La dernière colonisation

 

L’initiative pour des multinationales responsables a été lancée par l’ex-conseiller aux États PLR et procureur Dick Marty avec une vaste coalition de 130 organisations de défense des droits humains et de protection de l’environnement. Un grand nombre de dirigeant-e-s d’entreprise et représentant-e-s politiques de tous les partis apportent leur soutien à l’initiative, qui bénéficie par ailleurs de l’appui de la Conférence des Évêques Suisses, de l’Église évangélique réformée de Suisse et de l’Alliance évangélique suisse.

Comme cette initiative est parfois caricaturée, il vaut la peine d’en citer l’essentiel :

« les entreprises sont tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable; elles doivent notamment examiner quelles sont les répercussions effectives et potentielles sur les droits de l’homme internationalement reconnus et sur l’environnement, prendre des mesures appropriées en vue de prévenir toute violation des droits de l’homme internationalement reconnus et des normes environnementales internationales, mettre fin aux violations existantes et rendre compte des mesures prises; …; lorsqu’il règle l’obligation de diligence raisonnable, le législateur tient compte des besoins des petites et moyennes entreprises qui ne présentent de tels risques que dans une moindre mesure »

Texte mesuré qui rend les entreprises suisses responsables de leurs activités à l’étranger, comme elles le sont sur le territoire national. Mais cela ne va pas de soi. Au parlement la droite a opposé un contre-projet moins exigeant. Le Centre est littéralement éclaté entre cette initiative de gauche et le texte de droite. C’est une sorte de combat de civilisation dont les racines profondes remontent à l’ère des colonisations.

Il n’y en a pas eu qu’une seule. L’époque romaine a conduit à l’établissement de colonies en Europe, dont certaines sont devenues de grandes villes comme Cologne ou Marseille. La paix romaine, les routes romaines, le droit romain, la langue latine ne furent pas des exactions. De toute façon l’empire s’étendit sans demander l’avis des peuples conquis. En parlant le français, en utilisant les termes de préfet, de dicastère, de basilique, de tutelle, de curatelle, d’alter ego, de curriculum vitae, de statu quo, de vice-versa, d’a priori, sic, bis, ter, etc… nous reconnaissons l’action civilisatrice de l’empire. Anciens colonisés, nous ne récusons pas le colonisateur, même s’il eut la main rude.

De même au XIXe siècle de nombreux territoires ont été colonisés jusqu’à ce que des processus de décolonisation  y mettent fin, moins d’un siècle plus tard. La conquête de l’Afrique se fit avec moins de brutalité que celle de l’Europe par le Romains ou des Amériques au XVIe siècle. Le Siècle des Lumières était passé par là et la politique se devait de respecter un certain nombre d’apparences. Les arguments avancés par les colonisateurs pour motiver la colonisation furent souvent le « développement de la civilisation » ou la « mission civilisatrice ». Ceci conduisit à la création d’infrastructures, qui restent en place après la fin de la colonisation, l’exploitation d’un espace géographique, la mise sous tutelle et suivant le cas la domination économique, politique, culturelle, voire religieuse. La colonisation servit alors indirectement des intérêts, étatiques ou privés. Mais à l’époque, tout le monde ne fut pas dupe. Par exemple, un discours prophétique de Clémenceau en pleine période de colonisation rappela des principes élémentaires :

« Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. Il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit. Mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires …. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. »

A partir de 1960, la décolonisation s’emballa. Les tranches du gâteau africain découpées à la hache lors du Congrès de Berlin en 1885 devinrent de pseudo-Etats, dont la plupart sombrèrent rapidement dans l’anarchie, les guerres civiles, la misère et une nouvelle forme d’exploitation par des sociétés multinationales. Les nations colonisatrices assuraient au moins l’ordre, construisaient des écoles, des hôpitaux, des routes. Aujourd’hui les multinationales se limitent à l’exploitation des ressources locales, parfois infiniment précieuses. La mondialisation a exacerbé ce processus au point que l’Inde et la Chine détiennent un quasi-monopole sur la production de molécules pharmaceutiques.

Bien entendu le Droit tel que nous le concevons, la solidarité sociale, le respect de l’environnement, rien de tout ce qui faisait la face civilisatrice de la colonisation ne subsiste. Les gouvernements fantoches sont minés par la corruption, avérée comme une nécessité incontournable par les multinationales. Lorsqu’une firme de l’Ouest abandonne le terrain elle est remplacée par la Chine dont la vocation civilisatrice n’est pas évidente. L’Afrique est donc toujours colonisée à part quelques exceptions vertueuses comme le Ghana. L’initiative pour des multinationales responsables est donc un rappel élémentaire mais désespéré au Droit.

