Un aveu involontaire de la Berne fédérale

 

 

L’initiative pour des multinationales responsables exige que les multinationales suisses soient tenues au respect des droits humains et de l’environnement, non seulement en Suisse mais aussi à l’étranger. On aurait pu supposer que ce soit le cas et qu’il ne soit même pas nécessaire de lancer une initiative pour l’obtenir. On aurait aussi pu supposer que l’initiative étant lancée, elle reçoive un soutien unanime du parlement. Mais ce ne fut pas le cas : une majorité de 108 votes s’y est opposée au Conseil national. Cela signifie en clair que l’exigence de l’initiative n’est pas respectée dans les faits, cela signifie en clair que des entreprises suisses ne respectent pas les droits humains et l’environnement, cela signifie en clair que le parlement en connaissance de cause avoue n’y voir aucune objection.

Or, l’initiative a de bonnes chances d’être acceptée par le peuple. Il y aurait donc sur ce sujet opposition entre le parlement et le souverain populaire. Pourquoi ? Est-ce que les parlementaires ont connaissance de faits qui sont ignorés par la population ? Est-ce que les parlementaires sauraient qu’il n’y a pas de problème et que les entreprises suisses respectent rigoureusement les droits de l’homme et l’environnement ? Si c’était le cas, elles n’auraient pas repoussé l’initiative. Il faut donc que ce soit le contraire, qu’ils aient su que l’application de l’initiative poserait des problèmes à certaines entreprises. En repoussant l’initiative, cette majorité passe aux aveux : elle défend le principe selon lequel hors du territoire national des entreprises suisses puissent faire tout ce qu’elles veulent, sans risquer de sanctions par la justice locale dont l’indépendance et la rigueur soulèvent de sérieux doutes. Mais que les tribunaux suisses ne seraient pas aussi négligents et indulgents. Et qu’il faut donc s’en méfier au point de ne pas leurs confier ces dossiers.

Certes, aucune entreprise ne viole les droits des travailleurs et la sauvegarde de l’environnement par inadvertance ou par malveillance. La raison est flagrante : cela coûte moins cher de se situer hors des contraintes du droit international ou local. Et c’est donc la motivation de certaines implantations. Certes, si certaines exploitations sont forcément localisées hors de Suisse, c’est parce qu’elles exploitent sur place des ressources minérales ou végétales qui n’existent pas en Suisse. Ou encore parce que produire sur place évite les frais de transports pour des produits pondéreux, tel le ciment.

Mais il est une autre forme de délocalisation. Il existe un secteur industriel où le coût de revient dépend du niveau des salaires. Le textile en est un bon exemple et on a même découvert à l’occasion de l’épidémie que des fabrications aussi sophistiquées que les molécules pharmaceutiques avaient été confiées à l’Asie. Dans le cadre de la mondialisation, cela peut s’envisager : les pays pauvres n’ont pas grand-chose à vendre sinon leur main d’œuvre. On pourrait considérer que la justice consiste à leur confier du travail qui leur permette de se développer. Pourvu que cela reste dans certaines limites et que la production nationale conserve les secteurs vitaux pour la sécurité.

Mais aussi et surtout pourvu que cette production hors du territoire ne bénéficie pas d’un avantage compétitif pour la seule raison que les droits des travailleur et la protection de l’environnement ne sont pas respectés, au point de faire une concurrence illicite à des entreprises sises sur notre sol. En s’opposant à l’initiative, le Conseil fédéral et le parlement confirment cette hypothèse. On peut résumer tout cela dans un argument massif : si toutes les entreprises suisses sont impeccables, elles n’ont rien à redouter de l’initiative ; si elles s’y opposent, c’est que certaines ne sont pas impeccables ; si elles entraînent le parlement contre le sentiment du peuple, c’est qu’elles y possèdent un pouvoir occulte.

L’enjeu de la votation du 29 novembre dépasse donc la protection des cours d’eaux, la pureté de l’atmosphère et le travail des enfants. Il mesure le rapport entre le peuple et le parlement, entre la justice et le gain, entre la réalité et l’aveuglement. En conclusion, la recommandation négative du Conseil fédéral dans la brochure remise à chaque électeur mérite d’être citée : « l’initiative entraîne une insécurité juridique et menace l’emploi et la prospérité ». L’insécurité juridique pour les habitants de ces pays ? L’emploi en Suisse ? La prospérité de qui ? C’est du grand n’importe quoi.

Il y avait moyen d’argumenter plus raisonnablement : le pouvoir législatif de la Suisse ne s’exerce pas en dehors de ses frontières. C’est un îlot de droit dans un océan de non-droit. Il sera souvent impossible à un tribunal suisse d’établir les faits dans des pays étrangers, minés par la corruption, menaçants dans leur insécurité, avec la complicité des pouvoirs locaux. L’initiative, aurait-on pu dire, est pavée de bonnes intentions mais elle ne sera pas très efficace. Elle ne vaut pas la peine de modifier la Constitution.

Quelle maladresse dans la communication de notre gouvernement ! Quel professionnalisme dans celle partisans et des opposants à l’initiative !

PS. Mon dernier roman vient de sortir “La carrière de craie”, Editions l’Harmattan. Se commande dans les bonnes librairies.

Les huit mensonges les plus graves en temps d’épidémie

 

Il ne suffit pas de mentir en politique, encore faut-il être crédible. C’est tout un art qui n’est pas à la portée d’un amateur maladroit. Seul le professionnalisme qualifie pour le pouvoir et même le pouvoir absolu. Jadis Hitler et Staline, plus près de nous Trump, Bolsonaro et Johnson furent ou sont encore de brillants imposteurs. La pandémie leur a donné l’occasion de se surpasser. L’écho de leurs désinformations retentit jusque dans les blogs. Surtout dans certains commentaires délirants que suscite  celui-ci. Sans doute ne peut-on pas parler de mensonges avérés, mais de fantasmes persistants, fondés sur une ignorance crasse des données les plus élémentaires de la biologie.

 

1/ Le virus a été fabriqué dans un laboratoire chinois.

L’origine réelle est connue. C’est un virus transmis de l’animal à l’homme. Ce fantasme est fondé sur l’hypothèse classique du savant fou, qui date du débat sur les OGM. Cette hypothèse est insensée parce que le prétendu savant fou serait la première victime du virus, à moins d’avoir inventé un vaccin avant de disséminer le virus. Ce qui ne fut pas le cas.

L’opinion publique entretient ce mythe, car elle a besoin d’un coupable d’abord pour apaiser son angoisse et ensuite pour dénier la force d’une Nature qui, a tout moment, peut nous menacer de disparition sans possibilité de la combattre.

 

2/ Le Covid n’est pas pire qu’une grippe saisonnière.

Le taux de létalité du Covid est de l’ordre de 1% alors que la grippe se situe à 0.1%. Aux Etats- Unis la pandémie a déjà tué plus de 220 000 personnes alors que la grippe en tue selon les années entre 12 000 et 61 000.

L’opinion publique s’efforce de croire que ce qui se passe est de l’ordre de la routine saisonnière plutôt que d’admettre qu’il s’agit d’une manifestation majeure de la Nature, sans remède à disposition.

 

3/Le masque ne sert à rien

Si le masque n’est pas une protection absolue pour celui qui le porte ou pour son entourage, il diminue la probabilité de transmission. Or il faut et il suffit de réduire le coefficient de transmission en dessous de 1 pour éteindre l’épidémie.

