Sans parti pris

 

Telle est l’étiquette de ce blog. Même si ce n’est qu’un idéal difficile à respecter, il manifeste la volonté de ne pas s’enfermer dans l’une ou l’autre idéologie.

Celle-ci est l’outil de base pour un parti ou même un régime autoritaire, qui doit fédérer le plus possible de citoyens autour d’une présumée vérité, d’autant plus inviolable qu’elle est douteuse. A titre d’exemple : « la dictature du prolétariat sauvera le monde », « les Aryens sont le peuple élu » « la main invisible du marché optimise le production » « tout ce qu’a fait la Nature est bon sauf l’homme qui la pollue », « la civilisation judéo-chrétienne est supérieure aux autres ».

On s’est battu et on est mort pour ces phrases auxquelles des foules ont cru aveuglément. Elles expriment cependant quelque chose de la réalité, mais sous une forme simpliste qui suscite tous les mensonges, contrefaçons, falsifications. Ce n’est que de la politique au niveau le plus bas, une simplification outrancière de la réalité interprétée à travers un filtre qui arrête le moucheron et laisse passer le chameau.

Plus près de nous : « une taxe qui frappe de même riches et pauvres est injuste », « les primes d’assurance maladie devraient être proportionnelle au revenu » , « les étrangers commettent plus de crimes que les Suisses » , «  les routes sont encombrées à cause des immigrés » , « les minarets menacent la sécurité du pays », « les masques ne servent à rien dans une épidémie » , « il ne sert à rien de se vacciner », etc…

 

« Sans parti pris » signifie que toutes ces affirmations massives polluent le débat politique, empêchent de réfléchir aux véritables solutions, qui ne sont pas un compromis entre les obsessions de la droite et de la gauche, mais la soumission à la réalité concrète qui est complexe et qui exige autre chose que des solutions simples. C’est-à-dire une ouverture initiale d’esprit qui accepte de considérer les choses telles qu’elles sont et non pas telles qu’on voudrait qu’elles soient. Une bonne politique s’élabore dans la réflexion et non dans le réflexe conditionné. Voici un siècle Charles Péguy l’avait bien vu dans un de ses passages les plus célèbres :

« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. »

A titre d’exemple manifeste, le pire de nos âmes habituées consiste à regarder d’un œil rond les naufrages de réfugiés en Méditerranée ou dans la Manche, comme si c’était un spectacle de cirque où meurent des gladiateurs plus ou moins volontaires. Pour notre âme habituée, chaque pays est responsable de régir sa politique et son économie. Ceux qui échouent font le malheur et la mort de leurs citoyens. Mais c’’est en dehors de nos frontières et donc ce n’est pas notre responsabilité. Cette attitude n’est pas de la perversité, mais de l’habitude. Cela fait moins mal à l’âme.

Les institutions suisses comportent plusieurs garde-fous contre la pensée toute faite. Alors que les autres pays démocratiques se gouvernent dans l’alternance gauche-droite, un coup d’un côté, un coup de l’autre, comme le pagayeur d’un kayak qui plonge la pagaïe alternativement de chaque côté en déterminant un sillage sinueux, la Suisse se gouverne à tous les échelons dans la concordance. Des adeptes d’idéologies opposées se retrouvent dans le même exécutif et sont forcés de collaborer. Ils déterminent le sillage rectiligne d’une barque avec deux rames de part et d’autre.

Et donc le Suisse a de la peine à avoir une pensée toute faite parce qu’elle est constamment confrontée à une autre pensée toute faite. Parfois ces deux pensées se défont tout naturellement et libèrent la réflexion. Parfois elles se polluent mutuellement jusqu’à produire un monstre informe, avec une tête de droite et une queue de gauche. Ces deux cas de figure illustrent  la grandeur et la servitude du consensus recherché à tout prix.

 

Nous allons donc voter

 

Le 27 septembre le peuple souverain se prononcera sur cinq sujets qui supposent une connaissance au moins sommaire du droit international, de l’aviation militaire, de la politique familiale, de la chasse et du fisc. Environ une moitié des citoyens estimeront que cela vaut la peine de prendre position. L’autre moitié ou bien pense que la politique n’est pas son affaire, ou bien que les autres voteront bien à sa place. Le soir la cause sera entendue et la législation suisse aura progressé sur cinq fronts simultanément. Et ce sera mieux que si on avait joué le résultat à pile ou face.

 

Quand j’étais au parlement, il arrivait que, dans le courant d’une semaine, il faille se prononcer sur un éventail de mesures aussi disparates. On avait tout de même le temps de s’informer, parfois de vive voix en commission avec les représentants de l’opinion publique. Même alors on sortait souvent de séance la tête bourdonnante d’opinions contradictoires qui toutes recélaient une part de vérité, diluée dans beaucoup de mauvaise foi partisane. Même si on est spécialiste du domaine, par exemple l’enseignement, la recherche, les télécommunications, il demeure une part d’incertitude. C’est du reste la grandeur et la servitude de la politique de se prononcer sans connaître ce que l’avenir réserve.

 

L’objet le plus indécis de la votation est le budget de six milliards affectés à l’achat d’avions militaires où les oui et les non s’équilibrent presque, reflétant la perplexité d’une opinion publique déboussolée.  Que nous réserve l’avenir ? La seule certitude est que nous vivons dans un monde de plus en plus dangereux, gouverné par des personnages aussi imprévisibles que Trump, Poutine et Erdogan. Par surenchère de leurs égos surdimensionnés et instables, le pire peut arriver, une guerre ouvertement déclarée plutôt que feutrée. La Suisse y serait-elle impliquée ? Impossible d’imaginer un tel scénario qu’il est pourtant aventureux d’éliminer complètement. Car des menaces collatérales peuvent servir d’amorce. Par exemple une accélération du réchauffement climatique, entraînant des sécheresses telles que les récoltes de céréales en souffriraient et que l’on finisse par se battre pour accéder aux ressources de nourriture. Dès lors faut-il dépenser six milliards pour anticiper le réchauffement climatique dans une Suisse qui importe la moitié de sa nourriture ou bien pour acheter des avions dont nous avons eu tellement peu d’usage depuis un demi-siècle ? La perplexité est autorisée, la certitude est excessive d’un côté comme de l’autre.

 

Que dire de la loi sur la chasse pour un citoyen appartenant à la majorité silencieuse des non-chasseurs ? Nous ne sommes plus à l’époque du Paléolithique où la chasse conditionnait la survie de la tribu. Nous dévorons la viande d’un bétail qui n’a jamais connu la liberté et qui subit une mort dissimulée dans les abattoirs. Nous aurons donc tendance à la refuser parce qu’elle ne nous concerne pas vitalement. Nous entretenons de vagues remords sur la mort du loup, qui est, selon ce qu’on nous rabâche, un animal sympathique et pas dangereux.

 

Le congé de paternité et la déduction fiscale pour les enfants suscitent moins de réticences. La seule réserve massive est celle de la gauche au sujet des déductions fiscales, car elle représente cette part de l’électorat qui ne paie pas de contributions et souhaite donc que les autres en paient le plus possible. Le citoyen moyen, qui paie des impôts et ne touche pas d’aides,  sait vaguement qu’au rythme naturel la Suisse se dépeuplerait à la cadence d’un tiers à chaque génération puisque cette proportion mesure le déficit de la fécondité. Ce déficit est compensé par l’immigration d’au moins 40 000 jeunes travailleurs par an. Les pensions sont donc sauves aussi longtemps que cela durera. Les hôpitaux et les chantiers ne manqueront pas de bras.

