertes par nos interactions avec – et nos transactions commerciales sur – ces plateformes. Ces nouvelles pratiques font des plateformes numériques des détentrices d’énormes quantités de données qui dépassent très largement les données à disposition des collectivités publiques.

Les trois dimensions de l’urbanisme de plateforme

Comment l’urbanisme de plateforme transforme-il les villes ? Il le fait de trois manières principales: en changeant la forme et l’économie des villes, en prenant pied dans les institutions et règles de gouvernance, et en modifiant les modes de vie urbains.
Les changements en matière de forme et d’économie urbaines sont relativement banals : les gratte-ciels d’Amazon à Seattle sont des manifestations tangibles de l’importance de l’économie numérique, comme l’étaient les tours des industries du pétrole ou de l’automobile dans la première moitié du XXe siècle. La gentrification des villes où ces entreprises ont leur siège n’est pas davantage un phénomène inédit (ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas s’en préoccuper).
Les transformations en matière de gouvernance sont eux plus inédits : à Seattle, Amazon a gagné sa bataille contre une taxation en faveur des plus démunis, qui lui aurait été financièrement préjudiciable, avec la promesse d’un «conseil technologique» – dans lequel les entreprises du numérique comme Amazon sont représentées – appelé à résoudre les problèmes sociaux et environnementaux de la ville. Ce conseil propose sans surprise des solutions essentiellement technologiques à des problèmes, comme les sans-abris, qui nécessitent des réponses politiques et sociales. Les géants des plateformes numériques comme Airbnb et Uber interviennent aussi sur les règlements et les lois régulant le marché du logement et de la mobilité. Dans ce domaine, les bras de fer entre ces entreprises et des villes comme Barcelone, Berlin, San Francisco ou Genève sont désormais bien connus. Ce qui l’est moins, ce sont les activités d’« entrepreneurs politiques » des plateformes numériques pour proposer les mêmes cadres légaux, les plus favorables possibles à leur activités, partout où ils opèrent. Airbnb par exemple a mis sur pied à cet effet un « groupe de conseil pour les maires ».
Enfin, l’usage des plateformes numérique transforme notre vie quotidienne dans les villes : elles s’immiscent dans nos façons de trouver (ou non) notre chemin, de choisir notre restaurant, notre logement de vacances, ou un moyen de transport. Ainsi, dans les bus, sur les bancs des places publiques, dans la rue, nous sommes désormais immergés dans les applications de nos smartphones, qui sont configurées pour capter notre attention et nous extraire de notre environnement physique immédiat au profit d’interactions et de transactions à distance.

Que faire?

Faut-il s’inquiéter des transformations induites par cet urbanisme de plateforme ? Certainement pas de façon indiscriminée. Il faut s’inquiéter de mutations qui seraient non réfléchies, non maîtrisées et non conformes à l’intérêt public. Il faut se préoccuper de la vision du monde techno-centriste de ces entreprises et de leurs stratégies de captation de notre attention. Il faut se préoccuper de questions concrètes comme la gentrification sans limites, la dérégulation du droit du travail et de la location. Pour garder le contrôle sur ces transformations sans sacrifier à la technophobie, il est impératif de développer davantage de recherches sur l’urbanisme de plateforme. Ceci pour créer les moyens d’un débat public et de décisions politiques informés.