L’opinion publique est naturellement influencée par les déclarations fausses des autorités. «Le port généralisé du masque, partout et tout le temps, ne protège pas les personnes saines et peut même avoir un effet contre-productif, en relâchant les comportements».  Cette contre vérité a été formulée par Alain Berset le 5 avril 2020. En fait, elle servait à dissimuler que la provision de masques était insuffisante, par suite d’un dysfonctionnement des autorités fédérales et cantonales. Bien plus tard lors d’une conférence de presse, un journaliste impertinent a demandé au Conseiller fédéral comment il se faisait que le masque prétendument nuisible devenait obligatoire. La déclaration antérieure servait-elle de paravent à une négligence ? Une seconde fois enferré dans le mensonge, le Conseiller fédéral a affirmé qu’il n’y avait pas eu de pénurie de masques.

La conviction à Berne de l’inutilité du masque était telle que la présidente du Conseil national, Isabelle Moret, a expulsé en mars de l’enceinte des débats la seule parlementaire qui se soit présentée avec un masque. Ce qui était une faute est devenu une obligation.

 

4/ Les pharmas exagèrent la portée du virus pour vendre leurs vaccins.

La portée de l’épidémie est mesurée par des statistiques tenues régulièrement à jour par des autorités publiques, qui sont parfaitement crédibles du moins dans les démocraties. A ce jour la pandémie mondiale a déclenché 48 570 769 cas décelés et causé au moins 1 232 764 morts. Ces statistiques sous-estiment probablement les chiffres réels. La Suisse en est à 192 376 cas et 2 555 morts. La déficience du gouvernement belge, absent au début de l’épidémie, a entrainé 12 331 morts pour une population de 11 millions d’habitants. L’impact de la pandémie mesure l’efficacité des mesures prises.

L’opinion publique est par réflexe soupçonneuse des grandes entreprises qui réalisent des bénéfices incommensurables par rapport au revenu d’un individu. Faute d’admettre que c’est la sanction de la compétence, il est plus réflexe de supposer que c’est le résultat de fraudes.

 

5/L’hydroxychloroquine est un traitement efficace, interdit pour préserver le marché de médicaments plus coûteux et plus profitables.

Toutes les études systématiques ont démontré que ce n’était pas un traitement valable.

L’opinion publique est disposée à croire en un remède miracle qui se trouverait à disposition. Elle croit plus volontiers les affirmations de Raoult que celles qui le contredisent. Par symétrie avec la recherche d’un bouc émissaire, elle tâche de trouver un sauveur.

 

6/ La croissance du nombre de cas n’est que le résultat de la croissance du nombre de mesures.

Si c’était vrai cela signifierait que le taux de positivité devrait décroître avec le temps mais c’est l’inverse qui se produit. Le taux de positivité croit avec l’impact de la pandémie.

L’opinion publique est disposée à croire ce mensonge Parce qu’il y a eu une pénurie de tests au début de la pandémie. Dès lors il est tentant de croire que la croissance du nombre de cas détectés est un effet de la disponibilité des tests. C’est une sanction de l’impréparation des pouvoirs publics dont la crédibilité est atteinte.

 

 

7/ L’immunité collective nous protègera si on laisse l’épidémie se répandre sans prendre de mesures.

C’est le choix qui a été adopté par les pouvoirs publics suédois et anglais. Il est téméraire parce qu’il faut atteindre un taux de 60 à 70% de la population infectée pour que cette immunité joue. Entretemps le nombre de morts aura augmenté mécaniquement. Le taux de létalité par million d’habitants atteint 593 en Suède contre 158 en moyenne pour le monde.

Cette thèse reçoit un accueil favorable dans la population qui aspire à vivre normalement.

 

8/ Le vaccin contre le Covid 19 sera dangereux et devra être refusé.

C’est la thèse classique au sujet de tous les vaccins, alors que certains comme celui de la variole et de la poliomyélite ont réussi à éradiquer ces maladies. Avant qu’un vaccin soit validé il subit de nombreux tests rigoureux.

Une partie importante de l’opinion publique est méfiante à l’égard de la science en général.

 

Ce blog est adapté d’un article qui vient de paraître dans la revue Scientific American, qui est au-dessus de tout souçon quant au sérieux de ses publications. Il sera contesté par la cohorte des visiteurs qui croient en l’une au moins de ces désinformations.

Un point positif : alors que Trump a propagé ces huit fausses informations, le Conseil fédéral n’en a appuyé qu’une seule. Tel est le rapport entre les démocraties américaine et suisse. A cette aune nous sommes huit fois meilleurs.

La propagation de ces fausses informations nuit à la poursuite d’une lutte rationnelle contre la pandémie. L’opinion publique ne sait plus très bien à quel saint se vouer et doute de la compétence et de l’honnêteté des pouvoirs publics. Dès lors elle n’applique qu’avec réticence les consignes de sécurité. Les fausses nouvelles ont donc un impact sur le déroulement de l’épidémie et sur son bilan mortel. Plus tard, il faudra considérer que les mensonges en temps d’épidémie sont assimilables au négationnisme en temps de guerre et en tirer les conséquences pénales.

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Les deux plus grandes lacunes de nos institutions.

 

Avec plus de 900 cas pour 100’000 habitants en moyenne sur 14 jours, le taux d’incidence en Suisse compte parmi les plus élevés au monde. Par rapport à ses voisins, ces chiffres sont presque cinq fois plus élevés qu’en Allemagne, deux fois plus élevés qu’en Autriche ou en Italie et moitié plus élevés qu’en France. C’est carrément le déshonneur pour ce pays qui était le premier de classe voici un mois et qui se retrouve le plus mauvais. Cela ressemble à un cauchemar, comme si ce n’était pas du domaine de la réalité.

Ce l’est malheureusement. Selon l’épidémiologiste Antoine Flahault, une des lumières de sa spécialité :

“La Suisse a été moins stricte dans l’application des gestes barrières, le pays a l’un des taux de reproduction du virus les plus élevés d’Europe. Il y a eu peu de masques dans les commerces, notamment en Suisse alémanique lorsqu’il n’était pas rendu obligatoire, peu d’harmonisation des mesures, mais aussi peu de prise de conscience par le public de la vague arrivante. Les mesures en Suisse ne sont pas à la hauteur des enjeux depuis la rentrée. Il faut questionner l’ouverture des bars, des restaurants, des salles de sport, des chorales, des lieux de cultes, des établissements scolaires, mais aussi les rassemblements privés. Tous sont des lieux reconnus de propagation dans toute l’Europe.”

Là il nous fait mal. Il ne devrait pas nous comparer à l’Europe, parce que nous croyons que nous n’y sommes pas, parce que nous ne voulons pas y être pour préserver notre qualité de vie supérieure et parce que nous entretenons inconsciemment l’illusion que nous serions, comme la Nouvelle-Zélande, une île du Pacifique.

Mais avec un taux de mortalité de 265 par million d’habitants nous sommes bien au-dessus du taux de 5 de ce pays, très exactement 53 fois plus infectés que lui. Et nous tombons alors de haut. Pendant longtemps nous avons pesté contre la situation, en l’attribuant à nos voisins. Faute de personnel médical, nous étions bien obligés de laisser nos frontières ouvertes aux frontaliers qui nous auraient infectés. Or maintenant, c’est nous qui les infectons.

Sous le discours policé d’Antoine Flahault à notre gouvernance, perce le doux reproche de n’avoir pas fait ce que les épidémiologistes lui avaient recommandé. Dès lors en deçà du discours académique apparait le soupçon que notre Conseil fédéral ait été : soit incompétent par ignorance des principes les plus élémentaires de la biologie ; soit carrément pervers en laissant la maladie s’étendre par calcul sordide.