Car l’ambiguïté persiste. Par exemple nous ne produisons plus en Suisse notre textile qui a été délocalisé en Tunisie, parce que les travailleuses locales coûtent moins cher et ne disposent pas des mêmes protections sociales. Si l’on regarde d’un œil, c’est de l’exploitation qui bénéficie aux consommateurs suisses s’habillant à peu de frais. Si on ouvre l’autre œil, c’est un partage réaliste du travail qui sort des Tunisiens du chômage et de la misère. Si on ouvre les deux yeux, on ne sait plus que penser.

Pour se mettre du bon côté du doute, il vaut cependant mieux voter l’initiative. D’abord parce qu’elle nous donnera bonne conscience, ce qui vaut tout l’or du monde. Ensuite parce qu’elle serait appliquée avec indolence, inertie, tergiversation. Les tribunaux suisses ne seront jamais à même de savoir ce qui se passe vraiment dans une province reculée de la Thaïlande et le doute profitera à la firme inculpée. Nous aurons donc le beurre, l’agent du beurre, la casquette du crémier et les faveurs de la crémière. Comme jadis et comme toujours. La droite fut donc bien naïve de s’y opposer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

17 réponses à “La dernière colonisation

  1. Texte nuancé et intéressant, j’ai déjà signé cette initiative tout en doutant (très fort) de ses effets effectifs sur les pratiques des multinationales. En revanche un point de désaccord sur votre texte concernant la brutalité : le commerce triangulaire à eu des effets dévastateurs sur le continent Africain ; on peut aussi, sans être exhaustif, mentionner le traitement infligé aux populations locales, par l’armée coloniale Belge au Congo ou encore l’armée coloniale Allemande en Namibie.

    1. Les exactions lors de la conquête du Congo ne furent pas le fait d’une armée coloniale belge, mais de l’Etat indépendant créé à Berlin en 1885 et dévolu comme propriété personnelle à Léopold de Saxe Cobourg qui était incidemment roi des Belges. Sous son règne le travail forcé fut imposé sous peine de brutalités ignobles contre lesquelles s’éleva la presse anglosaxonne.
      Le Congo n’est devenu une colonie belge qu’en 1908 Il y a eu encore du travail forcé auquel l’épiscopat catholique s’insurgea aussi tard que 1928 de même que la presse belge. Mais pas de brutalités semblables à celle de l’Etat indépendant.
      L’armée congolaise n’a révélé sa véritable nature qu’après l’indépendance comme instrument du pouvoir central à l’égard de la population.

  2. Raisonnements très intéressants…

    J’ai juste une question car vous avez dit une chose que je trouve bizarre.

    “L’Afrique est donc toujours colonisée à part quelques exceptions vertueuses comme le Ghana.”

    Excusez moi mais là je suis un peu étonné. D’après ma petite expérience personnelle de ce pays, le Ghana, ex- Côte de l’Or, est peut-être un exception, mais “vertueuse”, je n’emploierais pas ce terme.

    Vous devez avoir une idée derrière la tête pour dire ça, pouvez-vous l’expliciter? Quel aspect voyez-vous qui vous fait apparaître le Ghana comme “vertueux”? Peut-être le fait que Kofi Annan, qui est un noble Ashanti, est issu de ce pays? Autrement, je donne ma langue au chat.

    1. Vertueux est peut-être de trop, mais il faut une épithète à exception parce qu’il existe aussi des exceptions perverses. Le génocide des Tutsis au Rwanda par exemple.

  3. Et le proc entend faire comment pour rassembler des preuves ? Arrêtez de vivre au pays des bisounours. Nous avons un territoire, une souveraineté territoriale et une attractivité internationale en déclin. Si vous voulez tuer les emplois, proposez au moins un truc crédible juridiquement…

    Je vois déjà le proc tessinois demander l’entraide internationale avec le Nigéria pour faire fermer une usine polluante et qui est le seul employeur local. En fait, j’entends plutôt les rires de son interlocuteur.

    Réveillez-vous.

    Après Amnesty, Manon a trouvé un emploi où? La réponse à cette question montre la crédibilité des initiants… gentils bobobohèmes

    1. Bonjour,

      Je pense que vous avez fermé les deux yeux lorsque M. Neirynck parlait d’ouvrir un œil, puis l’autre et enfin les deux…

  4. Je suis totalement d’accord avec vous.
    Concernant les tribunaux, il est clair qu’ils n’ont pas les mêmes moyens qu’aux USA, et je n’ai pas compris la droite face à une loi qui ne sera quasi jamais applicable.

