Le Corviale et Le Lignon, ou comment gérer l’héritage des grands ensembles du XXe siècle?

Il y a peu de chances que vous soyez allés au quartier du Corviale à Rome, à moins d’être un.e architecte très intéressé.e par le logement social du XXe siècle. En transport public, il faut en effet s’équiper de patience. Le trajet depuis le centre-ville dure plus d’une heure. En chemin, on traverse une urbanisation de plus en plus diffuse pour arriver à ce qui était à l’époque un finis urbs (comme il y a des finisterres): la fin de l’urbanisation. Bienvenue au Corviale: une longue barre de près d’un kilomètre de logements sociaux construite entre 1975 et 1982. Il s’agirait du plus long ensemble de logements du monde, après le Lignon à Genève, construit pour sa part entre 1963 et 1971. L’un a aujourd’hui 40 ans, l’autre 50. L’un et l’autre accueillent entre 6’000 et 7’000 habitant.e.s. Le Lignon est reconnu comme patrimoine architectural et a connu ces dernières années d’importants travaux de rénovation, alors que le Corviale est stigmatisé comme lieu insécure et fait l’objet depuis 4 ans d’une modeste opération sur l’un de ces 9 étages. Ces deux ensembles de logements et leur trajectoire différente témoignent des défis matériels et culturels posés par les grands ensembles hérités de la seconde moitié du XXe siècle. Ces défis devront aussi être relevés par les villes du Sud qui ont poursuivi ces dernières décennies cette veine moderniste monumentale, inventée en Europe.

Le Lignon, Genève (photo: Port(u*os) CC BY 3.0)

Les raccomodeuses du lien social au Corviale

Sara Braschi et Sofia Sebastianelli travaillent depuis 2018 au Laboratoria Città di Corviale, une structure financée par la Région et animée par le Département d’Architecture de l’Université Roma 3. Leur travail consiste à effectuer un accompagnement social des transformations en cours. Ces transformations concernent le réaménagement du quatrième étage (en vert sur la première photo), destiné dans le projet initial à accueillir des commerces et locaux collectifs, mais qui d’emblée a été occupé informellement, puis de façon régularisée, par des familles sans logement. Il s’agira au bout du processus, en 2026, d’avoir relogé 103 familles dans des logements rénovés. Il y a très peu de projets de ce type qui permettent d’intervenir en même temps sur le tissu architectural et sur le tissu social. Or, un tel couplage est nécessaire dans un contexte où, comme souvent dans le logement social de ces années-là, les quartiers autant que leurs habitants sont fortement stigmatisés. Aldo, un habitant du quartier, m’énumère ainsi toutes les légendes urbaines qui circulent à propos du Corviale. Ce serait un coupe-gorge, alors qu’il y a eu très peu d’actes de violence au Corviale. L’architecte se serait suicidé, une fois qu’il aurait contemplé sa réalisation à la fin du chantier, etc., etc… Pour que le Corviale ait un futur, le laboratorio fait donc émerger d’autres histoires, valeurs et récits sur le quartier avec ses habitants, notamment par le biais d’expositions. Sara et Sofia passent aussi beaucoup de temps à expliquer aux familles les délais du chantier, les caractéristiques de leur nouveau logement et simplement qu’elles seront relogées et non expulsées. Quand je leur demande s’il faut tirer des conclusions du fait que ces activités de care soient faites par deux femmes, alors qu’elles auraient pu faire des projets pour revues d’architecture, elles me regardent en souriant, et Sofia me dit: « je n’ai jamais songé une seconde à faire de l’architecture pour revues ».

Sofia Sebastianelli et Sara Braschi du Laboratorio di Città Corviale, au 4e étage (Photo de l’auteur)

Faire avec l’héritage des trente glorieuses (1945-1975)

La confrontation entre les deux grands ensembles du Lignon et du Corviale est frappante. Au Lignon, l’ensemble a été livré à l’époque avec tous ses services, y inclus les deux piscines au sommet de la tour du Lignon. On y a fait le pari de la mixité sociale, puisqu’un tiers environ des appartements relèvent du logement social. Le projet de rénovation a été massif et a concerné tous les logements. Le Lignon n’a jamais souffert de la très mauvaise réputation qu’on a faite à son homologue romain. Au Corviale, il n’y a que du logement social et les services, les commerces et les concierges prévus par le projet ne sont jamais arrivés. Les habitant.e.s ont été laissés à leur sort dans ce finisterre urbain, qui ne connaît actuellement qu’un projet de rénovation très partiel. Ce contraste témoigne de l’investissement important et continu qu’il faut consentir pour gérer ce que l’urbanisme moderniste monumental du siècle dernier nous a légué. Le précieux travail du laboratorio au Corviale semble très modeste, rapporté aux besoins de ses 6000 habitant.e.s. Il faut beaucoup plus pour éviter la cassure, le sentiment d’abandon, qui caractérisent de nombreux ensembles de logement social construits pendant la seconde moitié du XXe siècle.

Une question mondiale

Si l’on dézoome et que l’on regarde maintenant cet enjeu au-delà du continent européen, on prend la mesure des enjeux auxquels nous confronte l’urbanisation accélérée de ces dernières décennies. Celle-ci concerne en effet principalement, depuis la fin des trente glorieuses, les pays du Sud, dont l’industrialisation a été plus tardive. Dans la grande majorité des cas, pensez à la Chine contemporaine, cette urbanisation a pris pour modèle l’urbanisme monumental moderniste européen. Dans la majorité des cas, il n’y a pas un Etat « à la suisse » pour donner un avenir « à la Lignon » à ces grands ensembles. On peut craindre aussi qu’il n’y aura pas les raccomodeuses du Corviale pour ravauder le tissu architectural et social de ces quartiers lorsqu’ils auront atteint 40 ou 50 ans. Et c’est pour bientôt.