 

Cette dernière considération semble peser sur le sort de l’initiative UDC qui voudrait supprimer la libre circulation des personnes entre l’UE et la Suisse. L’immigration dans sa configuration actuelle présente plus d’avantages que d’inconvénients. D’ailleurs la liberté d’accès au vaste marché du travail de l’UE intéresse aussi les jeunes Suisses qui redoutent d’être cantonnés à une sorte de réserve d’Indiens au centre du continent. Une formation quelque peu ambitieuse requiert de voyager hors des frontières.

 

Quand on fait le bilan de ces cinq objets de controverse, on ne peut que s’émerveiller de l’universalité des compétences civiques attendue des Suisses, capables de trancher avec un certain bon sens de tout ce que l’on peut décider sans en rien savoir de précis. Si l’on évoque cette même possibilité avec des amis français ou italiens, ils récusent leur peuple comme dépourvu de maturité politique. C’est vrai qu’il a fallu sept siècles pour l’acquérir.

 

 

Les “temps incertains” ne l’ont pas été pour tous

Alain Berset est monté au créneau pour trouver des excuses aux dernières bourdes de l’Office fédéral de la santé publique. Il est responsable des domaines suivants  : épidémies et maladies infectieuses ;drogues et prévention des toxicomanies ; sécurité des denrées alimentaire ; radioprotection et  lutte contre les nuisances sonores ; assurance maladie et accidents. Il n’a donc pas que l’épidémie en tête. Il faut en tenir compte dans l’appréciation sévère de ce qui s’est passé.

Le Conseiller fédéral a utilisé une formule bien agencée pour dédouaner l’OFSP ;  « …en des temps très incertains, il n’y a pas de certitude… » C’est une considération tout à fait fondée en général, mais tendancieuse dans la gestions de l’épidémie.

En général, il est vrai que toute politique fonctionne avec une certaine marge d’incertitude incompressible. Le CF ne peut pas prévoir la date de survenue d’une épidémie, la menace de faillite d’une entreprise importante, l’arrivée d’une sécheresse, une attaque terroriste. Ce n’est pas une officine de voyantes. Mais il peut et doit prévoir ce qu’il faut faire quand il y a épidémie, faillite, sécheresse, terrorisme : il peut et il doit disposer de systèmes d’alerte rapides et sûrs. Pour réagir correctement il a besoin de deux éléments : des certitudes et des compétences. Les certitudes s’acquièrent par de bons services de renseignement au jour le jour : les compétences par l’expérience des crises antérieures.

On n’est pas innocenté de réactions médiocres si on n’essaie pas sérieusement d’acquérir des certitudes sur la situation immédiate. Pour déclencher le confinement, le CF s’est reposé sur l’OFSP. Il y avait mieux à faire : disposer d’une filière sure de renseignement en provenance de l’Est asiatique, établir des relations plus étroites entre médecins suisses et chinois, exiger du conseiller scientifique de nos ambassades sur place  d’observer et d’alerter.

Force est de constater que les pays développés d’Asie disposaient d’informations et de compétences dont la Suisse était privée. Il suffit de mentionner le taux de mortalité par millions d’habitants. Suisse 229, Japon 8, Singapour 5, Corée du Sud 6, Malaisie 4, Hong Kong 6, Vietnam 0.1. La comparaison est encore plus écrasante si l’on se tourne vers la Chine responsable de l’origine de la pandémie qui affiche un score honorable de 59 ; mieux encore le Rwanda 0.4, malgré un système médical très modeste.  Déterminante la comparaison avec l’Autriche qui affiche 80, près de trois fois moins que la Suisse, bien que les conditions climatiques, environnementale, sociales soient les mêmes.

On peut maintenant tirer une conclusion définitive : la Suisse aurait pu ne compter que quelques dizaines de morts si les mesures adéquates avaient été prises à temps. Force est de constater qu’elles ne l’ont pas été. Affronté à une menace grave, le système politique et administratif s’est révélé inférieur à la tâche : il n’a pas d’expérience, ni de compétence dans la gestion de cette crise, mais l’Autriche était dans la même situation ; il ne disposait pas de sources de renseignements fiables et à jour. En des temps incertains, il a acquis moins de certitudes que bien d’autres pays.

Reste à évaluer le mécanisme de décision. Les USA dirigés par un incapable atteignent un taux de 492. La Belgique, sans gouvernement depuis 18 mois, est le triste champion mondial avec un taux de 850.  Souvenons-nous que le système helvétique a très bien fonctionné dans deux circonstances graves : le grounding de Swissair ; la menace de faillite de l’UBS. Pourquoi ? Parce qu’exécutif et administration disposaient d’informations rapides et sûres ; parce que la gestion d’une faillite fait partie de la compétence du système helvétique. En gestion de pandémie, le système suisse est désarmé, maladroit, lent, hésitant, contradictoire et finalement meurtrier. “D’abord les masques ne servent à rien”, “ensuite ils deviennent obligatoires”. Or, dans un service médical, que je fréquente, est affichée l’information suivante : dans une assemblée où il y a un porteur du virus, la contamination des autres est estimée à 90% si personne ne porte de masque et à 1.5% si tout le monde porte un masque. Peut-on croire que l’OFSP et le CF ignoraient cette information élémentaire quand ils déconseillaient le port du masque « qui pourrait se révéler contreproductif » ?

Il faudra donc enquêter pour déceler les erreurs commises ici afin de ne pas les répéter, mais en évitant strictement de chercher des boucs émissaires pour immuniser les institutions. Il faudra envoyer une mission scientifique en Asie de l’Est pour apprendre comment ils gèrent si bien une épidémie : il n’est pas exclu qu’elle passe par le Rwanda pour y bénéficier d’excellents conseils. Il faudra créer une instance indépendante et compétente qui procède à une veille permanente et à une alerte précoce. Il faudra aussi réfléchir à deux particularités des institutions helvétiques, à la fois précieuses mais perfectibles : le gouvernement de concordance qui est démuni de chef : le fédéralisme qui laisse des lacunes entre décisions de la Confédération et applications des Cantons. Il est aberrant que Genève ferme ses discothèques tandis que Vaud les laisse ouvertes.

Les temps ne sont « incertains » que si l’on n’essaie pas sérieusement d’acquérir toutes les certitudes qui sont disponibles.  On en arrive alors à des mesures improvisées et brouillonnes comme ce confinement destructeur de l’économie. Deux mille morts c’est trop. On sait maintenant qu’ils auraient pu être évités. Mais aussi combien de faillites d’artisans et de commerçants, combien d’emplois perdus ? A côté des vies perdues, il y a les vies gâchées.

Il y a deux logiques

 

 

Entre l’auteur du présent blog et certains de ses commentateurs, il s’établit parfois un abîme d’incompréhension. L’un dit blanc, l’autre noir. Avec la même conviction, voire une certaine exaltation. Il serait tout à fait indécent de qualifier ces opinions contraires de mauvaise foi, de sottise ou d’ignorance. Chacun raisonne selon sa logique et il se trouve que celle de tout le monde n’est pas toujours celle des logiciens de métier. On continuera à publier tous les commentaires qui respectent la courtoisie et qui traitent du sujet en cours. Néanmoins, il est intéressant de comprendre cette différence pour que chacun se sente à l’aise.