Il s’impose de combattre ces opinions insidieuses. Non, notre ministre de la Santé n’est ni ignorant, ni vicieux. C’est un honnête homme animé des meilleures intentions, mais qui ne possède que les apparences du pouvoir. Le Conseil fédéral ne peut prendre aucune décision, sans le soutien du parlement, qui lui-même délibère avec l’épée de Damoclès d’une votation populaire toujours imminente. Le peuple se gouverne lui-même, c’est ainsi que le veulent nos institutions. Nous ne pourrions en changer que si ledit peuple souffrait de se démunir de ses prérogatives de souverain, ce qu’il ne va naturellement pas accepter. En 1793, le peuple français s’est débarrassé de son souverain en lui coupant la tête, parce que c’était facile : un seul cou. Le souverain suisse en a plus de cinq millions.

Nos institutions, en sus du pouvoir populaire qui détermine tout en dernière analyse, sont affligées de deux embarras supplémentaires : la concordance et le fédéralisme. Si l’exécutif est composé de sept personnes, représentant tous les partis, aussi opposés qu’ils puissent l’être, il ne faut pas en attendre des décisions rapides et claires, mais de l’indécision, de la procrastination et de l’opacité. D’autant plus que la Confédération ne peut se prononcer qu’en accord avec les Cantons, qui ont sur l’épidémie des visions aussi divergentes qu’un individu qui louche. Telles sont les deux lacunes qui se révèlent en cas d’urgence. Il est impossible de les combler.

Vivant en paix depuis des siècles, la Suisse s’est donnée au fil de ceux-ci des institutions aptes à gérer admirablement la vie ordinaire, : les budgets équilibrés, l’espérance de vie et le revenu par tête d’habitant les plus élevés au monde, des Alpes éternelles, des montres, des pharmas, du chocolat et du fromage. Il n’est donc pas question d’y toucher, parce que la pandémie n’est qu’un mauvais moment à passer. Encore faut-il y arriver sans laisser trop de plumes. Car la crise sanitaire entraîne la crise économique et les deux semblent intrinsèquement liées. A force de ne pas prévoir à temps les moyens d’éteindre le Covid, on risque de perdre beaucoup d’argent. Qui sait ! De redevenir sous-développé, car la Chine et le reste de l’Extrême-Orient ont d’ores et déjà maîtrisé l’épidémie et travaillent sans plus de restriction de confinement.

Car c’est possible. La Chine, d’où vint tout le mal, en est aujourd’hui à 33 nouveaux cas par jour et à un taux de mortalité de 3 par million d’habitants, soit 88 fois moins que la Suisse ; le Vietnam un taux de 0.3 ; la Thaïlande de 0.8 ; le Cambodge zéro mort. Il y faut des décisions éclairées et rapides suivis d’effets immédiats et rigoureux. Exactement ce que le Conseil fédéral ne peut pas faire, non pas qu’il ne le veuille pas, mais parce qu’il n’est pas maître de ses décisions. Avant même de les prendre, il doit se demander ce que le peuple voudra bien en faire, quels seront les caprices du souverain.

Il faut à temps extraordinaires, gouvernance extraordinaire, comme en temps de guerre. Une armée ne peut être une démocratie où les décisions seraient prises par la troupe. Il faut un chef doté de tous les pouvoirs. Aujourd’hui en Suisse, on peut estimer qu’il y a au moins deux personnes qui pourraient jouer un rôle analogue dans la guerre contre le coronavirus : une femme politique, Karin Keller Sutter, et un médecin, Didier Pittet. Sinon…

  1. Mon dernier roman vient de sortir “La carrière de craie”, Editions l’Harmattan. Se commande dans les bonnes librairies.

 

 

 

On va secouer le cocotier

 

Utilisée dans le monde de l’entreprise, cette expression daterait du XIXe siècle et tirerait son origine d’une pratique de l’époque observée dans certaines ethnies polynésiennes. Ces dernières faisaient monter les personnes âgées de la tribu au sommet d’un cocotier qui était secoué pour éliminer les plus faibles.

Inspiré par cet exemple océanien, le canton de Genève a édicté certaines mesures pour effectuer, si nécessaire, un triage au moment où les hôpitaux seraient débordés par l’afflux de patients atteints du Covid. Le texte qui suit a été publié sur le site du journal 24 Heures mais pas encore dans la version papier. On comprendra tout de suite pourquoi.

« S’il reste peu de lits de soins intensifs disponibles, on exclura notamment les cancéreux dont l’espérance de vie n’excède pas un an ou les personnes souffrant d’une neuropathie dégénérative à un stade terminal (comme Alzheimer). On refuserait aussi des patients chroniques, qui atteints d’une insuffisance cardiaque très prononcée, qui d’une cirrhose du foie de niveau 8 (sur une échelle de 15) ou ceux qui présentent une démence sévère. L’étau se resserre au stade suivant, où les soins intensifs sont pleins à craquer. Seules de brèves réanimations cardio-pulmonaires restent pratiquées en des cas précis. Le même genre de maladies, mais à des stades plus précoces, deviennent des critères d’exclusion. Les lits qui se libéreraient seraient fermés aux personnes de plus de 85 ans ou à celles de plus de 75 ans sujettes à une cirrhose ou des insuffisances rénale ou cardiaque d’un certain niveau, ou encore à celles dont l’espérance de vie est de moins de deux ans ».

Comme l’auteur de ce blog a 89 ans, il apprend donc que s’il est atteint par l’épidémie, il mourra de suffocation à domicile. Il est naturellement inquiet et fâché. Il estime que s’il paie une assurance maladie de l’ordre de mille francs par mois, il acquiert le droit de recevoir les soins qui lui assurent de survivre dans la mesure où ils le peuvent. On doit comprendre et excuser son attitude. Plus se réduit l’espérance de vie, plus elle semble précieuse. C’est une faiblesse propre à l’espèce humaine. La peur naturelle de mourir est encore aggravée par la menace d’une éventuelle immortalité pour l’éternité. Or celle-ci, selon Woody Allen, dure longtemps, surtout vers la fin.

A rebours de cette attitude sénile et égoïste, le réalisme dont font preuve les décideurs sanitaires et politiques impressionne. A un certain moment de l’épidémie, il n’est plus matériellement possible de soigner tout le monde. Dès lors la rationalité impose de choisir ceux qui ont le plus de chances de s’en tirer. Si ce triage n’est pas effectué, il y aura en fait plus de morts que s’il est exercé.

Bien entendu si les moyens étaient plus conséquents, le triage pourrait être évité. Mais il y a aussi une limite à ce que les hôpitaux et les facultés de médecine peuvent dépenser. C’est ainsi que ces dernières opèrent un numerus clausus en première année de médecine ou une sélection drastique au terme de celle-ci pour contrôler le nombre de médecins qui seront diplômés. Le principe est que les soins médicaux ne sont pas gouvernés par la demande mais par l’offre. Moins de médecins signifie moins de soins et donc moins de coût. C’est au fond déjà la politique du cocotier.

Malheureusement l’ouverture des frontières et l’équivalence des diplômes font que les médecins suisses qui manquent sont remplacés par une immigration de praticiens, telle que le quart des médecins en exercice ont été formés en dehors du pays, et donc sans affecter son budget de formation. Autre application subtile du cocotier. Les médecins suisses prenant leur retraite sont remplacés par de jeunes Français ou Allemands dont la formation n’a strictement rien coûté.

Devant la menace du triage, certaines voix se sont élevées pour affirmer qu’il ne serait pas nécessaire parce que les cliniques privées disposaient d’un important potentiel de lits dédiés aux soins intensifs. Il saute aux yeux que cette offre ruinerait la politique du cocotier. En effet, les hôpitaux cantonaux en seraient dépréciés. Et, en réfléchissant davantage, cela entrainerait la survie de nombreuses personnes âgées dont la charge sur l’assurance maladie n’est plus à démontrer.

