Les armes des pauvres

 

Comme ils ne possèdent rien d’autre, leurs corps sont leurs seules armes. Les travailleurs louent leurs bras à un employeur pour acquérir leur pitance. Les prostituées sont obligées de pousser cette logique jusqu’au bout. Mais la masse des pauvres constitue aussi une arme redoutable.

On en a la révélation par l’épidémie qui perturbe le jeu coutumier de l’économie. Pour l’éteindre, il faut que la majorité de la population mondiale soit vaccinée. Or, selon la logique habituelle les nations riches ont acheté les vaccins et les nations pauvres n’en ont pas les moyens. Non seulement de les acquérir mais aussi de les administrer faute de personnel et d’infrastructures. Dans un pays riche 20% de la population est vaccinée en moyenne : dans un pays pauvre 0.2%. Dès lors, si l’épidémie persiste dans le monde sous-développé, le virus continuera à muter et peut-être de devenir à la fois encore plus agressif et incontrôlable par les vaccins existants. De gré ou de force, les riches devront payer les vaccins des pauvres et même y envoyer parfois des équipes médicales. Quoi qu’il en coute ! Ce sera une reconnaissance tardive mais obligée de la solidarité absolue entre tous les habitants de la planète. Nous nous sauverons ou nous perdrons tous ensemble.

Cette solidarité devra s’étendre à tout ce qui conditionne la survie, la nourriture, la formation, l’emploi. Aux portes de l’Europe se situe l’immense continent africain avec un milliard trois cents millions d’habitants. Dans la plupart des pays du continent, la croissance de la population dépasse 2% par an. En outre, il y a une forte proportion de jeunes parmi la population africaine dans son ensemble, 41% de la population africaine ayant moins de 15 ans. Dès lors la visée des deux milliards n’est pas loin.

Pour beaucoup de jeunes, le seul espoir est de parvenir en Europe afin d’échapper à la pauvreté absolue, à la faim, à l’illettrisme, au chômage à vie, à la guerre. Dès lors la Méditerranée est le lieu d’un exode périlleux sur des embarcations précaires avec un contingent sans cesse renouvelé de morts. Seules quelques ONG tentent de pallier ce désastre avec des moyens trop faibles et sans cesse entravés par les Etats européens. L’Europe s’efforce de contenir ce flot en subsidiant la Turquie, la Lybie et le Maroc afin de servir de chiens de garde. Ce dernier a utilisé ses aspirants à l’émigration dans une opération spectaculaire pour agir sur l’Espagne. Les 6000 corps de migrants jetés sur la plage de Melilla ont été utilisés comme une arme. Elle est imparable sauf à revenir aux grands principes dont nous nous gargarisons tous les matins et à les prendre au sérieux.

Car que représentent ces quelques milliers de désespérés par rapport aux deux milliards qui tôt ou tard tenteront une action de masse sur l’Europe, tandis que les Latinos font de même vers les Etats-Unis ? Dans certaines circonstances, encore inimaginables aujourd’hui, les frontières de l’Europe seront submergées.

La seule façon de se prémunir contre ce cataclysme serait de développer l’Afrique, pour qu’elle puisse exploiter ses prodigieuses richesses et fixer sur place cette marée humaine. On sait que la seule façon d’enrayer une démographie galopante est l’éducation, en particulier des filles. Un système efficace de sécurité sociale qui assure des pensions décentes persuade les adultes qu’ils ne doivent pas seulement compter sur une nombreuse progéniture pour assurer leur vieillesse. Cela suppose un revenu qui est loin d’être atteint : au Burundi moins d’un dollar par habitant et par jour.

Tout cela avait bien été tenté durant la colonisation, qui s’est arrêtée inopinément aux alentours de 1960, parce qu’elle ne respectait pas la dignité élémentaire des Africains, traités comme des non-citoyens. Une décolonisation hâtive et bâclée a ranimé les conflits tribaux et religieux. Les structures administratives léguées par les colonisateurs se sont pulvérisées. La corruption est devenue la règle. Des lobbys industriels se sont substitués aux pays colonisateurs pour mettre les ressources en coupe réglée. Rendue aux Africains, l’Afrique est devenue pour ceux-ci le lieu de la guerre, de la famine et de la peste, une caricature d’indépendance et de démocratie, un repoussoir.