 

Le plus brillant utilisateur d’une logique, incompréhensible pour l’esprit borné d’un ingénieur comme l’auteur, est Donald Trump dans son célèbre syllogisme : puisque que le Covid est une infection virale et que l’eau de Javel désinfecte, buvons de l’eau de Javel. Donald Trump a été élu par une majorité qui suit sa logique, prédominante en milieu rural. C’est sa logique, inutile de la contester, il est cohérent avec lui-même. Elle permet de devenir président des Etats-Unis, ce qui n’est tout de même pas rien.  Mais en quoi est-elle différente de la logique des scientifiques ?

 

Que dit cette logique-ci ? Si une proposition A entraîne une proposition B, la vérité de A implique la vérité de B. Bien entendu cette règle de logique scientifique ne doit pas être inversée. Si B est vrai, cela ne signifie pas du tout que A soit vrai. Il faut commencer par démontrer la réciproque dans la mesure où cela est possible : si B est vrai, alors A est vrai.

 

Exemples. Si la Terre est une sphère, sa surface n’a pas de bord et il est possible d’en faire le tour. Il a fallu attendre le XVIe siècle pour que cela soit vérifié et admis.

Si deux corps célestes s’attirent à proportion du produit de leurs masses et à l’inverse du carré de leurs distances, la Terre décrit une orbite elliptique autour du Soleil et pas le contraire. Rappelons qu’il a fallu attendre le XVIIe siècle pour que cela soit compris et que Galilée a risqué le bûcher en promouvant cette logique. Darwin, Freud et Einstein ont couru des risques moins physiques.

Avant, on utilisait une autre logique dont nous n’avons plus la moindre idée. Thomas d’Aquin, plus brillant esprit du XIVe siècle, estimait que les planètes tournaient (autour de la Terre !) parce que chacune était poussée par un ange. On enseigne toujours le thomisme dans les universités.

La logique de Trump, qui fait école dans maints commentaires de ce blog, repose sur une toute autre relation : si A entraîne B, et que B ne me plait pas, cela signifie que A est faux. On pourrait appeler cela une implication affective rétrograde pour lui donner un vernis scientifique. Ce type de raisonnement est ingénument utilisé dans plusieurs circonstances présentes. Exemples :

« Je n’aime pas le port du masque ou le confinement. »  Dès lors, à choix je puis penser : il n’y a pas d’épidémie de Covid ; ceux qui meurent décèdent d’autre chose ; la chloroquine suffit à la maîtriser ; c’est une conspiration des Chinois ; il suffit d’attendre que cela passe. Remarquons que la Suède, exemple habituel de gestion gouvernementale rationnelle, s’est rangée à cette dernière implication qui lui a coûté 4 200 morts soit un taux de 400 par million d’habitants, dix fois celui de la Norvège. Une erreur de logique se paie lourdement. Ce n’est pas un exercice abstrait. C’est de la politique. Et cela peut causer des morts. Et cela en a causé beaucoup à cause des sentiments particuliers de Trump, Bolsonaro, Johnson, Loukachenko.

Second cas de figure, « je n’aime pas l’idée que la main invisible du marché soit incapable de régler l’économie de manière optimale et que l’Etat doive s’en mêler. » Dès lors, je nie la relation entre la production de CO2 et le réchauffement climatique en adhérant à une des propositions suivantes : il n’y a pas de réchauffement climatique ; il n’est pas d’origine humaine ; il est impossible de le réduire ; c’est une invention des médias.

Troisième cas de figure. Je n’aime pas la théorie de l’évolution parce que je crois qu’elle prouve que Dieu n’existe pas. Or je crois en Dieu, donc je refuse la théorie de l’évolution. Pur malentendu : aucune théorie scientifique ne peut affirmer ou infirmer l’existence de Dieu.

Avant dernier cas, typiquement suisse : « je n’aime pas les étrangers. » Or l’économie ou simplement la sauvegarde des pensions exige un minimum de 40 000 migrants par an pour compenser la dénatalité. Dès lors le premier des partis suisses multiplie les initiatives pour freiner ou interdire la migration. Cela lui assure un électorat fidèle, acquis à la logique de Trump, qui adhère à une des propositions suivantes : il n’y a pas de dénatalité en Suisse ; les étrangers volent les emplois des Suisses parce qu’ils travaillent pour un salaire plus bas ; les étrangers viennent en Suisse pour ne pas travailler et bénéficier de notre assurance chômage ; les étrangers comportent en leur sein plus de délinquants que les Suisses.

Autre exemple helvétique : le Conseil fédéral n’aime pas critiquer l’administration. Or celle-ci n’avait pas veillé en janvier à maintenir un stock de masques, en s’en déchargeant sur les cantons, qui s’étaient déchargés sur les hôpitaux, qui n’avaient rien fait. Dès lors l’OFSP défendit sans rougir la thèse selon laquelle les masques ne servent à rien et Alain Berset la couvrit de l’autorité gouvernementale, en prenant à son compte cette logique trumpienne. Depuis les masques sont disponibles et ils sont devenus obligatoire en fonction de la logique scientifique. Il n’est donc pas impossible de changer de logique à deux mois de distance.

La logique selon Trump mène au déni de réalité. Lorsque les faits contredisent une des conclusions de cette exercice de logique affective, on les attribue à un complot, tellement bien caché qu’il est impossible de le découvrir.

La logique des logiciens est à l’œuvre dans la plupart des sciences. Elle permet soit d’expliquer a posteriori ce qui s’est passé, soit de prévoir ce qui va arriver. Elle est en prise directe avec la réalité. Dès lors : si je n’aime pas la réalité, je dois soutenir que la Science est fausse et se résume à un complot des universitaires qui sont des parasites de la société, grassement payés à ne rien faire.

Cette analyse explique pourquoi ce sont toujours les mêmes : ils nient la transition climatique ; ils récusent la pandémie de Covid 19 ; ils voudraient fermer les frontières ; ils refusent la théorie de l’évolution ; ils sont opposés au mariage pour tous ; ils ne veulent pas du congé parental. Ils s’efforcent de donner de multiples raisons à leurs diverses positions. Alors qu’elles procèdent toutes d’une seule et même logique, imparable : ce que je n’aime pas, n’existe pas. Comme cela n’existe pas pour moi, il faut que cela cesse d’exister pour les autres. Ce trouble est bien connu des spécialistes.

Nous venons de découvrir qu’il est transmissible sur une large échelle. L’homme le plus puissant du monde y adhère. Il a déjà dit qu’il n’aime pas l’idée de n’être pas réélu en novembre et que donc, logiquement, il refusera de reconnaître l’élection de Biden. Au dernier moment de son pouvoir, il a la possibilité de lancer le feu nucléaire qui éradiquera une fois pour toute l’espèce humaine. Ce faisant, celle-ci se sera conformée à sa logique originelle. Et les tenants de la logique scientifique auront fourni les moyens de la destruction, les missiles et les armes nucléaires. Les deux logiques ont donc parfois partie liée. Elles sont alors irrésistibles.

Le jour d’après est pire

 

 

Les épreuves ont pour résultat d’en apprendre de belles aux sociétés distraites. L’épidémie a enseigné à la Suisse quelques leçons fondamentales dont la plus importante est qu’il faudra longtemps vivre avec le virus, comme jadis nous avons réussi à survivre aux virus de la poliomyélite et de la variole. Le vaccin demeure dans le domaine du possible, sans être assuré qu’il sera rapidement à disposition, sans même savoir s’il arrivera un jour, comme celui contre le Sida, toujours inexistant après des décennies de recherche.