La politique du cocotier a de nombreux objectifs dont le mieux caché est la réduction du coût de la santé. Un leader de la politique fédérale a une fois émis l’observation pertinente que la moitié des coûts de la santé sont dépensés durant les six derniers mois de l’existence. Si ceux-ci étaient biffés, le coût de l’assurance maladie, divisé par deux, redeviendrait supportable. Et c’est la politique du cocotier qui pourrait réaliser ce tour de force.

En résumé, le cocotier est inadmissible pour certains individus mais il ne présente que des avantages pour le bien commun. Selon un principe fondamental de l’éthique la plus exigeante, il n’y a pas à hésiter.

 

 

Le devoir de désobéissance civile

 

 

Quelques jeunes gens s’en sont pris au Crédit Suisse pour promouvoir la cause de protection du climat. Relaxés puis condamnés en Vaud, puis relaxés à Genève, leur tribulation témoigne de la perplexité du pouvoir judiciaire. Les magistrats se souviennent du mythe d’Antigone, à l’origine de la littérature occidentale dans la tragédie de Sophocle. Antigone viole la loi de Thèbes en se référant à une loi non-écrite d’origine divine et elle est exécutée. C’est le débat fondamental entre la légalité et la légitimité qui inspire toute la réflexion de l’Occident. Il a été illustré par des figures historiques comme Socrate, Jésus de Nazareth, Jeanne d’Arc, Giordano Bruno, Galilée, Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela, Andrei Sakharov, Alexandre Soljenitsyne, Julian Assange. Tous ont payé leur désobéissance de leur vie ou de leur liberté.

 

« La désobéissance civile est le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique. » Il existe non seulement un droit, mais aussi un devoir de désobéissance civile quand un Etat prescrit aux citoyens des obligations contraires aux Droits de l’homme.

 

Ainsi lors de l’occupation nazie, les fonctionnaires de l’Etat français avaient-ils le droit -et aujourd’hui nous estimons le devoir- de ne pas appliquer les lois antisémites promulguées par Vichy, dès le 3 octobre 1940, avant toute intervention de l’occupant. Après la libération certains qui n’avaient qu’obéi à leurs supérieurs ont été sanctionnés, tandis que certains, qui avaient désobéi, ont été approuvés, à commencer par Charles de Gaulle. En Suisse, Paul Grüninger, commandant de la police du canton de St-Gall,  s’est engagé personnellement pour sauver des centaines de réfugiés juifs du renvoi en Autriche. Cette action lui a valu d’être élevé par Israël au rang de Juste parmi les nations. Démis de ses fonctions par le canton et condamné en 1940, il n’a été réhabilité pleinement qu’en 1996, bien après sa mort.

Existe-t-il un devoir analogue au sein d’une Eglise en matière de morale ou de doctrine ?  Les 95 thèses de Luther furent le prototype d’une résistance spirituelle à ce qui était une pratique de simonie, la vente d’indulgences pour financer la construction de la basilique Saint-Pierre. Il en résulta un schisme, explicable par l’intrication des pouvoirs temporel et spirituel selon la règle cujus regio ejus religio.

L’actualité en donne une autre illustration, à la jonction du civil et du religieux, comme il convient dans cette tension éternelle entre deux droits. Le pape François vient de se prononcer pour une union civile entre les couples homosexuels, afin que ceux-ci bénéficient de la protection légale accordée à tous les couples dans divers domaines. Simultanément le Conseil national accepte à une majorité écrasante le projet de mariage pour tous et le droit pour les couples lesbiens au don de sperme, c’est-à-dire un droit à l’enfant. La seule nuance qui subsiste est au niveau du vocabulaire. Le pape utilise soigneusement le terme d’union civile pour éviter le mot mariage. Mais on en est au niveau de la terminologie, qui n’intéresse que des théoriciens déconnectés de la réalité vécue.

On revient de très loin et on n’en revient pas partout. Il reste 72 Etats au monde, c’est-à-dire la majorité, dans lesquels l’homosexualité est encore punie, jusqu’à la peine de mort ou la prison à perpétuité. L’homosexualité a été considérée comme un trouble mental jusqu’en 1990 par l’OMS. Le Catéchisme de l’Eglise catholique de 1992 stipulait que « les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté » car « les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnes »

De même, la Manif pour tous du 13 janvier 2013 rassembla pourtant à Paris près d’un demi-million de personnes, concordant avec la condamnation de la loi autorisant le mariage entre homosexuels par les cardinaux Vingt-Trois et Barbarin. Il faut noter qu’à l’époque – il y a à peine sept ans- toutes les confessions abondèrent dans le même sens : catholique, protestante, évangélique, juive, musulmane. Une sorte d’unanimité œcuménique avait promu l’homophobie au rang d’impératif de la foi religieuse, alors qu’aujourd’hui les lois civiles la considèrent comme un délit. Le livre Sodoma de Frédéric Martel a démontré, au terme d’une enquête sur le terrain, que la Cité du Vatican comporte de nombreux prélats au niveau le plus élevés qui pratiquent l’homosexualité, tout en s’en dissimulant par la multiplication de propos homophobes.

Aujourd’hui, on aboutit à la situation paradoxale où le pape lui-même entre en résistance spirituelle à l’égard des décrets de ses prédécesseurs et en opposition frontale à son entourage. Il rejoint la société civile qui a développé des positions analogues aux siennes au sujet de l’homosexualité, de la peine de mort et du divorce. D’une certaine façon, le christianisme en tant qu’inspiration culturelle a débordé les frontières de l’institution ecclésiale, représentée par les clercs. Plutôt que de se lamenter rituellement sur une prétendue déchristianisation de l’Europe, on devrait comprendre que l’Evangile inspire désormais la société civile, en avance sur les Eglises.

Il reste que la désobéissance civile, d’inspiration religieuse ou philosophique, est une arme à brandir avec discernement. Il existe par exemple un mouvement anti masque en opposition avec les lois tentant d’enrayer l’épidémie. Cette défense très particulière de la liberté se heurte au principe général selon lequel celle de chacun s’arrête là où commence la liberté d’autrui, celle de continuer à vivre. Il y a donc matière à pesée d’intérêt. On ne voit pas qui d’autre que l’ordre judiciaire pour l’exercer. Encore les magistrats ne feront-ils rien d’autre que de se conformer à l’opinion publique, qui est en Suisse le véritable souverain.

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La main de velours dans un gant de fer

 

 

Dimanche passé, deux conseillers fédéraux ont gentiment morigéné les habitants de ce pays en leur demandant de respecter les consignes de sécurité, très légèrement renforcées, et, surtout, étendues à tout le pays pour mettre un terme à la cacophonie des consignes cantonales. La force des choses impose à la Confédération de reprendre doucement la main, même si la gestion de la santé est en principe l’affaire des cantons. Mais elle le fait avec circonspection, en disant plus qu’en faisant, en menaçant plus qu’en agissant, en gourmandant plus qu’en contraignant. Le gant semble de fer, mais la main n’est que de velours. Il n’y aura de résultat que si les citoyens se plient scrupuleusement aux règles. Et cependant, le temps presse.

Une seconde fois, nous sommes entrés tête baissée dans une croissance exponentielle de l’infection. Tout le monde n’est pas sensible à ce que ce mot d’exponentiel signifie. Précisons. Si une croissance est linéaire, chaque semaine ajoutera le même nombre d’infections à ce qui précédait : 1, 2, 3, 4, 5 etc. Cela croit lentement à un rythme constant. Si elle est exponentielle, cela croit d’autant plus vite que l’épidémie est déjà élevée. Lorsqu’un malade en infecte deux, ceux-ci en infectent 4, qui en infectent 8, puis 16, etc.. A  la longue, les services médicaux seront débordés et devrons choisir ceux qu’il sera encore possible de sauver. Lors de la première vague c’est ce qui s’est passé en Italie et ce qui a été épargné à la Suisse au prix d’un confinement, strict mais tardif, désastreux pour l’économie. Celle-ci n’est pas une entité abstraite : elle est faite d’entreprises qui partent en faillite et de travailleurs qui perdent leur emploi. Il en résulte un appauvrissement global qui selon une règle implacable impacte surtout ceux qui étaient les plus démunis.