Certes il existe un palliatif. Le Conseil fédéral et le Parlement ont alloué à la Coopération internationale un montant total de 11,25 milliards de francs pour la période actuelle de la stratégie de la Suisse (2021-2024). Cela permet de parer au plus pressé par des opérations ponctuelles mais cela ne va pas changer le sens de l’Histoire. Un jour deux milliards d’Africains exigeront la justice et seront prêts à la revendiquer sur le territoire de l’Europe béate. Suisse y compris. Comme facteur positif, nous aurons notre aviation militaire à six milliards pour nous défendre. Et si on détournait ce pactole pour aider au développement ?

 

Grandeur et petitesse

 

Que diront les historiens de la décision du 26 mai 2021 par le Conseil fédéral ? L’expérience décidera de ses conséquences, l’inexorable réalité de l’avenir indéchiffrable, plus fort que toutes les prédictions actuelles du pour et du contre. On dira en tous cas que l’arrêt des négociations avec l’UE n’était pas démocratique. Ni le parlement, ni la population n’en voulait. Comme tous les velléitaires, le Conseil fédéral s’est décidé sur un coup de tête : sans réfléchir après avoir longtemps hésité. Faute d’unanimité en son sein, il s’est précipité sur une décision qui lui permettrait au moins de ne plus douter, d’oublier, de se soustraire aux pressions. Puisqu’il était incapable de manipuler cette précieuse pièce de porcelaine que sont les accords bilatéraux, il l’a brisée par terre. Pour cet exécutif fatigué, ce fut une forme de suicide politique. Se jeter dans le vide après s’être persuadé que l’on acquerra du coup la capacité de voler.

La droite tenait à l’industrie d’exportation, à la formation et à la recherche, à ce qui rapporte à ses commanditaires. La gauche craignait que l’afflux de miséreux européens fasse baisser les salaires des travailleurs du cru. Les deux s’égalaient dans la sauvegarde des intérêts à court terme.

L’extrême droite se moquait bien de tout cela : d’une part l’université est sa bête noire, qu’elle aime rabaisser, et d’autre part une crise l’arrange puisque la misère programmée des travailleurs lui apportera des voix supplémentaires. Elle l’a donc emporté grâce au cynisme de son analyse : qu’importe le bien commun pourvu que le parti progresse. Un seul parti du centre a tenu bon, les Verts libéraux, assemblée d’esprits plus éclairés qui veulent utiliser l’économie pour promouvoir l’écologie. Les autres partis se sont décomposés dans un ni oui, ni non, bien au contraire. C’est un exemple remarquable d’acratie helvétique : si cela tournait mal, personne ne paraitrait responsable. Le Conseil fédéral s’est senti obligé de rompre car s’il avait accepté un accord, celui-ci aurait été refusé par le peuple. Son analyse n’allait pas plus loin que cette considération de petite tactique électorale.

Face à l’UE, la Suisse est petite. En territoire, en population, mais aussi en en inspiration. Pourquoi l’Europe s’est-elle donc unifiée ? Ce ne fut ni par caprice, ni par emportement, ni par hasard, mais par nécessité de survie, par un sursaut d’inspiration. Le passé du continent fut à la fois glorieux et odieux comme c’est inévitable pour tout récit historique.

Du côté pile ce furent les croisades, les guerres de religion, l’extermination des Amérindiens, l’esclavage des Africains, la colonisation, deux guerres mondiales, le génocide des Juifs. Ce fut la disparition des empires allemand, autrichien, ottoman et russe après le premier conflit, du français et de l’anglais après le second. A force de se battre pour des causes mesquines, la puissance de l’Europe s’est dissipée : en sacrifiant sa jeunesse sous la mitraille du front, elle a perdu son génie, des cohortes de savants et d’artistes, d’entrepreneurs et d’artisans. Elle a cessé d’être le foyer de la Science, de l’Art et de la Pensée.

Du côté face, ce fut l’Europe toute seule qui a unifié le monde du XVe au XXe siècle. Les caravelles portugaises sont allées jusqu’au Japon tandis que les jonques chinoises ne se sont jamais amarrées à Lisbonne. Les langues européennes, anglais français espagnol, portugais, russe se sont répandues sur la planète. La musique symphonique, la peinture, la littérature, la science furent exportées partout et constituent aujourd’hui une référence planétaire. Les modes politiques, les droits de l’homme, la démocratie parlementaire, le droit international sont copiés partout.