 

La seconde découverte est l’incroyable fragilité du système économique, devenu mondial, qui assure la survie et parfois l’aisance de huit milliards d’êtres humains, tous inégaux. En 2008, le système s’est cassé par suite de sa propre instabilité. Nous découvrons maintenant qu’il est susceptible de chancellement suite à une attaque extérieure, même aléatoire par sa cause. Les pays de l’Est asiatique, accoutumés à ce genre d’épidémie virale, ont réagi comme à l’exercice et ont contenu et limité pour eux-mêmes le désastre. Le taux de morts par millions d’habitants se limite à 8 au Japon, 6 en Corée du Sud, 3 à Hong Kong et même 0.8 en Thaïlande. Ces taux sont cent ou mille fois plus faibles que ceux des pays européens. Ce qui induit comme corollaire évident que les institutions peuvent maîtriser la situation si elles en ont et la compétence et le pouvoir.

 

A ce titre la Suisse s’est maintenue dans une moyenne européenne : elle enregistrera 2000 morts en fin de première vague, soit 229 par millions d’habitants. Selon une étude de l’Université de Berne, elle aurait pu n’en enregistrer que 400 si le Conseil fédéral avait décrété le confinement une seule semaine plus tôt. C’est mieux que la Belgique avec un taux de 848, record mondial, et beaucoup moins bien que l’Autriche avec 79. Si le gouvernement suisse avait suivi la même politique que l’Autriche il y aurait 690 morts et pas 2000.

 

Il faudra donc analyser à tête reposée les mécanismes de décisions dans ces différents pays. Pour la Belgique, il saute aux yeux que l’absence d’un gouvernement appuyé sur une majorité parlementaire a pesé lourd : ce n’est qu’un exécutif intérimaire qui expédie les affaires courantes mais n’a pas l’autorité politique pour mener des actions fortes. L’Autriche possède un gouvernement classique appuyé sur une majorité parlementaire. En Suisse c’est le règne de la concordance : tous les partis sont représentés, la présidence tourne annuellement, les conseillers sont élus individuellement.  Il n’y a donc pas de véritable chef de l’Etat, pas de premier ministre, pas d’équipe soudée, pas de programme et pas de majorité parlementaire assurée. Ce système est conçu pour dégager des solutions de consensus, pas pour des actions vigoureuses et rapides, sauf en temps de guerre.

 

Le principe de concordance est tellement utile en temps ordinaire qu’il ne peut être question de l’abandonner. Mais il faudrait prévoir un autre terme à l’alternative pour les temps extraordinaires, qui ne se résument pas à la guerre. Même si l’idée peut heurter, il faut un conseil de gestion de l’urgence sanitaire, composé uniquement d’experts. L’Université de Berne a alerté le Conseil fédéral très tôt, mais il a fallu deux mois à celui-ci pour se décider à agir. S’il avait agi tout de suite, comme les pays asiatiques, il n’y aurait pas eu 2000 morts, mais quelques dizaines au plus. Cela ne vaut-il pas la peine de monter un mécanisme pour faire mieux la prochaine fois ? Car il y aura des prochaines fois.

 

Un confinement tardif n’est qu’une mesure d’urgence prise dans la panique et l’improvisation. Il se paie par le déclenchement d’une crise économique ultérieure. Celle-ci signifie la ruine des nombreuses entreprises, le chômage de travailleurs, l’effondrement de secteurs entiers comme l’événementiel, la restauration, l’hôtellerie, les transports, le tourisme. Si la sauvegarde des vies humaines invoqué plus haut n’a pas convaincu, peut-être la préservation de l’économie sera-t-elle plus persuasive pour certains esprits.

 

 

 

 

 

 

Le curé de la cathédrale St. Nicolas de Fribourg

 

Le mercredi 15 juillet, le Téléjournal de la RSR ouvre sur un sujet qui semble la plus importante nouvelle de la journée : les embarras de l’évêque de Fribourg, Charles Morerod, contraint de licencier le curé de la cathédrale pour affaires de mœurs, puis d’annuler la nomination de son successeur, révélé comme homosexuel actif, bien connu, et enfin d’annoncer  qu’une autre candidature a été refusée pour les mêmes raisons. Les yeux dans la caméra, l’évêque lucide déclare que ce n’est pas terminé. La journaliste ne lui fait pas de cadeau et le relance par des questions précises. Au terme de ce sujet de quelques minutes, la cause est entendue : il se confirme pour l’opinion publique que le clergé de l’Eglise catholique prêche une morale qu’il ne pratique pas. A première vue ne serait-ce qu’un pur exercice de Schadenfreude? A y réfléchir c’est autre chose.

Car tel est bien le paradoxe soulevé. De toutes les confessions religieuses, le catholicisme est le plus strict : il considère comme fautes graves, exactement sur le même plan, l’usage du contraceptif par un couple marié, la cohabitation de jeunes non mariés, la masturbation infantile, le remariage de divorcés, et des crimes authentiques au sens pénal comme le viol, la violence conjugale, la pédophilie. Toute relation qui ne mène pas à la procréation au sein d’un couple marié est considérée comme un péché mortel, la plus grave des entorses à la morale. Sur ce point, la rigueur est absolue ; d’autres sujets sont discutables, celui.ci ne l’est pas

Dans le même temps, cette même Eglise est affectée par une épidémie d’abus, que ce soit de la pédophilie ou du dévoiement dans la direction spirituelle. Certes toute institution humaine est le lieu de tels crimes que ce soient des professions tenues à l’exemplarité, comme les médecins, les avocats, les notaires, les magistrats, les élus, ou encore dans le milieu sportif, scolaire et même dans les familles. Il est inévitable que des brebis noires existent dans tous les troupeaux.

Or le clergé catholique semble particulièrement frappé.  La commission CIASE, instituée en France pour enquêter sur les abus, a recensé au moins 3 000 victimes et 1500 agresseurs à mettre en comparaison avec le nombre de 14786 prêtes et religieux, soit un impact de l’ordre de 10 %. Cela mérite une réflexion qui va au-delà de la révélation des faits, brut de décoffrage, de la RSR.

L’Eglise catholique est aussi la seule confession qui n’ordonne que des ministres masculins s’engageant au célibat. Les Eglises réformées ordonnent des hommes ou des femmes, marié(e)s ou non. On entend beaucoup moins parler d’abus sexuels au sein de son ministère. Cela induit une première explication : recruter de jeunes hommes qui renoncent aux relations féminines risque de se retrouver avec une proportion plus élevée de candidats à tendance homosexuelles. Cela semble être le cas comme le suggère l’étude de Frédéric Martel publiée sous le titre de Sodoma (Robert Lafont, 2019). Mais cela n’explique pas les cas de pédophilie qui n’ont rien à voir avec l’homosexualité. Renonçons à supposer que des hommes à tendances perverses, reconnues et assumées, s’inscrivent dans les séminaires seulement pour avoir accès par après à des enfants sans être suspectés. Reste alors le jeune prêtre interdit de relations affectives avec une femme qui trouve cette expression avec des enfants et qui finit par dériver.

Au regard de cette conformation pathologique, les Etats civilisés adoptent une attitude claire : les pouvoirs publics n’ont pas à intervenir dans les relations entre adultes consentants. Elles doivent même les protéger en réprimant les propos homophobes. En revanche la justice pénale poursuit ce qui s’écarte de cette norme, les violences entre adultes, le harcèlement et la pédophilie. Cette norme n’a pas été atteinte tout de suite, elle ne l’est pas partout, mais elle constitue une marque de civilisation qui protège l’intimité des personnes et, de plus en plus, réprime les abus.