Cette tactique molle et irrésolue du Conseil fédéral est-elle satisfaisante ? Une routine bien établie dans les médias veut qu’on le félicite pour sa gestion de la première vague et que l’on garde donc confiance pour la deuxième. Est-ce fondé ? Quelle fut la réalité ? Prenons pour simple critère le taux de mortalité, le nombre de morts par million d’habitants. Avec un taux de 247, la Suisse est mal classée par rapport à la moyenne mondiale à 145. Pour comparer des chiffres comparables, non suspect de manipulation, l’’Autriche est à 145 et l’Allemagne à 118. Il y a bien pire évidemment, l’Italie avec 606 et la France avec 515. Nous nous situons donc dans une moyenne entre les pays limitrophes. C’est acceptable sans être glorieux. Il y avait mieux à faire.

La gestion de l’épidémie est donc très sensible à l’adéquation de la gouvernance. Il n’existe pas en Suisse quelqu’un qui ait le pouvoir, le prestige et le charisme d’Angela Merkel. Tout est agencé pour que nul n’y parvienne. Comme dans la plupart des pays, comme dans la plupart des régimes, l’exécutif est surtout composé en Suisse de ceux qui l’ont conquis, moins de haute lutte qu’à l’usure. Ce ne sont souvent (pas toujours) ni les plus intelligents, ni les plus compétents, ni les plus dévoués. Ceux qui réussissent se sont consacrés en priorité à leur carrière dans le cadre étroit du système. Par réflexe, ils se fréquentent pour nouer des alliances occultes et combiner des tactiques subalternes. Ils n’ont pas de convictions parce qu’ils réfléchissent en termes de programmes, de manifestes et de harangues. Le temps de l’étude est sacrifié à des parlotes, où ils doivent s’exhiber. Si la politique helvétique est singulière, les politiciens suisses ne se distinguent guère du modèle universel. Le défi consiste à construire le pays avec le tout-venant humain, à ramasser n’importe quel galet pour en faire la pierre angulaire, à incorporer le péché lui-même dans l’œuvre de salut. Mais intelligemment à consentir tellement peu de pouvoir aux dirigeants qu’ils ne peuvent guère faire de tort.

Les ministres sont élus individuellement par les deux chambres réunies à la majorité absolue, ce qui signifie que des votes proviennent de tous les partis quel que soit le parti de l’élu. C’est donc un fantôme de gouvernement : sans chef, sans programme préalable, sans équipe ministérielle cohérente, sans majorité parlementaire. Selon les normes habituelles, c’est plutôt une délégation parlementaire, expédiant les affaires courantes.

Faute d’une cohésion inexistante, le Conseil fédéral bute sur les problèmes graves : il ne parvient ni à les prévenir, ni à leur donner une solution réfléchie. Cette approximation de gouvernement ne jouit forcément pas de la cohésion nécessaire pour des décisions impopulaires en situation de crise : des dossiers récurrents sont en souffrance perpétuelle : les pensions, la santé, la formation, les relations avec l’UE. La pensée de l’exécutif s’énonce ainsi : mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner. A force d’attendre, certains problèmes deviennent solubles ou même ne se posent plus. Un excellent principe de politique dit que s’il n’est pas urgent de légiférer, il est urgent de ne pas légiférer. Mais parfois le temps presse. Si, en janvier 2020, le port du masque avait été rendu obligatoire partout, peut-être que le confinement n’aurait pas été nécessaire comme il ne le fut pas dans plusieurs pays d’Asie. Il y aurait eu une dizaine de morts et non deux mille.

Nous vivons une période extraordinaire, analogue à celle d’une guerre. Que se serait-il passé si le 30 août 1939 le parlement n’avait pas élu Henri Guisan au grade de général ? Ce fut fait à temps, la veille de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Comment Guisan aurait-il galvanisé l’esprit de résistance sans le rapport d’armée du 25 juillet 1940, écho de l’appel lancé par Charles de Gaulle le 18 juin ? Dans ces circonstances, la Constitution fédérale suisse reproduit une institution romaine : en temps de paix, il y a deux consuls, en temps de guerre un imperator. C’est la définition de la démocratie tant qu’elle est possible et de la dictature quand il le faut.

Aujourd’hui en Suisse, on peut estimer qu’il y a au moins deux personnes qui pourraient jouer un rôle analogue dans la guerre contre le coronavirus : une femme politique, Karin Keller Sutter, et un médecin, Didier Pittet. Et même si on se refuse à nommer l’équivalent d’un général, on devrait au minimum lancer une commission d’’enquête. Il est étonnant que le Genevois Pittet ait été chargé de cette mission pour la France avec un résultat éclairant et qu’il ne l’ait pas été déjà pour la Suisse. Il y va de la mortalité dans les mois à venir.

PS. Mon dernier roman vient de sortir “La carrière de craie”, Editions l’Harmattan. Se commande dans les bonnes librairies.

 

 

 

 

 

 

La sobriété heureuse

 

 

Les épreuves ont un sens. Elles visent notre  véritable croissance, notre édification, notre élévation. Elles ne peuvent nous laisser indifférents, insensibles, satisfaits de la vie que nous menons. Nous sommes en train de recevoir une leçon, rude mais utile, de la part de la Nature, de cette sagesse immanente de la planète que nous habitons.

La seconde vague de la pandémie, tant redoutée, est devenue une réalité dans plusieurs pays d’Europe. Paris, Ville lumière, éteindra ses lampions à 21 heures. Nous réalisons maintenant qu’il faudra vivre avec le virus pendant au moins une année et que la crise sanitaire aggravera la crise économique. Le PIB ne va plus croître, il va stagner à un niveau bas. Consommant moins, nous produirons moins et l’emploi s’en ressentira. Le pouvoir d’achat des plus défavorisés ne se maintiendra que par l’appui des pouvoirs publics, qui accumulent une dette considérable. Un virus minuscule a ébranlé l’idéologie sur laquelle était construite l’économie mondiale et, au-delà, la société tout entière : l’abondance, le gaspillage, la prodigalité. La Nature nous rappelle que l’homme ne lui commande qu’en lui obéissant. Contraints et forcés, notre production de CO2 a diminué. Nous n’en sommes pas morts. Nous pouvons, nous devons nous y adapter.

Car, la pandémie n’est qu’une répétition générale – et en ce sens une pédagogie- de ce qui nous attend vraiment, la transition climatique, autre rappel à l’ordre de la Nature. Elle ne s’arrêtera pas comme une épidémie, mais elle s’aggravera, jour après jour. Pour lutter contre celle-ci, pour la prévenir, pour l’atténuer, il faut renoncer le plus vite possible à l’usage des combustibles fossiles et arriver à la décarbonation totale. Par un double mouvement : réduire la consommation par exemple à 2000W par habitant, l’approvisionner par des énergies renouvelables. Tel est l’objectif affiché par le Conseil fédéral suisse pour le -beaucoup trop- long terme, soit l’année 2 100.

Le total de la puissance consommée dans notre pays divisée par le nombre d’habitants est actuellement de 4 800 Watts. Celle-ci ne tient pas compte de l’énergie grise consommée en Suisse, c’est-à-dire l’énergie nécessaire à l’étranger pour produire les biens importés. Si on en tient compte, on aboutit à une Suisse à 8 300 Watts. En prenant au sérieux l’objectif de 2000 Watts, cela reviendrait à diviser par quatre la consommation actuelle. Ce n’est pas banal.