En 1910, la planète était le dominion de l’Europe, en 2010 elle ne l’est plus. Deux grands empires, les Etats-Unis et la Chine dominent le monde, imposent leurs produits et leurs normes. Pour rester leur égale, il faudra que l’UE devienne une Confédération, quelque chose comme une Suisse étendue à 450 millions d’habitants.

Dès lors ce qui s’est passé ce 26 mai est au minimum une occasion manquée, au pis une désertion de destin. La Suisse doit cesser de se demander quel avantage elle peut tirer ou non de l’UE, mais plutôt ce qu’elle peut lui apporter. Elle en fut le prototype, elle s’obstine à en être la négation. Si 27 Etats comprennent que leur intérêt est l’union, par quelle aberration la Suisse entend-elle l’inverse ? La réaction des syndicats, l’apeurement devant l’immigration, s’inscrit à rebours de l’esprit internationaliste qui fut l’inspiration du socialisme à sa création. La position de l’extrême-droite aurait dû les révulser. On ne s’allie au diable que pour escorter son dessein.

Le projet de l’Europe, devenir le grand pays qu’elle n’a jamais été, constitue une conclusion inespérée à une histoire sanglante. Ce fut une grande vision inventée au sortir de la deuxième guerre parce qu’il fallait échapper à un déterminisme mortifère. Ce fut celle de de Gaulle, d’Adenauer, de Churchill, de Gasperi, des ennemis qui ont eu la grandeur de se pardonner mutuellement. Ce fut un grand basculement de l’Histoire. Face auquel, supputer l’avantage ou l’inconvénient d’en faire partie relève de la mesquinerie, de la petitesse, de la bassesse. La Suisse est le cœur géographique et spirituel de l’Europe et ce grand corps ne prendra vie que si ce cœur accepte de battre pour lui.

 

La Science inculpée.

 

 

On ne dissimule pas une première maladresse au moyen d’une seconde : on l’aggrave.

Première maladresse. Jusqu’au 7 avril 2020, Alain Berset s’en allait répétant encore au nom du Conseil fédéral  que le port généralisé du masque ne protège pas les personnes saines : «Le port généralisé du masque, partout et tout le temps, ne protège pas les personnes saines et peut même avoir un effet contre-productif, en relâchant les comportements». Il avait tort. Il insistait parce que l’administration n’avait pas constitué à temps des stocks suffisants et que le Conseil fédéral ne peut que la couvrir faute de l’avoir contrôlé. Le peu de masques dont nous disposions devait évidemment être réservé au personnel médical, mais il en manquait manifestement. Un message transparent aurait consisté à dire que le port universel du masque protège tout le monde, tout en avouant que la Suisse n’en avait pas suffisamment pour adopter cette politique. D’ailleurs, un peu plus tard, ce même masque prétendument inutile devenait obligatoire et forcément une fraction du bon peuple se révéla désorientée.

Deuxième maladresse : « Je n’ai pas assez remis en question la Science au début. Cela nous a amenés à prétendre que les masques pouvaient même être nuisibles “, a déclaré récemment Alain Berset sur les ondes de la SRF. Il a reconnu ainsi avoir commis des erreurs dans la lutte contre le coronavirus, mais  a soutenu que ce n’était pas la faute du Conseil fédéral abusé par la prétentieuse « Science ». Il rejette cependant l’accusation selon laquelle le port du masque aurait été déconseillé, parce qu’il y en avait trop peu. “Si le gouvernement avait été convaincu à l’époque que les masques seraient utiles, on aurait simplement dû faire avec le matériel disponible”.

Christian Althaus, épidémiologiste suisse de l’Université de Berne , a critiqué les “déclarations manifestement fausses” d’Alain Berset. Il estime que le ministre de la santé continue de soutenir qu’il aurait été averti que tardivement par la task force des développements de l’épidémie. Or la « Science » a été ignorée notamment sur la question du port du masque jusqu’en mai/juin 2020. Selon le procès-verbal de la réunion de crise de mai 2020, le président du groupe de travail avait déclaré: “Le bon sens veut que les masques protègent. Cela doit être communiqué ainsi. »  Selon Christian Althaus, l’avantage du port du masque pour la population générale a été principalement contesté par l’Office fédéral de la Santé publique. Il semble donc que ce soit l’administration fédérale qui ait induit en erreur le Conseil fédéral et que celui-ci s’efforce aujourd’hui d’en endosser la faute à la « Science », une accusation vague, qui désigne plutôt une discipline scientifique qu’un groupe de personnes dûment mandatées et identifiées.