    Il y a une chose qui me gêne, j’y vois un néocolonialisme, même si c’est une loi qui veut le bien. Chaque pays a ses lois, qui ne suivent pas forcément, nos standards, pour des raisons pragmatiques.
    Ainsi, l’interdiction du travail des enfants. Elle ne peut se faire que par l’accompagnement du pays pour aider ces familles pauvres qui ne survivent qu’avec leurs enfants.

    Si les pays donnent leur accord pour que la Suisse se permet de juger, alors je n’aurai plus de réserves. Chez nous, on ne serait pas prêt à ce qu’un pays nous fasse la morale (pour notre “bien”) selon ses critères, alors abstenons-nous de nous y mêler, et essayons plutôt de convaincre. Je n’ai pas de réserves dans les régions où l’Etat n'”existe” pas.

    L’ONU se mêle de la politique européenne d’immigration. Moralement, l’ONU a raison, la réalité est tout autre, c’est la déstabilisation de la société.

    Je suis donc comme vous à croire à la non efficacité de la loi, et donc la voter. On aura la morale avec nous, dans le camp occidentale. Ailleurs on y verra certainement l’ingérence de l’arrogance néocolonialiste occidentale.

    Il est peut-être temps d’avoir une réflexion sur ce néocolonialisme, parfois humanitaire. L’exemple de l’Afrique est frappant. Sauf exception, le personnel occidental d’ONG n’a rien à y faire. L’Afrique a les ressources humaines, et donc ce serait beaucoup mieux pour leur fierté si ils se font aider par d’autres africains.

  5. J’ai beaucoup d’admiration pour vos billets publiés sur ce blog. Vous savez prendre de la hauteur et analyser le monde dans sa complexité, sans animosité envers les uns ou les autres. Si les « polémistes » et autres intervenants sur la place publique pouvaient en faire de même, on aurait des débats moins polarisés et plus constructifs.

  6. “Pour se mettre du bon côté du doute, il vaut cependant mieux voter l’initiative. D’abord parce qu’elle nous donnera bonne conscience, ce qui vaut tout l’or du monde. Ensuite parce qu’elle serait appliquée avec indolence, inertie, tergiversation. Les tribunaux suisses ne seront jamais à même de savoir ce qui se passe vraiment dans une province reculée de la Thaïlande et le doute profitera à la firme inculpée. Nous aurons donc le beurre, l’agent du beurre, la casquette du crémier et les faveurs de la crémière. ”

    hummmm
    quel cynisme venant d’un belgo-franco-suiss, pensionné par la Confédération, pfouiiiii!!!!!

    1. C’est une prévision réaliste. Il n’est pas question de cynisme dans une affaire qui peut-être aussi tragique. C’est reconnaître que nous ne pouvons strictement rien sur ce qui se passe dans des pays où le désordre voire l’anarchie dominent. L’initiative a seulement pour but de se persuader que l’on a fait tout ce que l’on a pu et de faire prendre conscience à l’opinion publique de ce qui se passe. Cette évaluation n’a rien à voir avec les origines ou le statut social de l’auteur. Nous discutons d’idées, pas de personnes.

      1. Venant d’un pays, la Suisse, par lequel transitent entre 40 à 85% du négoce des matières premières mondiales, on pourrait au moins essayer d’améliorer les choses, même si l’équation n’est pas simple.

        Vous le savez bien sûr, comme belge, comme vous savez que Dick Marty est sûrement un des rares politiciens intègres.

        Je m’étonne seulement de votre position peu claire à ce sujet!

        1. Tout d’abord je ne suis pas belge et cela n’a rien à voir avec mon estimation de cette initiative. Il faut cesser d’évaluer un blog en fonction de la nationalité supposée de son auteur, de son parcours professionnel, de sa vie familiale, de sa religion, etc.
          J’estime certes Dick Marty mais cela n’a rien à voir avec ma position, qui est clairement en faveur de l’initiative tout en étant sceptique sur ses résultats. On peut soutenir une cause même si elle est quasiment désespérée. En revanche le non à cette initiative relève du cynisme ou de l’indifférence.
          Selon le titre de ma chronique, je pratique une analyse politique sans parti pris, sans a priori, dans une visée objective.

          1. Excusez-moi de vous avoir blessé, je n’ai rien contre les belges. Il me semblait avoir lu que vous y étiez né.
            Moi, par exemple, je suis né à Porrentruy, Jura et je resterai toujours attaché à cette petite bourgade.