Toujours dans l’objectif affiché par le Conseil fédéral, les trois quarts de la puissance de 2000 Watts proviendraient du renouvelable, hydraulique, éolien, solaire, géothermique, biomasse et le reste d’énergies fossiles, ce qui entraînerait encore l’émission d’une tonne de CO2 par an et par habitant au lieu des 4.7 tonnes rejetées actuellement.

D’une part, la législation va introduire des mesures contraignantes (interdiction de chauffages électriques ou à mazout, promotion des voitures électriques, etc.). D’autre part, chaque consommateur peut anticiper ces décisions et puis les soutenir lorsque le législatif en débattra. Voici un demi-siècle, le pouvoir d’achat et la consommation d’énergie n’étaient que le tiers de ce qu’ils sont actuellement en Europe. Il est donc possible d’atteindre ce but. Mais ce ne sera pas facile si cela s’opère contre la volonté du peuple.

Le consommateur intervient chaque fois qu’il ouvre un interrupteur, démarre une voiture, règle le thermostat de son habitation, remplit le panier du ménage. La sauvegarde de la planète dépend d’une foule de décisions minimes, prises par tous. Il s’agît d’une véritable ascèse. Il faut renoncer à la satisfaction de paraître plus prospère que son voisin en acquérant une voiture trop puissante ou le dernier gadget électronique, en passant ses vacances aux Maldives, en suivant la mode vestimentaire, en achetant pour la seule satisfaction d’acheter, en consommant pour consommer, en gaspillant pour se prouver qu’on en a les moyens, en s’imaginant que la qualité du gaspillage est de créer des emplois.

Cela ne se résume donc pas à réduire les émissions de CO2, mais à inventer une nouvelle société, une nouvelle économie, un nouveau système technique, une nouvelle culture. Quelles seront ses composantes ? Pour surmonter la barrière représentée par l’univers de la publicité, propagande implicite pour une économie mortifère, sur quels agents peut-on compter ?

Le plus important serait sans doute la communauté scientifique qui ne cesse d’émettre des mises en garde, plus ou moins relayées par les médias. Cependant la Science est perçue comme mensongère par une fraction de l’opinion publique. L’ignorance est prônée : la compétence pointue sur un sujet précis entrainerait l’incompétence sur tout le reste.  Selon l’image que s’en fait le peuple, un savant est un grand distrait. Il devrait s’abstenir d’intervenir dans un débat politique.

Dans l’Histoire les révolutions sociétales ont souvent profité de deux autres agents, du reste étroitement liés, la culture et la religion, qui s’adressent à l’affectivité plutôt qu’à la raison. Mais une vaste sous-culture alimente le marché mondial à base de séries télévisées débiles, de jeux électroniques infantiles, de musiques médiocres, de modes grossières, de nourritures frelatées, pour ne pas parler de l’anti-culture de la pornographie, des jeux de hasard, du trafic de drogue et du tourisme de masse.

Cette débauche draine des capitaux importants, qui manquent pour la création artistique authentique. On souhaite une culture mondialisée, qui s’incarnerait dans des œuvres de grande valeur. Mais les gouvernements nationaux sont impuissants face à Internet, vaste marché culturel sur lequel se développe certes un échange authentique, mais aussi une contre-culture basée sur l’exploitation de la crédulité, de la violence et du mercantilisme.

Il en résulte que notre survie mentale, qui se nourrit de culture, dépend dans une large mesure du passé. Les musées de peintures des siècles antérieurs sont saturés de visiteurs. Le répertoire des concerts symphoniques s’arrête en 1950 parce que les compositeurs contemporains font fuir le public. On n’a jamais imprimé autant de livres, mais les chefs d’œuvre sont rares. Depuis un siècle, nous n’avons rien produit qui se compare à la chapelle Sixtine, à la Passion selon Saint-Mathieu ou à la cathédrale de Chartres. La culture authentique est devenue une ressource en voie de tarissement, tout aussi non renouvelable que le pétrole.

Il faut donc inventer une nouvelle culture dont on aperçoit les prémices : elle favorisera la sobriété heureuse qui est le contraire de la pénurie infligée. Il faut se persuader que le but de l’existence est de se sentir parfaitement bien, en évitant de s’imposer des objectifs de consommation démesurés. Il faut sortir de la contre-culture représentée par la publicité, par la mode, par les revues sur papier glacé, par la glorification des « peoples », par des séries télévisées. Apprendre à se satisfaire de peu, puisqu’un jour on ne pourra plus produire que ce peu et le distribuer à tous, s’il est honnêtement partagé.

 

 

 

La ramification spirituelle des Vaudois

 

C’est à la fois surprenant et intrigant. Il y a rien moins que 785 communautés religieuses dans le Canton, à 91 % chrétiennes, dont 40% de réformées, 20% de catholiques et 13 % d’évangéliques. Commandité et financé par l’État de Vaud, cet inventaire a été réalisé sur une année par le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC), Quant au nombre de fidèles, le paysage religieux vaudois a subi d’importantes mutations durant la dernière décennie. La part des personnes ne faisant partie d’aucune communauté religieuse a plus que doublé entre 2000 et 2017 (passant de 13% à 33%) ce qui en fait la première « religion » du canton, tandis que la communauté protestante a reculé (passant de 40% à 23%). La communauté catholique est quant à elle restée relativement stable (34% en 2000 et 29% en 2017,) mais cela reflète surtout l’importance de l’immigration.. Les musulmans représentent 5% et les juifs 0.33%. Cette diversité reflète dans une grande partie celle de l’origine des résidents vaudois dont 30% sont étrangers.

La Confédération n’a pas de religion d’Etat. Néanmoins, les premiers mots inscrits dans la Constitution sont “Au nom de Dieu Tout-Puissant “, ce qui postule l’existence d’une ou de plusieurs religions, l’existence d’un Dieu et même sa toute-puissance. Que faire de cette reconnaissance si on n’identifie pas une « vraie » religion, la seule bonne, la seule assurant la cohésion nationale, la seule exerçant une discrimination, comme ce fut le cas à peu près partout, en France, en Angleterre, en Russie. Or, catholiques et protestants sont à peu près à égalité numérique en Suisse. On n’a pas pu homogénéiser les croyances en expulsant la moitié de la population. La Suisse a bien vécu avec deux religions et  a longtemps rechigné à en admettre d’autres.

La reconnaissance et le soutien financier aux deux confessions ont donc été délégués aux cantons en 1848, à l’issue de la guerre du Sonderbund entre cantons catholiques et protestants (dernière guerre de religion en Europe occidentale !). Trait de génie helvétique : sous-traiter un problème encombrant à l’étage inférieur, tout en reconnaissant par une simple phrase que la Confédération prend la religion, ou plutôt les religions au sérieux. C’est le mérite du fédéralisme.

La liberté de culte est garantie par l’article 49 de la constitution de 1874. Celle de 1999 prévoit à son article 15 la liberté de conscience et de croyance. La religion fut et est encore un facteur politique tellement important qu’il délimite les cantons. Lors de la création du canton du Jura par scission de celui de Berne en1975, les trois districts catholiques sont devenus jurassiens et les trois districts protestants et francophones ont choisi de rester bernois. La religion a été un facteur plus déterminant que la langue.

Dans ce paysage admirablement pondéré, l’arrivée d’une religion tout à fait étrangère  a semé le désordre. En Pologne, en Slovaquie et en Hongrie, des majorités conservatrices invoquent les « valeurs nationales » pour refouler les Musulmans. En France, Marine Le Pen fut au deuxième tour des élections présidentielles en 2017 sur un programme analogue. Les extrêmes droites néerlandaise, belge et même allemande mènent le même combat. Et Trump est devenu l’homme le plus puissant de la planète grâce à son évangélisme de façade, flattant les attentes de ces électeurs.