D’ailleurs, il suffisait à cette époque d’un raisonnement élémentaire pour déceler la contradiction du  Conseil fédéral. Dès le 30 mars 2020, le présent blog comportait le texte suivant : « Même si le masque n’est pas une protection absolue pour celui qui le porte ou pour son entourage, il diminue la probabilité de transmission. Or il faut et il suffit de réduire le coefficient de transmission en dessous de 1 pour éteindre l’épidémie. Ce masque est dénigré, parce qu’il ne protège pas le porteur mais seulement son environnement. C’est mal réfléchir que d’en conclure que ce masque ne sert à rien. Il sert à tout, si tous le portent, puisque tous se protègent en protégeant les autres.  …Dès lors que les masques n’étaient pas disponibles, le Conseil fédéral a menti en prétextant qu’ils ne servaient à rien. »

Les déclarations récentes d’Alain Berset au sujet de la « Science » reproduisent et confortent une incrédulité générale qui englobe toute l’activités scientifique. Autant notre société repose sur un usage abondant des applications techniques ou médicales de la recherche, autant leur ignorance est encore répandue dans une fraction importante de la population. Elle n’a donc pas confiance dans des décisions qui sont scientifiquement justifiées, mais qu’elle assimile à celles du politique, prises en général sur base d’opinions ou d’idéologies, c’est-à-dire incertaines dans leur justification et dans leurs résultats. C’est sur cette base qu’une méfiance persiste à l’égard de la vaccination.

Les sciences naturelles, dont fait partie la biologie, reposent sur une observation minutieuse de la réalité expérimentale, dont sont déduites des règles, qui ne sont pas des opinions mais des synthèses provisoires. À tout moment, un fait contraire peut entraîner leur modification. Mais entretemps ces énoncés scientifiques sont la moins mauvaise expression de ce que nous savons certainement à un moment donné. En faire fi, agir en dehors de leurs prescriptions dégrade notre pouvoir d’action et peut mener à des catastrophes.

Il faut bien garder à l’esprit qu’un énoncé dit scientifique est tout sauf un dogme et qu’il en est même le contraire. Les sciences ne reposent que sur un consensus humain, celui des spécialistes du domaine. Il se traduit par des publications, des colloques, des discussions et aussi des doutes. Un seul jeune chercheur peut ébranler le consensus existant s’il a de bonnes preuves à faire valoir. Sa découverte personnelle deviendra le nouveau consensus. D’approximation en approximation, on cerne ainsi la vérité sans jamais prétendre l’atteindre.

Le rapport officiel rédigé par la Chancellerie fédérale a fini par rejoindre  la même analyse critique que celle de Christian Althaus. Le problème a bien surgi du laxisme dans la gestion des stocks. « Il a fallu consentir énormément d’efforts pour acquérir du matériel médical de base, tel que des masques d’hygiène…Le même constat vaut pour les désinfectants ». Le plan suisse pour une épidémie de grippe saisonnière ne couvre que douze semaines. « De plus manque une vue d’ensemble des stocks disponibles et d’un système automatisé de commande. »

Après cet aveu d’erreur, le Conseil fédéral n’a plus aucun titre pour « remettre en question la Science » selon sa malheureuse expression. Le politique peut et doit prendre des décisions aussi bien informées que possible par des experts, mais il ne peut d’aucune façon les nier, les suspecter, les décrier. Le politique surplombe la science parce qu’il doit tenir compte d’autres facteurs, mais il n’a pas en cela qualité pour apprécier la rigueur de la démarche scientifique. Celle-ci progresse précisément parce qu’elle est entraînée à traquer et à reconnaitre ses erreurs. La politique s’enferre dans la mesure où elle fonctionne en sens contraire et où l’administration est considérée comme infaillible. Telle est la leçon institutionnelle que l’épidémie nous enseigne.

 

 

 

 

Tuer au nom de Dieu 

 

 

Le conflit entre Arabes et Juifs en Palestine est la répétition d’un affrontement qui date de la création d’Israël en 1948, c’est-à-dire de 73 ans. C’est donc le plus long conflit du monde, qui semble se poursuivre indéfiniment jusqu’à ce qu’une communauté réussisse à éliminer l’autre. L’Allemagne vient de se prononcer sur la légitimité d’Israël à se défendre, en souvenir de ce que fut l’attitude de ce pays à l’égard des Juifs. Et donc les échanges de bombes en Palestine ne sont que le lointain résultat de ce que fut l’antisémitisme des chrétiens pendant vingt siècles. L’acte fondateur de l’Etat d’Israël fut la Shoah.