Tôt ou tard, l’Eglise catholique romaine sera obligée de réformer ses règles sous la pression d’une société civile à la fois plus tolérante, plus réaliste et cependant plus exigeante face aux abus. Personne n’aurait voulu être à la place de Charles Morerod ce 15 juilllet, obligé d’assumer les séquelles de crimes commis avant qu’il soit en fonction, empêché de proposer des mesures radicales dans le recrutement du clergé, par une soumission avérée aux instructions de Rome, que les évêques suisse ont déjà essayé d’infléchir. Qu’en est-il de la souveraineté nationale dans la gestion des religions ?

C’est ici que parait le commentaire de politique suisse. Les pouvoirs publics subventionnent une entreprise à buts religieux, non pas en reconnaissant cette religion elle-même, mais sa fonction sociale. C’est tout à fait normal, sauf que dans le recrutement de son personnel pastoral, cette organisation refuse les femmes, contraire à l’article 8 de la Constitution fédérale et impose aux candidats masculins un renoncement au droit de se marier, directement contraire à l’article 14 . Dans le même registre, ne pas nommer un curé à la cathédrale parce qu’il est homosexuel semble contraire à l’article 13.

Les Eglises chrétiennes méritent d’être sauvées face à la montée de l’incroyance, aggravée ici par le soupçon d’être une secte à dérives perverses. Elles sont dépositaires de ce qu’il y a de plus précieux dans notre culture, l’ouverture à une transcendance, qui donne un sens à l’existence ordinaire. Elles ont suscité des merveilles d’architecture, de peinture, de musique, de littérature. Tout cela ne peut finir dans une décharge de l’Histoire  parce qu’une d’entre elles prône des règles sexuelles irréalistes, qui engendrent inévitablement des abus. Le désir est une tendance normale des humains d’abord parce qu’il garantit las survie de l’espèce et ensuite parce qu’il a produit des chefs-d’œuvres culturels. Le réprimer signifie le dévier. Telle est la leçon du Téléjournal du 15 mai de la RSR. Cela valait la peine d’ouvrir sur ce sujet, malgré le chagrin et l’effroi suscité parmi les fidèles catholiques. Cela vaudrait la peine d’en mesurer les implications pour suggérer d’en sortir par en haut.

 

 

 

Le droit de migrer

 

L’espèce humaine est migrante par nature. Sinon comment expliquer que toutes les terres soient aujourd’hui peuplées par cette espèce, qui a réussi ce qu’aucune autre n’a réussi. La force de l’homme réside dans sa capacité à s’adapter à tous les climats, à toutes les situations, à tous les défis. Cela ne se réalise pas sans efforts, ni sans dégâts. Cela a commencé voici très longtemps.

Par l’analyse génétique de l’ADN ancien, les spécialistes estiment que l’ancêtre commun le plus récent de tous les humains vivant actuellement se situe dans une très large fourchette, entre cinq et un million d’années, soit un Australopithèque, soit un Homo Erectus, mais en toute hypothèse un Africain. Le plus probable se situe à -1 900 000 ans, date d’apparition du gène important pour la parole et le langage.

Depuis son apparition voici 300 000 ans, notre espèce actuelle Homo sapiens a dû cohabiter avec au moins cinq autres espèces humaines. Homo naledi a vécu en Afrique australe jusqu’il y a 225 000 ans ; Homo florensis dans la seule île de Florès en Indonésie jusqu’il y a 50 000 ans ; Homo luzonensis dans l’île de Luçon aux Philippines jusque 50 000 ans ; Homo erectus d’abord en Afrique puis en Asie et en Europe de 1.85 millions à 108 000 ans ; Homo denisovensis en Asie de 200 000 à 50 000 ans ; Homo neandertalis en Europe et Moyen-Orient de 430 000 à 40 000 ans.

Les trois premières espèces s’éteignirent sans laisser apparemment de descendants. En amont de ces espèces, Homo erectus fut sans doute le lointain ancêtre de tous les humains actuels.

La première sortie de l’Afrique vers l’Europe et l’Asie fut celle d’Erectus, voici 1.8 millions d’années. Il évolua vers trois espèces distinctes : Sapiens en Afrique, Neandertal en Europe, Denisovien en Asie.

La seconde sortie d’Afrique fut celle de Sapiens voici 185 000 ans. Comme les trois espèces étaient restées interfécondes, elles se sont effectivement métissées. Avant d’arriver en Europe, Sapiens se croisa avec les premiers arrivants, devenus Neandertal.

De ces métissages sont nés les Européens d’une part, les Asiatiques d’autre part. Ces derniers migrèrent ensuite vers la Polynésie et l’Amérique en profitant de la dernière glaciation (-110 000, -10 000), qui permettait de passer à pied sec de Sibérie en Alaska, par suite de la baisse du niveau des océans (-120 mètres). De même les ancêtres des Aborigènes australiens traversèrent sur des radeaux les bras de mer étroits qui séparaient l’Australie du Sud Est asiatique voici 40 000 ans.

La peau claire des Européens est héritée des gènes portés par Neandertal, adapté depuis longtemps au climat européen. Dans un climat froid, faiblement éclairé par le soleil en hiver, elle constitue un avantage par rapport à une peau foncée. En effet, il faut qu’une proportion suffisante de rayons ultra-violets pénètre le derme pour synthétiser la vitamine D, dont la carence engendre une fragilité osseuse. En revanche dans le climat africain une peau foncée protège de la carence en vitamine B9 indispensable pour le développement correct du fœtus.

À l’inverse de la réaction initiale des paléontologues, qui les considérèrent comme des êtres primitifs, Neandertal fut un humain à part entière. Non seulement ce remarquable chasseur, survivant dans des climats très froids, taillait des armes et des outils perfectionnés, mais il maîtrisait forcément le feu et le tannage des fourrures. Il a laissé des traces d’une capacité artistique et peut-être des sépultures rituelles, indices d’une vie spirituelle et d’une croyance dans une forme de survie. Il a cohabité avec Sapiens pendant au moins 10 000 ans en échangeant des techniques, des descendants communs, une ouverture sur l’expression artistique, symbolique et spirituelle. Sa disparition voici 40 000 ans n’a pas reçu d’explication. Comme on ne trouve pas de charniers, ce ne fut pas un génocide par Sapiens ; peut-être que le petit nombre de Neandertal, quelques milliers, fut encore diminué par des épidémies apportées d’Afrique contre lesquelles leur système immunitaire n’était pas armé.

Dès lors, les Homo Sapiens actuels résultent d’un large copier-coller de fragments de génome, empruntés à des espèces très différentes.  Les gènes de Neandertal présents dans un Européen représentent en moyenne 2% du génome, mais la mise bout à bout de tout ce patrimoine génétique préservé se monte à 30 %. Neandertal n’a donc pas disparu, il subsiste avec les Européens. Les seuls Sapiens de « race pure » sont les Africains, à rebours des fantasmes racistes.

Telle est notre véritable histoire. Nous ne sommes pas issus d’un couple privilégié, placé dans un jardin terrestre. Elle est faite d’une dure lutte pour la vie qui a fait de nous ce que nous sommes. Les migrations et les métissages ont joué un rôle décisif. Cette marche en avant de l’espèce n’a pas été sans rudesse : elle a signifié la disparition des moins adaptés.