Les partis populistes défendent un seul thème obsessionnel : l’ennemi, c’est l’étranger, proche ou lointain ; le prototype étant l’Islam, qui affronte nos valeurs « judéo-chrétiennes ». Cette référence au judaïsme est particulièrement pittoresque pour des partis, qui sont des héritiers évidents (mais inavoués) de leurs précurseurs du siècle précédent, massacreurs de six millions de juifs.

Or que sont ces racines judéo-chrétiennes? Les trois religions monothéistes partagent une même particularité : le respect de l’étranger. Loin d’être des religions tribales, elles ont une vocation universelle. En témoigne, parmi beaucoup d’autres, une citation de Deutéronome 24.17 : « tu ne tricheras pas avec le droit d’un étranger ». L’évangile de Matthieu 25.41 insiste : « allez loin de moi maudits, car j’étais un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ». Et le Coran 49.13 ajoute : « nous avons fait de vous des nations et des tribus pour que vous vous entre-connaissiez. »

Certains Européens croient de bonne foi que l’invasion menace leurs « valeurs », alors qu’ils ne défendent celles-ci qu’en les niant, car ils instrumentalisent une religion qu’ils ne connaissent, ni ne pratiquent. Les racines judéo-chrétiennes ne se distinguent pas de celles de l’Islam sur ce point crucial, parce que les trois religions abrahamiques se sont engendrées successivement dans le même terreau moyen-oriental. En prenant un recul suffisant, on peut considérer que ce sont trois variantes de la même religion, distinctes seulement par leurs origines chronologiques. C’est d’une certaine façon ce que ressent l’Etat de Vaud.

En effet, toute communauté religieuse qui satisfait à certaines conditions fixées dans la loi  , peut demander à être reconnue « d’intérêt public» par l’Etat de Vaud. Ces conditions sont notamment : reconnaître le caractère contraignant de l’ordre juridique suisse ; respecter les droits constitutionnels de ses membres (égalité hommes femmes) ; observer une transparence financière (qui n’interdit pas le subventionnement par l’étranger) ; s’engager en faveur de la paix sociale et religieuse ; participer au dialogue œcuménique et/ou interreligieux. A ce jour, trois regroupements de communautés ont fait leur demande : les anglicans et les catholiques chrétiens, les musulmans et les évangéliques. Elles se sentent sûres d’elles.

Si on réfléchit à cette liste de conditions, on en vient à penser que l’Etat de Vaud se fait une idée bien précise de ce que doit être toute confession : simplement une variante de la même religion, commune à tous, même si elle s’exprime selon des variantes de type culturelles et cultuelles, secondaires par rapport à l’objet central. Mais de même que la Confédération est solide non pas malgré le fédéralisme, mais grâce à celui-ci, la vie spirituelle des Vaudois requiert la liberté de croyance, la variété des traditions, l’enracinement dans de multiples cultures. La diversité n’est pas une faiblesse mais une force, car elle seule respecte l’injonction de l’article 15 de la Constitution et la réalité de l’esprit des humains. De toute façon le tissu des croyances ne peut jamais prétendre coller à la réalité. C’est un grand récit mythologique. Seul l’imaginaire, pourvu qu’il soit construit sur le pensable, nous aide à accéder sûrement à l’impensable.

Et donc on ne peut que se réjouir des conclusions de cette étude. Les Vaudois ne sont pas amputés de la dimension spirituelle de l’existence, mais entendent l’exercer à leur guise. Même et surtout si le tiers des Vaudois ne se reconnaissent dans aucune confession. Il se font de celles-ci une idée tellement haute qu’aucune ne leur convient. Et lors de son enquête sur la foi, le professeur Pierre Gisel a découvert que priaient réguli, même ceux qui ne mettent jamais les pieds dans une église, une synagogue ou une mosquée.

 

 

 

 

 

Taxer n’est pas économiser

 

Le parlement fédéral vient d’accepter une loi sur le CO2 telle que les inconvénients de la transition climatique affecteront surtout les moins favorisés. La sauvegarde de l’environnement et la justice sociale sont deux objectifs qui ne coïncident pas spontanément. L’exemple historique le plus récent est celui des gilets jaunes. Dans la France de 2018, ce mouvement a explosé en réaction à une augmentation des taxes sur l’essence, qui était programmée en vue d’en diminuer la consommation selon la seule logique de la protection de l’environnement. Cette initiative négligeait le fait évident que, pour beaucoup de travailleurs, la voiture constitue le seul moyen d’accéder à leur emploi et qu’ils n’ont pas la possibilité de supporter des taxes accrues avec de faibles salaires.  Cette prise de conscience élémentaire se trouvait hors de portée des fonctionnaires et des parlementaires.

Et cependant la transition climatique tout comme l’épidémie de coronavirus font partie du mécanisme le plus élémentaire de la Nature. Toute modification de l’environnement agit comme un filtre. Elle avantage les plus évolués pour qu’ils survivent. C’est conforme à la cruelle logique de l’évolution selon Darwin. L’épidémie agit selon le même mécanisme en triant entre ceux qui peuvent se faire soigner et les autres.

Une politique intelligente devrait donc prendre en compte deux objectifs difficilement conciliables : sauver la planète ; protéger les populations défavorisées. Dans l’optique de l’évolution biologique naturelle, elles seraient éliminées. Mais l’évolution spirituelle de l’espèce humaine exige peut-être de dépasser cette logique. Dans quelle mesure, avec quels moyens, selon quels critères ? Personne n’y a réfléchi sérieusement à Berne.

Le Conseil national a accepté la taxe incitative de 30 à 120 francs sur les billets d’avion. Le prix du litre d’essence renchérira de 10 centimes au maximum jusqu’en 2024 et 12 centimes au maximum à partir de 2025. La taxe CO2 sur le mazout, actuellement plafonnée à 120 francs par tonnes de C02, sera relevée jusqu’à 210 francs. La production de CO2 devrait diminuer de 50% en 2030. La part des réductions à réaliser en Suisse sera de 75%. Le quart restant sera formellement couvert par l’achat de droits à polluer sur le marché international.

La loi sur le CO2  envisage comme moyen essentiel le renchérissement de certaines prestations : taxes sur les combustibles et l’essence, taxe sur les billets d’avion. Ces taxes supplémentaires sont négligeables pour ceux qui en ont les moyens et qui ne changeront pas leur comportement. Mais elles pèseront tellement lourd sur ceux qui n’en disposent pas qu’ils devront renoncer à certaines prestations. Les sauts de puce pour shopping d’une ville européenne à l’autre cesseront d’être massifs si les billets valent plus que quelques dizaines de francs. Le voyage en avion redeviendra ainsi ce qu’il fut : une prestation de luxe réservée à ceux qui font partie de la classe supérieure.

Le chauffage et les charges des locataires augmenteront. Les trajets en voiture pour aller au travail mangeront une partie des salaires les plus bas, pour des travailleurs qui ne peuvent pas faire du télétravail. Il y aura peut-être des mécanismes de compensation, mais ils n’intéresseront que quelques défavorisés. Cette loi prend en otage la classe moyenne, celle qui paie des impôts et qui n’est pas subventionnée sous une forme quelconque, soit à peu près le tiers moyen de la population.