Les trois religions monothéistes ne peuvent s’empêcher de nourrir un conflit triangulaire, vieux de deux millénaires. Il est insoluble parce qu’il se justifie au nom de Dieu, accaparé par chacune des religions. Leurs théologiens se rendent bien compte qu’il s’agit du même Dieu mais ils prétendent jouir d’une relation privilégiée, d’un fil direct avec le Ciel, d’en interpréter mieux que les autres les commandements de Celui-ci, par exemple pas d’homosexualité, pas de contraception, pas de femmes en chaire. Ils ne font pas la guerre eux-mêmes, ils la déplorent même, mais ils entretiennent la bonne conscience des combattants. Jamais ils n’iront jusqu’à condamner leurs propres guerriers.

A un moment ou l’autre de leur histoire, toutes les religions ont été impliquées dans ce détournement spirituel. Et la guerre devient alors absolue, puisqu’elle ne se limite pas à un conflit d’intérêt, mais devient une croisade, laïque (le communisme, le nazisme) ou religieuse (Saint-Barthélemy, guerre de Kappel, djihad,). Du XVIe au XVIIIe siècle, l’Europe a été le théâtre de cette folie. Son ultime avatar en Suisse est l’odieux et ridicule article constitutionnel interdisant la construction de minarets. Et plus récemment l’interdiction de la burqa, encore plus mesquine La majorité du peuple suisse, qui ne pratique plus aucune religion, ne supporte pas qu’une autre tradition surgisse en son sein.

Il est donc nécessaire de clarifier, de vérifier et de purifier ce que les hommes appellent religion. Et cela vaut pour toutes les confessions, y compris le christianisme avec ses différentes chapelles. Le critère d’une fausse religion est sa prétention à être unique. La marque des vraies religions est la tolérance, l’humilité et le respect des autres confessions. Il faut que chaque croyant reconnaisse que tout autre croyant lui est semblable, ni inférieur, ni supérieur, mais autre, inscrit dans une tradition différente. Il n’est donc pas nécessaire ou essentiel de le convertir. La personne qui prétend avoir une ligne directe avec le Ciel est au bord de la folie et peut devenir meurtrière avec la meilleure conscience du monde. Elle finit par croire qu’elle garantit son propre salut éternel en envoyant les infidèles dans l’autre monde, où ils souffriront une torture éternelle.

Ceci vaut aussi pour ce qu’il faut bien appeler des religions laïques, qui nient la transcendance, et la remplacent par une idéologie : le racisme, le nationalisme, le marxisme, le productivisme, l’écologisme. Les sociétés évoluées négligent par trop leur hygiène spirituelle. Par un paradoxe révélateur, elles sont souvent crédules face à des superstitions grossières comme l’horoscope, la numérologie, la voyance, la télépathie, la géomancie, l’imposition des mains par un rebouteux. Férues de rationnel, elles succombent au déraisonnable. Et elles suscitent en leur sein des jeunes affolés par leur vide spirituel. Ce sont eux qui se jettent dans le djihad en désespoir de cause.

Il n’y aura pas de paix entre les peuples s’il n’y a pas de paix entre les religions. Ou plus exactement si tous ne conviennent pas qu’il n’y a qu’une seule religion qui inclut aussi les agnostiques. Dès lors surgit une interrogation fondamentale : peut-on, doit-on organiser une Eglise quelconque sur un modèle centralisé ou bien faut-il accepter une diversité d’opinions et de pratiques, en fonction de la géographie ou de la sociologie ?

En Suisse on sait par expérience qu’un modèle centralisateur de l’Etat est destructeur de l’unité réelle qu’il prétend incarner dans une uniformité de façade. Si l’on prétend imposer la même « religion » à un Suédois et à un Zaïrois, on court à l’échec, tant les cultures, les sensibilités, les circonstances sont différentes. Il serait temps que les pontifes prennent la mesure des avancées de la société civile, qui est devenue plus tolérante, plus ouverte, plus bienveillante, plus respectueuse : en un mot plus chrétienne que certaines Eglises.

