En mars, nous voterons pour décider si le port de la burqa peut être interdit par un article de la Constitution fédérale selon une initiative du Comité d’Ekerkingen. On a déjà fait sa connaissance, on a déjà appris ses manigances. Son passé comporte une campagne islamophobe, avec des affiches montrant des minarets noirs transperçant le drapeau suisse, comme si c’étaient des fusées. Le message était clair : la sécurité de la Suisse est vraiment menacée, si l’on construit davantage que les cinq minarets qui existent déjà. Il y a péril dans la demeure. C’est le dernier moment pour réagir. Si vous ne votez pas correctement, l’Islam l’emportera, vous ne pourrez plus manger de porc, ni boire de vin.
C’était tellement stupide que la campagne des opposants fut négligente : qui pouvait estimer une telle fable, en somme une fake news présageant Trump ? Néanmoins, le 29 novembre 2009 le peuple l’a approuvée à une majorité respectable de 57,5%, seuls quatre cantons la rejetant (BS, NE, VD et GE). L’article 72 de la Constitution fédérale comporte désormais cette mesure discriminatoire.
Tout laisse prévoir que lanouvelle initiative islamophobe sera, elle aussi, acceptée, d’autant qu’elle joue sur une ambiguïté sournoise : ne pas interdire la burqa revient à l’autoriser, c’est-à-dire à se ranger parmi les partisans de l’oppression des femmes qui sont obligées de se voiler le visage, soit par une conviction personnelle inculquée dans une religion archaïque, soit par la pression de leur environnement.
Le Comité d’Egerkingen se faufile ainsi dans le camp de la liberté de la dignité des femmes, dont au fond il se moque. C’est tellement bien joué que même la gauche est secrètement divisée. Un comité bourgeois romand s’est constitué pour soutenir l’initiative tout en se distançant prétendument des motivations des initiants. La confusion est donc totale, comme l’avait manigancé l’initiant secret, l’UDC, seul parti à n’avoir pas rejeté l’initiative au parlement.
Or, le Conseil fédéral et le Parlement ont élaboré un contre-projet indirect, qui entrera automatiquement en vigueur si l’initiative populaire est rejetée par le peuple. Le contre-projet prévoit davantage d’aide au développement, la promotion des femmes et des fonds pour l’intégration des étrangers. Tous les citoyens sont également tenus de montrer leur visage pour prouver leur identité, lorsqu’ils sont en contact avec les autorités et le personnel des transports publics.
Comme cette proposition semble raisonnable, elle risque bien d’être, à ce titre, rejetée. Car fermente dans l’opinion publique une méfiance, voire une haine, de l’Islam qui est invincible. Elle se greffe sur un rejet occulte de toute religion, surtout si elle est prise au sérieux. La vie est déjà tellement compliquée et incertaine, qu’il ne faut pas y superposer des injonctions et des interdits tombants prétendument du Ciel. Les cultes chrétiens sont tolérés car ils n’exigent pas grand-chose : on peut manger ce que l’on veut y compris de la choucroute, boire de l’alcool, personne n’est contraint de se rendre en pèlerinage à St Jacques de Compostelle, les femmes s’habillent en minijupes, on ne jeûne que pour des raisons diététiques. Ce sont religions de bonne compagnie pour les pouvoirs politiques. Elles n’entravent pas la liberté, qui est la véritable religion permissive. Elles ont le grand mérite de ne faire pas plus que de subsister, comme ces choses dont on pourrait avoir l’usage en quelques occasions, mariage, décès, mais que l’on range en attendant dans le placard des habitudes usagées.
Dès lors le citoyen quelque peu lucide est bien embêté. Quoiqu’il fasse, il se trompe : qu’il vote oui ou non, cela va à l’encontre d’une part de sa conscience. Pire : il sait que problème n’existe pas, parce que dans son environnement, il n’a jamais vu une seule burka, C’est le génie du Comité d’Ekerkingen de soulever des questions qui ne se posent pas pour éviter d’aborder celles qui sont urgentes. L’esprit du populisme est de bousculer l’ordre existant pour lui opposer une non-politique, une évocation d’un monde inexistant, le fantasme d’islamistes mâle travestis le visage sous une burka, qui viendraient mitrailler des paroissiens sortant de la messe ou du culte. C’est pareil à Trump qui prétend avoir gagné une élection qu’il a largement perdue. C’est semblable à la Reichskristallnacht de 1938, déclenchée en prétextant que les Juifs étaient les responsables de tous les malheurs de l’Allemagne.
Quel qu’en soit le résultat, cette votation est donc perdue. Si on ne laisse au citoyen que le choix entre la peste et le choléra, il est responsable d’une épidémie. Il ne vote plus, il subit une injonction, il est enfermé dans le fléau.
S’il y avait eu un Conseil Constitutionnel, il aurait pu interdire cette consultation, qui va à l’encontre de l’article 15 de la Constitution fédérale sur la liberté de conscience et de croyance. Tôt ou tard viendra l’initiative constitutionnelle qui interdirait l’obligation du masque chirurgical. Elle ne serait que dans la logique de celle que, dûment masqués, nous allons approuver en mars.