Par exemple le génocide des Amérindiens par les Espagnols, les Portugais, les Anglais. En sens inverse, la migration contrainte de 7 millions d’esclaves africains organisée par la traite des marchands européens.

Toujours dans le registre des migrations, à rebours de l’élimination des moins adaptés il existe aussi celle de ceux qui sont trop bien adaptés :  l’élimination par le nazisme de 6 millions de Juifs, lointain descendants des immigrés en Europe dès le premier siècle. Ils furent massacrés parce qu’ils réussissaient mieux que les autres, d’abord comme artisans et commerçants, puis comme savants (Einstein), médecins (Freud), écrivains (Kafka), musiciens (Mahler), philosophes (Bergson). Il en fut de même en Suisse : la minuscule communauté (17 000 personnes) juive a produit de nombreuses personnalités éminentes : la présidente de la Confédération, Ruth Dreifuss ; l’écrivain Albert Cohen ; Elias Canetti, prix Nobel de littérature 1981 ;  la philosophe Jeanne Hersch ; le critique littéraire Jean Starobinski ; le spécialiste de droit international Paul Guggenheim ; le violoniste Yehudi Menuhin ; le compositeur Ernest Bloch ; le plus célèbre, le physicien Albert Einstein.

En septembre, nous allons voter sur une initiative qui vise à contrôler l’immigration provenant de l’UE. Elle est nocive parce qu’elle ouvrira un conflit avec l’UE qui nous fera perdre l’accès au vaste marché européens pour nos exportations. Mais cette raison bassement matérielle n’est pas la plus fondamentale : l’initiative s’oppose à une composante du génie de l’espèce qui privilégie la migration.

Il y avait en 2016 plus de 403’000 personnes de nationalité étrangère nées en Suisse, soit un cinquième de la population «étrangère» du pays. Parmi les étrangers nés hors du pays, 44% résident en Suisse de manière permanente depuis 10 ans ou plus. La Suisse compte 6’395’300 ressortissants suisses (74,9%) et 2’147’000 ressortissants étrangers (25,1%). Nous sommes par définition un pays d’immigration, pareil que l’Australie, bien plus que les Etats-Unis. Pour une raison simple : le taux de fécondité est insuffisant pour maintenir la population. Il faut donc au minimum 40 000 migrants par an. Sauf à renoncer aux pensions.

Le revenu par habitant s’élève à 68 820 dollars à parité de pouvoir d’achat, mieux que tous les pays de l’UE sauf le Luxembourg. Le taux d’emploi, c’est-à-dire le nombre d’actifs rapporté à la population en âge de travailler, est de 80,3%, en deuxième position après l’Islande dans tous les pays de l’OCDE. L’immigration ne crée pas le chômage.

La politique actuelle d’immigration de la Suisse est donc une des conditions de notre réussite extraordinaire, parce qu’elle respecte ce droit fondamental de l’humain, qui a assuré la réussite globale de l’espèce.

 

 

 

 

 

 

 

Le souverain éclairé

 

 

Dans notre existence quotidienne, nous ne prenons de décisions qu’en connaissance de cause. A quelle heure part le TGV pour Paris ; va-t-il pleuvoir aujourd’hui ; que pensent les clients de ce restaurant ; ce candidat locataire est-il aux poursuites ? L’expérience nous a appris que nous nous déplaçons dans un environnement, qui possède des règles et qui présente des pièges, au point qu’il soit bon de s’informer avant de s’y aventurer. Dans la mesure des informations disponibles, nous tâchons d’être des consommateurs éclairés, qui font le meilleur usage de leur argent en puisant des informations dans les médias spécialisés. Nous sommes sceptiques devant la publicité. Certains s’en méfient tout à fait.

 

Au Siècle des Lumières, certains rois et reines furent considérés par les historiens comme des despotes éclairés, en ce sens qu’ils s’écartaient du rôle traditionnel de monarque absolu, obsédé par sa gloire, vivant dans la magnificence, pour s’intéresser enfin au sort de leurs peuples. C’est l’effet du vaste bouillonnement philosophique dont Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Hobbes, Locke ont été les précurseurs. Frédéric de Prusse ou Catherine de Russie avaient une autre conception de leur rôle que Louis XIV. L’Allemagne organisa de façon exemplaire l’enseignement primaire, obligatoire et gratuit en Prusse, de même que l’apprentissage à partir de 1717 Cette anticipation de la révolution industrielle, qui requiert qu’un ouvrier soit capable de lire, d’écrire et de calculer, a fait de ce pays le centre de l’Europe. A côté de la consommation éclairée, il y eut donc à partir de cette époque une politique éclairée.

 

La Suisse se distingue de toutes les autres nations par l’institution de la démocratie directe. Plus républicain que la Suisse n’existe pas. Le mode de fonctionnement de la Confédération est unique en son genre. Des décisions ont beau être échafaudées par le Conseil fédéral, débattues et arrêtées par les deux Chambres du Parlement, elles peuvent ou même doivent être soumises au peuple, qui possède le droit de les refuser et qui ne s’en prive pas.

 

Un tel système n’a pas son pareil à l’étranger. Le peuple suisse est « le souverain ». Il n’y a jamais eu de roi en Suisse, puisque le peuple en tient lieu. Cette monarchie collective a ses grandeurs, mais bien entendu ses servitudes. Les plus grands monarques ont aussi commis les plus fatales fautes. Il n’existe pas d’autocratie de droit divin sinon dans l’imagination des monarques. De même le souverain populaire n’est pas davantage d’origine céleste, sauf quand il divague et qu’il prétend l’être. Cela le prend parfois.

 

Bien évidemment, le peuple n’a pas toujours raison. Mais, même alors, il a le dernier mot. Il sait donc qu’il doit assumer tous ses choix politiques et qu’il ne peut jamais se défausser sur une classe dirigeante. En sens inverse, il ne sert à rien qu’un pouvoir, même élu, impose des décisions bénéfiques à un peuple si celui-ci ne les comprend pas, ne les approuve pas et les sabote. C’est ce que ne saisissent pas la plupart des dirigeants du monde. Car même si un gouvernement n’est pas satisfait de son peuple, il ne peut le démissionner. La faute originelle du communisme fut de mépriser le peuple en se réclamant de lui, pour conquérir le pouvoir et ne plus le lui rendre.

 

Demeure le problème : le souverain populaire suisse est-il à l’image de Louis XIV ou de Frédéric de Prusse ? Est-ce un monarque absolu, prenant des décisions, parce que tel est son bon plaisir ? Ou bien s’efforce-t-il d’éclairer ses décisions par une information, une réflexion, un débat de qualité ? Puisque souverain populaire il y a, que faire pour que ce soit un despote éclairé ?

 

Il suffit de poser la question pour se sentir très concerné. Avant une votation, les électeurs disposent certes de la presse, de la radio, de la télévision, mais aussi d’une campagne d’affichage et de distribution de tracts ou même de journaux en toutes boites, qui relèvent de la manipulation la plus grossière et du mensonge avéré. Des millions sont dépensés pour influencer le choix des électeurs.