            Par exemple, je vis depuis treize ans en Uruguay, à onze mille kilomètres et je ne me sens aucune affinité avec les uruguayens, et ne demanderai jamais la nationalité, mais le destin…
            Mais un jour, je vais revenir en Europe 🙂

  7. Bravo, cher Jacques, pour cette chronique subtile et nuancée. C’est rare dans le déferlement des blogs.

  8. “Aujourd’hui les multinationales se limitent à l’exploitation des ressources locales, parfois infiniment précieuses”, écrivez-vous. Cette exploitation serait-elle possible sans la complicité des factions autochtones au pouvoir, comme elle se pratiquait déjà au temps de la colonisation et de la traite? Jean Boudriot (1921-2015), père de l’archéologie navale française, a consacré un ouvrage à l’étude d’un navire négrier du XVIIIe siècle, l'”Aurore”, dont il ressort que sous l’Ancien régime et jusqu’à l’abolition de la traite avec le Traité de Paris en 1814, en Afrique équatoriale la vente des nègres se fait par courtiers interposés entre marchands locaux et capitaines négriers. Ces indispensables intermédiaires sont toujours des propriétaires riches et puissants – princes-nés ou “mafoucs” nommés par le roi, et faisant fonction d’intendant général du commerce dans les régions où s’effectue la traite.

    Selon Boudriot, Le mafouc est le véritable interlocuteur des négriers, c’est à lui exclusivement que les blancs ont affaire pour le paiement des coutumes et bienvenues, pour la police des noirs et le prix de la traite, dont le mafouc fixe les prix. Le capitaine du navire négrier doit entretenir avec lui et divers autres personnages les meilleures relations. Dès son arrivée, il doit convenir avec le roi, par l’intermédiaire d’un interprète, des droits d’ancrage et de traite à payer avant toute opération de traite. Au préalable, un présent doit être fait au roi consistant par exemple, pour traiter 600 captifs, en huit barils d’eau-de-vie, un manteau et sept pagnes de soie. La cargaison des navires négriers, destinée à payer la traite, varie selon les lieux où elle est pratiquée, tous les nègres n’ayant pas les mêmes besoins ni surtout les mêmes goûts. Certaines marchandises n’intéressent pas les indigènes.

    En général, l’acheteur indigène désire la variété. Les marchandises sont appréciées par pièces, suivant les usages de la côte ouest-africaine. L’assortiment de divers produits représente un certain nombre de pièces équivalant à l’achat d’un noir, par exemple une négresse peut valoir 38 pièces, correspondant à un choix de marchandise (exemple: la demi-Guinée, toile de coton teinte en bleu est appréciée pour trois pièces et représente une marchandise).

    La valeur en pièces varie selon l’âge, le sexe et l’état du noir, ainsi que selon l’offre et la demande du moment. Le noir dit “pièce d’Inde” est âgé de 17 à 18 ans, 30 ans au plus, sa taille est d’au moins cinq pieds (1,62 m.), il doit être musclé, un peu gros. Sa dentition doit être saine, aucune dent ne doit manquer; pas de taie sous l’oeil. L’homme doit être exempt de toute parasitose. Les femmes ont une taille minimum de 4 pieds ( 1,32 m.), elles doivent présenter les caractéristiques de bonnes reproductrices. La taille minimum des négrillons est de 3 pieds 8 pouces (1,19 m.), celle des négrittes de 3 pieds (1,14 m.).

    Lors de l’achat d’un captif, celui-ci est examiné par le chirurgien-major du navire négrier. Il choisit les nègres en évitant les vieux à peau ridée, testicules pendants et ratatinés. Pour les femmes, pas de mamelles pendantes et flasques. Il importe de se méfier des ruses des courtiers, maquillant les nègres âgés en leur teignant les cheveux, les épilant, les enduisant d’un mélange de poudre à fusil et d’huile afin de leur donner une bonne mine. Bref, ce malheureux “bétail humain” est soigneusement inspecté.

    Sources: Jean Boudriot, “Traite et navire négrier”, Collection Archéologie navale française, Paris 1984, pp. 64, 78-80.

    1. 😳…. On se croirait à cette même époque avec cette initiative🤪… Surtout si les “évangélistes” sont dans l’ombre… Comme dans l’ombre de Bolsonaro😇😜Monsieur Neyrink, heureuse que vous demeurez toujours en bonne santé👌😍 Pilar Ackermann

Les commentaires sont clos.