Est-ce que la production de CO2 diminuera pour autant ? Personne ne peut prévoir quoi que ce soit, face à l’élévation de la température dont ne connaissons pas l’évolution future et à un système économique que personne ne comprend plus. Car ceux qui polluent le plus, qui ont de grosses voitures, qui voyagent beaucoup en avion, qui occupent de grands logements, ne seront pas vraiment incités à diminuer leur consommation. Cette loi favorable aux plus gros pollueurs se conforme aux préjugés de l’assemblée parlementaire et des milieux d’affaire, à savoir que la transition climatique n’est pas un sujet sérieux. Trois thèses contradictoires sont invoquées dans le débat par l’extrême droite : soit elle n’existe pas, soit qu’elle ne serait pas due aux gaz à effet de serre, soit parce qu’il n’y a rien à faire.

Car, il demeure des fractions de l’opinion publique et des décideurs, qui ne sont convaincus ni de la transition climatique, ni de l’épidémie de coronavirus ou qui prétendent ne pas l’être. C’est une application de la règle éternelle : les hommes ne veulent pas savoir que leur civilisation est mortelle et encore moins qu’ils organisent son suicide. De même, la méditation sur sa propre mort ne constitue pas l’activité favorite de la plupart des individus.

La loi sur le CO2 sera probablement soumise à vote populaire, qui se déroulera en toute méconnaissance de cause : qui lira une loi en 87 articles s’étalant sur 39 pages?  Elle risque de fédérer dans une alliance perverse la droite qui trouve que l’on en fait trop et la gauche que l’on n’en fait pas assez. Cette double opposition prouve que la loi est la moins mauvaise que l’on puisse promulguer. Non pas au sens où elle serait en quelque mesure efficace au point de vraiment réduire l’empreinte CO2 de moitié en 2030. On n’en sait rien mais on peut en douter. Cette loi est la seule que nos institutions puissent élaborer dans un contexte de confusion mentale. Elle privilégie l’incitation à la contrainte, elle pèsera plus sur les pauvres que sur les riches.

La raison indique que le peuple fait mieux de la voter, car si elle était refusée, la Suisse perdrait la face. Mieux vaut un tiens que deux tu l’auras. Si un petit pays ne donnait pas l’exemple aux grands, les véritables pollueurs, qui le donnera ?

 

La dernière colonisation

 

L’initiative pour des multinationales responsables a été lancée par l’ex-conseiller aux États PLR et procureur Dick Marty avec une vaste coalition de 130 organisations de défense des droits humains et de protection de l’environnement. Un grand nombre de dirigeant-e-s d’entreprise et représentant-e-s politiques de tous les partis apportent leur soutien à l’initiative, qui bénéficie par ailleurs de l’appui de la Conférence des Évêques Suisses, de l’Église évangélique réformée de Suisse et de l’Alliance évangélique suisse.

Comme cette initiative est parfois caricaturée, il vaut la peine d’en citer l’essentiel :

« les entreprises sont tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable; elles doivent notamment examiner quelles sont les répercussions effectives et potentielles sur les droits de l’homme internationalement reconnus et sur l’environnement, prendre des mesures appropriées en vue de prévenir toute violation des droits de l’homme internationalement reconnus et des normes environnementales internationales, mettre fin aux violations existantes et rendre compte des mesures prises; …; lorsqu’il règle l’obligation de diligence raisonnable, le législateur tient compte des besoins des petites et moyennes entreprises qui ne présentent de tels risques que dans une moindre mesure »

Texte mesuré qui rend les entreprises suisses responsables de leurs activités à l’étranger, comme elles le sont sur le territoire national. Mais cela ne va pas de soi. Au parlement la droite a opposé un contre-projet moins exigeant. Le Centre est littéralement éclaté entre cette initiative de gauche et le texte de droite. C’est une sorte de combat de civilisation dont les racines profondes remontent à l’ère des colonisations.

Il n’y en a pas eu qu’une seule. L’époque romaine a conduit à l’établissement de colonies en Europe, dont certaines sont devenues de grandes villes comme Cologne ou Marseille. La paix romaine, les routes romaines, le droit romain, la langue latine ne furent pas des exactions. De toute façon l’empire s’étendit sans demander l’avis des peuples conquis. En parlant le français, en utilisant les termes de préfet, de dicastère, de basilique, de tutelle, de curatelle, d’alter ego, de curriculum vitae, de statu quo, de vice-versa, d’a priori, sic, bis, ter, etc… nous reconnaissons l’action civilisatrice de l’empire. Anciens colonisés, nous ne récusons pas le colonisateur, même s’il eut la main rude.

De même au XIXe siècle de nombreux territoires ont été colonisés jusqu’à ce que des processus de décolonisation  y mettent fin, moins d’un siècle plus tard. La conquête de l’Afrique se fit avec moins de brutalité que celle de l’Europe par le Romains ou des Amériques au XVIe siècle. Le Siècle des Lumières était passé par là et la politique se devait de respecter un certain nombre d’apparences. Les arguments avancés par les colonisateurs pour motiver la colonisation furent souvent le « développement de la civilisation » ou la « mission civilisatrice ». Ceci conduisit à la création d’infrastructures, qui restent en place après la fin de la colonisation, l’exploitation d’un espace géographique, la mise sous tutelle et suivant le cas la domination économique, politique, culturelle, voire religieuse. La colonisation servit alors indirectement des intérêts, étatiques ou privés. Mais à l’époque, tout le monde ne fut pas dupe. Par exemple, un discours prophétique de Clémenceau en pleine période de colonisation rappela des principes élémentaires :

« Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. Il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit. Mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires …. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. »

A partir de 1960, la décolonisation s’emballa. Les tranches du gâteau africain découpées à la hache lors du Congrès de Berlin en 1885 devinrent de pseudo-Etats, dont la plupart sombrèrent rapidement dans l’anarchie, les guerres civiles, la misère et une nouvelle forme d’exploitation par des sociétés multinationales. Les nations colonisatrices assuraient au moins l’ordre, construisaient des écoles, des hôpitaux, des routes. Aujourd’hui les multinationales se limitent à l’exploitation des ressources locales, parfois infiniment précieuses. La mondialisation a exacerbé ce processus au point que l’Inde et la Chine détiennent un quasi-monopole sur la production de molécules pharmaceutiques.

Bien entendu le Droit tel que nous le concevons, la solidarité sociale, le respect de l’environnement, rien de tout ce qui faisait la face civilisatrice de la colonisation ne subsiste. Les gouvernements fantoches sont minés par la corruption, avérée comme une nécessité incontournable par les multinationales. Lorsqu’une firme de l’Ouest abandonne le terrain elle est remplacée par la Chine dont la vocation civilisatrice n’est pas évidente. L’Afrique est donc toujours colonisée à part quelques exceptions vertueuses comme le Ghana. L’initiative pour des multinationales responsables est donc un rappel élémentaire mais désespéré au Droit.

Car l’ambiguïté persiste. Par exemple nous ne produisons plus en Suisse notre textile qui a été délocalisé en Tunisie, parce que les travailleuses locales coûtent moins cher et ne disposent pas des mêmes protections sociales. Si l’on regarde d’un œil, c’est de l’exploitation qui bénéficie aux consommateurs suisses s’habillant à peu de frais. Si on ouvre l’autre œil, c’est un partage réaliste du travail qui sort des Tunisiens du chômage et de la misère. Si on ouvre les deux yeux, on ne sait plus que penser.

Pour se mettre du bon côté du doute, il vaut cependant mieux voter l’initiative. D’abord parce qu’elle nous donnera bonne conscience, ce qui vaut tout l’or du monde. Ensuite parce qu’elle serait appliquée avec indolence, inertie, tergiversation. Les tribunaux suisses ne seront jamais à même de savoir ce qui se passe vraiment dans une province reculée de la Thaïlande et le doute profitera à la firme inculpée. Nous aurons donc le beurre, l’agent du beurre, la casquette du crémier et les faveurs de la crémière. Comme jadis et comme toujours. La droite fut donc bien naïve de s’y opposer.