 

En règle générale, les décisions populaires sont cependant heureuses. Elles reflètent le consensus de l’opinion publique. En matière de formation, de protection sociale, de santé, de sécurité, le peuple suisse se prononce comme un despote éclairé. Mais comme tout despote, il a aussi des lubies. Par exemple, il a décidé d’inscrire dans l’article 72 de la Constitution l’interdiction de construire des minarets, à la double majorité du peuple et des cantons. Cela semble plutôt contradictoire avec l’article 15 garantissant la liberté de croyance. Cela fait tache en comparaison avec les Constitutions d’autres démocraties qui ne se livrent pas à ce genre de prohibition.

 

Le peuple était-il éclairé ? Qu’est ce que cela signifie sur l’image, la représentation, la réputation qu’il se fait de l’Islam ? En revenant sur le passé, certains cantons ont jadis interdit aussi la construction de clochers pour les églises ou les temples, selon leur confession dominante. C’est donc une vieille habitude qui consiste à mêler les apparences de la religion avec la réalité de la politique, à exalter le fanatisme des uns contre la liberté des autres. C’est compromettre Dieu dans des querelles sordides, odieuses et ridicules. On pourrait continuer avec d’autres sujets contestés comme la procréation médicalement assistée, le mariage pour tous, les organismes génétiquement modifiés, la relation avec l’UE, le congé parental. Parfois le souverain populaire se laisse guider par ses passions collectives. La raison des uns ne contrôle pas la malveillance, l’ignorance, le délire des autres.

 

Néanmoins le bilan global des institutions suisses est excellent et dépasse celui de la plupart des pays. Il faut les préserver. Mais en même temps admettre que l’assemblée des despotes populaires est affligée des inévitables défauts de toute réunion d’humains. Elle se trompe donc parfois.  Il est important qu’elle l’apprenne, qu’elle l’intériorise et qu’elle ne s’enorgueillisse pas de ce qu’elle n’est pas, l’expression d’une illumination par le Saint Esprit. L’humilité, la modestie, l’examen de conscience, la modération caractérisent un souverain éclairé. Le repentir et la correction de ses erreurs le grandissent.

 

 

Qu’est-ce que la souveraineté ?

 

 

Et d’abord qu’est-ce qu’un pays ? L’expression de la volonté d’un peuple qui veut vivre ensemble en affirmant sa souveraineté.  A ce point de vue, tous les pays ne se valent pas. Les uns feignent d’être l’expression de la volonté du peuple, qu’ils oppriment. D’autres sont fondés sur le vouloir de la Nation. Plus ou moins.

 

La différence entre une dictature et une démocratie est simple : en tyrannie, tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire. La citation complète de Winston Churchill avant la seconde guerre mondial  a été transmise par un commentateur et vaut son pesant d’or britannique : “En Angleterre, tout est permis, sauf ce qui est interdit. En Allemagne, tout est interdit, sauf ce qui est permis. En France, tout est permis, même ce qui est interdit. En URSS, tout est interdit, même ce qui est permis.”  En Suisse, les deux catégories ne couvrent pas tout le champ du possible : il existe une marge entre les deux où le citoyen peut se décider librement, où l’on fait appel à sa responsabilité individuelle. Au fil des décennies cette marge a tendance à s’élargir sur certains points et à se rétrécir sur d’autres. La vitesse des voitures est de plus en plus contrôlée ; les relations sexuelles entre adultes consentants deviennent totalement libres.

 

Tous les peuples ne sont pas capables de démocratie. Les Scandinaves et les Suisses sont en tête. Les Chinois et les Russes en queue : ceux-ci adorent être commandés, la liberté les gêne, elle impose de réfléchir et de choisir, elle implique la responsabilité individuelle. D’où la présidence à vie pour Poutine votée à une écrsante majorité, sans doute trafiquée.

 

Du point de vue économique, les démocraties réussissaient systématiquement mieux que les dictatures, parce que chacun s’y sentait tenu de gagner sa vie. Depuis le réveil de la Chine, il n’est plus tellement sûr que les démocraties jouissent encore de cette exclusivité. On vient à en douter. C’est dangereux. L’injonction morale de Martin Luther pèse sur notre conscience dans la belle formulation de Berthold Brecht : Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral. Certains peuples peuvent être tentés de troquer leur liberté contre une société d’abondance, de croire que c’est l’un ou l’autre.

 

Les dictatures reposent lourdement sur le nationalisme, exacerbation de la souveraineté. Le chef répète aux manants qu’il est le seul à garantir la souveraineté du pays et que la survie de la nation dépend de leur obéissance servile : « Si vous la fermez, vous aurez à manger ; ceux qui l’ouvrent mourrons de faim dans un camp. »

 

Souveraine à l’interne sur les esprits, la dictature l’est aussi dans les relations internationales. Elle ne plie que devant la force. Les traités sont des chiffons de papier, les promesses n’engagent que ceux qui y croient, les droits de l’homme sont une horreur. La souveraineté d’une démocratie parait moins affirmée. Le gouvernement est asservi à la volonté populaire, qui n’est pas toujours la plus éclairée.

 

La souveraineté de la Suisse se décline dans deux propositions : les Suisses sont souverains chez eux ; ils s’abstiennent de toute interférence avec la souveraineté des autres. Enfin, à peu près. C’est un idéal qui souffre certaines entorses.

 

Car, la pandémie a mis à mal cette position. Il n’est pas possible de la maîtriser si le virus circule librement ailleurs, sauf à placer des barbelés sur tous les accès au pays. Et après le virus viendra de toute façon la transition climatique. Impossible de la gérer sur un territoire restreint. C’est vraiment une cause planétaire. Si la Chine et les Etats-Unis continuent à gaspiller, à quoi sert-il que les Suisses se restreignent ? Bonne excuse pour ne rien faire.

 

Cependant la pandémie a crûment révélé une faille bien cachée de la souveraineté : la pénurie en Suisse d’équipement médical, masques, surblouses, respirateurs, médicaments. Cette dernière pénurie est paradoxale dans un pays réputé pour ses firmes pharmaceutiques. La souveraineté sanitaire du pays fut délibérément sacrifiée aux impératifs financiers, sans que personne en soit responsable, sinon les automatismes du marché. Si cela coûte moins cher de fabriquer des molécules de base en Chine, on cède à cette tentation. Si les masques chinois coûtent moins cher que ceux fabriqués en Suisse ou même en Europe, on leur concède ce marché.

 

Cela a suscité la lamentable comédie des masques. Daniel Koch affirmait froidement qu’ils ne servaient à rien, pour dissimuler le fait que les stocks prévus par la loi n’avaient pas été constitués. La Confédération s’était déchargée de ce soin sur les cantons qui l’avaient refilé aux hôpitaux, qui n’avaient rien fait. En fédéralisme mal compris, la responsabilité s’était diluée jusqu’à ne plus être celle de personne. Et le Conseiller fédéral Alain Berset fut obligé de répéter le mensonge de Koch, en écornant de ce fait la crédibilité du pouvoir. Trois mois plus tard, aujourd’hui même cela qui ne servait à rien ou était même nuisible devient subitement indispensable et obligatoire dans les transports publics et les commerces. Le bon sens l’indiquait depuis toujours.

 

Après cette leçon payée par des morts (combien ?), la souveraineté de la Suisse signifie d’être toujours fournie en produits de première nécessité, de ne pas se reposer sur des fournisseurs étrangers, surtout d’autres continents. La souveraineté, c’est d’abord produire sur le sol national tout ce dont on a un besoin pressant. Pas les bananes et les poissons de mer. Mais à commencer par l’alimentation dont nous ne produisons que la moitié : existe-t-il un plan B qui permettrait, en cas de catastrophe climatique subite, de produire en Suisse plus de céréales et moins de viande, d’irriguer les champs en cas de sécheresse ? Si l’extraction de pétrole doit être réduite ou supprimée devant une urgence climatique, comment satisfaire nos besoins en énergie ? Ne serait-il pas grand temps d’installer des cellules photovoltaïques, des éoliennes, des pompes à chaleur avant d’y être obligés dans l’urgence ?

