Résister à la politique de l’ignorance

Cela a été abondamment relayé. Le mot de l’année 2016 selon les Oxford Dictionaries a été celui de post-vérité : le fait de considérer, en politique en particulier, que la vérité est une question secondaire. On pourrait penser que la post-vérité est une affaire de discours politique enflammé et qu’il s’agit d’un phénomène passager et sans véritable conséquence. Cette vision est malheureusement beaucoup trop optimiste. Différentes initiatives très concrètes de partis ou de politiciens populistes visent en effet à empêcher la production de connaissances sur les phénomènes qui les dérangent. Mises bout à bout, ces initiatives constituent une sorte de politique de l’ignorance, qui peut faire de la post-vérité bien plus qu’une rhétorique politique éphémère. Pour y résister, il s’agit de mettre en place une vigilance constante, de soutenir la pérennité du financement de la recherche et de créer de nouvelles plateformes d’information alliant les milieux de la science et des médias.

Ne pas savoir pour ne pas agir

Voici d’abord un événement particulièrement parlant. Le 11 janvier 2017, des membres du congrès des Etats-Unis ont déposé un projet de loi visant à abroger une disposition du Département du Logement et du Développement Urbain datant de 2015. Cette disposition a pour but de promouvoir un accès équitable au logement et de lutter ainsi contre la discrimination. La discrimination dans le domaine du logement est une question qui aux Etats-Unis remonte aux années 1960 et au mouvement pour les droits civiques. La pression de ce mouvement et la prise de conscience de l’ampleur de la ségrégation raciale – ce que certains chercheurs ont qualifié d’« apartheid américain » – ont conduit le gouvernement des Etats-Unis à adopter en 1968, une semaine après l’assassinat de Martin Luther King, une loi interdisant la discrimination dans l’attribution des logements: la Fair Housing Act. Depuis lors, des chercheurs analysent régulièrement l’évolution de la situation dans ce domaine. Or, le projet de loi actuel interdirait aussi, s’il est adopté, l’utilisation de fonds publics pour de telles recherches. Autrement dit, il s’agit d’annuler une politique contre la discrimination mais aussi d’éliminer les connaissances portant sur ce phénomène. Involontairement, le projet de loi qui vient d’être déposé devant le Congrès démontre la force et la nécessité impérieuse du savoir. C’est parce que l’on connaît le phénomène de façon précise que l’on peut agir. Pour éviter d’agir dans un domaine qui déplaît aux promoteurs de cette loi, il faut donc promouvoir l’ignorance, assurer que l’on ne sache pas.

Populisme et intérêt objectif à l’ignorance

Plus que de simples effets de manche ou de menton, la post-vérité c’est la multiplication de ces petites initiatives, qui passent inaperçues si nous ne sommes pas vigilants. La même administration Trump a ainsi exigé de son Agence sur la protection de l’environnement, dans une action assez transparente contre la recherche sur le réchauffement climatique, de faire passer toutes les recherches qu’elle publie par une approbation politique. Et ce populisme amateur d’obscurité ne s’arrête bien entendu pas aux frontières du pays de Donald. En Suisse, l’UDC a ainsi orchestré en 2015 une campagne contre les sciences humaines et sociales, dont les chercheurs ont la fâcheuse tendance à produire des études qui contredisent les mythes propagés par ce parti. Certes, ces tensions entre les travaux scientifiques et le discours politique ne sont ni nouvelles, ni l’apanage des partis populistes. Cependant, les partis populistes, qui proposent à des fins électoralistes des solutions simplistes à des problèmes généralement complexes, sont plus enclins que les autres à reléguer la vérité à une place secondaire. La contradiction apportée par des chercheurs, perçus généralement par le public comme non partisans, menace la crédibilité des thèses qui font leur succès. Ces partis ont donc, plus que d’autres, un intérêt objectif à l’ignorance.

Comment résister?

Au moment où les partis populistes connaissent à l’échelle internationale sans doute leur plus grand essor depuis les sombres années 1930, la guerre contre le savoir connaît des théâtres d’opération de plus en plus nombreux. La vigilance, la réplique par l’enquête et par les faits constitue la forme de résistance la plus évidente à cette offensive. L’humour peut également s’avérer efficace. Cependant, si ces réponses sont nécessaires, elles sont aussi insuffisantes. Il faut aussi proposer des réponses plus structurelles. Il s’agit en particulier d’assurer la pérennité du financement de recherches qui portent sur les enjeux actuels les plus fondamentaux: l’environnement, les inégalités, la santé publique, la démocratie. Pour cela il faut créer davantage de ponts entre les milieux scientifiques et les milieux politiques, du moins ceux qui restent attachés à l’indépendance de la recherche. Mais il faut aussi que les résultats de ces recherches circulent sous une forme qui soit attractive et claire pour un large public. Or, l’effondrement de la presse de qualité et les attaques contre les médias publics sont de nature à limiter cette circulation, comme le montre la disparition récente de L’Hebdo. La situation actuelle devrait donc inciter les milieux universitaires et les milieux de la presse et des médias à construire ensemble – et à cofinancer – de nouvelles plateformes d’information où chacun ferait son métier. Pour être efficace, la lutte contre l’obscurantisme nécessite davantage que des réactions ponctuelles. Elle requiert de nouvelles alliances.

 

Ola Söderström

Ola Söderström est professeur de géographie sociale et culturelle à l'Université de Neuchâtel. Il observe les villes en mouvement depuis 25 ans, quand sa curiosité ne le mène pas ailleurs...

3 réponses à “Résister à la politique de l’ignorance

  1. Vous touchez quelque chose, avec le concept de “politique de l’ignorance”. Le terme mériterait de se répandre, pour désigner les attitudes des alt-right de tous poils.

  2. Dans ce type de débat et sans aucune intention de ma part de prendre position dans un sens ou dans l’autre, il est fascinant, presque magique, de constater que les exemples utilisés concernent TOUJOURS des politiciens ou des dossiers fortement connotés à droite du spectre des idées politiques. Bonjour M. Godwin. Je connais bien des populistes de gauche et nombre de post-vérités de gauche.

    1. Bonjour, la question soulevée par mon article n’est pas celle-là. C’est celle d’une volonté de promouvoir l’ignorance et d’attaquer celles et ceux qui tentent de produire des connaissances avec rigueur. L’Union soviétique a été aux avant-postes de telles politiques par le passé. Aujourd’hui les exemples les plus frappants semblent provenir de la droite populiste. Je pense qu’il faut combattre ces politiques de censure de quelque bord qu’elles viennent.

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