 

Une souveraineté réaliste se décline donc selon la formulation de Berthold Brecht : d’abord assurer les besoins vitaux, ensuite agiter le drapeau.  Quelle armée pour quelles missions : des avions, des chars, des canons ?

Quelle est la plus grande menace : une invasion du territoire ou de nos systèmes informatiques ? Quelle agriculture pour quel horizon : des vaches ou du blé ? Quelle médecine pour quels patients et à quel coût ? Quelle relation internationale pour quelle souveraineté ?

 

A ces questions, qui n’ont pas de réponses simples, il y a surabondance de réponses simplistes. Celles de droite comme celles de gauche.

 

Au contraire, il faudrait prospecter l’avenir réel, celui qui risque de nous tomber dessus, pas celui que nous rêvons. Il faut écouter soigneusement les experts et cependant discerner quand ils se trompent. Celui qui en est capable est un véritable gouvernant, protégeant la véritable souveraineté. Cela ne fut pas le cas pour l’épidémie, cela le sera-t-il pour la transition climatique ?

 

 

 

Quel C ?

 

 

La question est posée par le président du PDC, Gerhard Pfister : faut-il conserver le C de chrétien dans l’acronyme de son parti ? Il ne semblerait conservable que dans la mesure où on lui attribuerait une autre signification. Car C en politique suisse a quatre significations : catholique, chrétien, conservateur, centriste.

 

Au début du parti ce fut le double C : parti catholique conservateur pour mieux affirmer la défense des cantons catholiques humiliés par la défaite du Sonderbund. Depuis tellement d’eau a passé sous les ponts que les catholiques et les protestants collaborent jusque dans la pastorale. Pasteur et prêtre concélèbrent parfois. Face à la montée de l’incroyance, les distinctions trop subtiles s’effacent Cependant, au moment de voter, l’atavisme reprend le dessus. : un réformé ne se sentira pas porté à voter PDC car il conçoit que le C veut dire catholique. Au fur et à mesure que l’Eglise catholique perd de son emprise et de sa réputation, elle entraine le PDC dans son effondrement.

 

Notons en passant que la même lettre C sert d’initiale à la fois au capitalisme et au communisme. Elle sert donc à tout. Surtout à dissimuler la réalité. Par exemple, l’UDC se proclame parti du centre ce qui relève de l’hallucination linguistique. Ce n’est pas innocent : un électeur, qui a légitimement des opinions d’extrême droite, nationaliste, xénophobe, machiste peut néanmoins continuer à s’imaginer que celles-ci sont solubles dans le consensus national.

 

Le Valais est le seul canton qui tient, dans le cas du PDC, à ce que le C signifie toujours chrétien : cependant lors de la précédente législature deux de ses conseillers nationaux ont suscité un branlebas médiatique pour cause d’adultère.  Cela pourrait sembler un tout petit peu contradictoire pour le parti de la famille, mais cela n’empêcha nullement, bien au contraire, ces deux personnalités d’être réélues à d’autres postes par les électeurs valaisans. En Valais, le C semblerait l’initiale de contradictoire, mais en fait il veut dire conservateur.

 

Pour déchiffrer cet imbroglio, il vaut la peine de revenir au point de départ. Depuis quand le christianisme est-il compromis avec la politique ? En fait depuis le début. En 315, l’empereur Constantin légalisa le christianisme dans l’empire romain, parce que le Christ lui aurait donné la victoire lors d’une bataille avec Maxence, son concurrent pour le trône. Ainsi le Christ fut censé intervenir dans une guerre civile entre deux soudards, bien qu’il ait été condamné à mort au nom du droit romain, trois siècles plus tôt. En 380, Théodose acheva cette triste besogne en désignant le christianisme comme religion d’Etat, obligatoire pour tous. Le malentendu fut ainsi durablement établi.

 

On ne refera pas l’histoire des siècles qui suivirent, mais le C servit à allumer des bûchers sur lesquels périrent hérétiques, réformés, juifs, musulmans, ce qui semblait plutôt contradictoire avec la position de son fondateur. Il y eut donc grand péril à mélanger politique et religion. Et cependant ce fut la règle : la religion d’Etat composait les gouvernants dans le transcendant, le sacré, l’inviolable, l’indiscutable, l’absolu. Et c’est encore aujourd’hui dans maints pays, le fondement du pouvoir.

 

Au moins dans la Suisse urbaine, ce principe n’est plus accepté. La politique est de l’ordre du contingent, du provisoire, de l’improvisé, du discutable. La foi elle est ancrée au cœur des croyants, elle ne dicte pas leur appartenance partisane, elle enseigne l’ouverture, la bienveillance, la bonté, la douceur, la tolérance. Elle est d’un autre ordre que l’affrontement politique ordinaire.

 

La Confédération suisse n’a pas de religion d’Etat. Cependant la réalité est plus subtile. Car les premiers mots inscrits dans la constitution fédérale sont “Au nom de Dieu Tout-Puissant!”, ce qui présume plus ou moins l’existence d’une ou de plusieurs religions. A une guerre du XIXe siècle près, la Suisse a bien vécu avec deux religions chrétiennes, catholique et réformée, qui sont aussi subventionnées paradoxalement par un cinquième de la population, de sentiment agnostique. C’est tout autre chose que la laïcité à la française, glaçante, agressive, dévalorisante : à une religion d’Etat s’y est substituée la religion de l’Etat, le plus froid de tous les monstres froids.

 

Cet exorde va beaucoup plus loin. Il signifie que tout ce qui va suivre n’est pas d’inspiration humaine. Ce n’est pas le bien commun supputé à partir des intérêts particuliers qui fonde l’Etat. La norme est transcendante. On verra tout de suite qu’elle est tellement exigeante qu’elle dépasse les forces humaines. Elle fixe un idéal inatteignable. C’est bien la définition de tout idéal.

 

Car le reste du préambule explicite un programme évangélique : « conscients de leur responsabilité envers la Création, résolus à renouveler leur alliance pour renforcer la liberté, la démocratie, l’indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d’ouverture au monde, déterminés à vivre ensemble leurs diversités dans le respect de l’autre et l’équité, conscients des acquis communs et de leur devoir d’assumer leurs responsabilités envers les générations futures, sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres. »

 

Ce programme fait écho à certaines des Béatitudes : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.
Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage.
Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. »

 

Et donc, d’une certaine façon, le C de chrétien est applicable à toute l’institution nationale parce qu’elle met pratiquement en œuvre les exigences de la foi religieuse : respect intransigeant des minorités, solidarité sociale, égalité de tous, gouvernance incluant tous les partis, renoncement à toute expansion territoriale, promotion de la paix civile.

 

La politique suisse est inspirée des valeurs chrétiennes, sans en revendiquer l’exclusivité, le privilège, l’avantage. Il y a des chrétiens en politique dans tous les partis. Un parti n’est pas plus chrétien qu’un autre. La réforme du sigle PDC a donc un sens historique, même si elle a suscité des ricanements dans les autres partis. C’est être vraiment chrétien que de ne pas prétendre l’être plus qu’un autre.