Nous sommes la première société où la plus large communauté est celle des incroyants  et des non pratiquants de toute nature. Ils vivent en paix avec eux-mêmes parce que tout simplement ils vivent dans un pays en paix. L’Etat n’est pas organisé pour et par une coterie de riches et de généraux. Il existe une véritable solidarité à l’égard de tous les défavorisés, handicapés, pauvres, chômeurs, malades, personnes âgées, prisonniers. Certes ce n’est pas parfait, mais cela a le mérite d’exister. A la limite, si certains, ravagés par une crise, ne parviennent même plus à se nourrir, spontanément surgissent des distributions alimentaires. Le pouvoir ne se mêle plus de la sexualité des adultes consentants. La peine de mort et la torture sont abolies. Les femmes et les enfants sont moins maltraités qu’ils ne le furent ici et qu’ils ne le sont encore ailleurs. Ce sont autant de manifestation d’une véritable religion, celle qui relie entre eux tous les vivants dans le respect mutuel.

 

Sur l’inflation des votations

Le 13 juin prochain, la peuple est appelé à voter sur cinq objets :

Initiative populaire du 18 janvier 2018 : «Pour une eau potable propre et une alimentation saine – Pas de subventions pour l’utilisation de pesticides et l’utilisation d’antibiotiques à titre prophylactique»

Initiative populaire du 25 mai 2018 «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse»

Loi fédérale du 25 septembre 2020 sur les bases légales des ordonnances du Conseil fédéral visant à surmonter l’épidémie de COVID-19

Loi fédérale du 25 septembre 2020 sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Loi fédérale du 25 septembre 2020 sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme.

Chacun de ces objets vise une des menaces réelles que nous subissons : la pollution, l’épidémie, la transition climatique, le terrorisme. Chacun des citoyens votera selon sa perception personnelle de ces dangers, de ses obsessions, de ses intérêts. Personne n’est capable de maîtriser parfaitement ces quatre domaines de la vie publique, particulièrement complexes et intriqués. Personne n’est à la fois agronome, virologue, climatologue et policier

Ainsi , la campagne votera pour l’utilisation de pesticides et la ville contre : les agriculteurs savent le bénéfice qu’ils en retirent, les citadins n’en perçoivent que les dangers, réels ou imaginaires. En sens inverse la campagne se positionne comme si les dangers pour la santé étaient inexistants et la ville comme si l’économie n’était pas concernée. Personne ou presque n’aura le courage, l’attention, le temps et la compétence pour lire les textes soumis à votation et pour percevoir les résultats concrets de ces législations. Le peuple prendra ses responsabilités, assumera les conséquences et ne pourra se rebeller contre un gouvernement qui est dès lors démuni de toute responsabilité.

Est-ce une démarche raisonnable ? Oui, si l’objectif supérieur est l’adhésion de la population à la loi, c’est-à-dire sa propension à la respecter. Non, si l’objectif était de protéger le pays au mieux de la pollution, l’épidémie, la transition climatique, le terrorisme.

Ainsi,  il y a eu une foule de gestions différentes de l’épidémie, certaines exemplaires comme celle de Taïwan, d’autres catastrophiques comme celle du Brésil. En passant de Trump à Biden les Etats-Unis ont rattrapé une dérive meurtrière. Il y a donc moyen de lutter efficacement contre une épidémie ou bien de laisser aller les choses à vau l’eau. La Suisse ne se situe à aucun des extrêmes mais dans une modeste moyenne. La loi sur le Covid résulte des débats d’un parlement à l’image du peuple, elle n’est certainement pas ce qu’il y a de plus efficace. Donc il vaut mieux accepter une demi-mesure que rien du tout.

Les deux lois sur la pollution par les pesticides se situent aussi à mi-chemin de rien du tout et d’une décision rigoureuse impossible à obtenir en votation populaire. D’un côté on assure que leur application sera catastrophique, que la production agricole baissera et qu’il faudra importer des produits étrangers ne respectant pas les lois suisses. D’un autre côté on soutient que l’usage actuel des pesticides entraîne des affections, éventuellement mortelles. Aucune de ces deux thèses n’est appuyée sur des arguments objectifs. Le citoyen ne peut se déterminer en connaissance de cause. Il votera en fonction de ses préjugés du moment, plus ou moins influencés par les campagnes de propagande, plus ou moins développées et efficaces en fonction du financement à disposition.

Il serait possible d’économiser ces dépenses stériles en utilisant la révolution numérique jusqu’en ses derniers développements. Durant la session parlementaire, chaque vendredi soir, les citoyens seraient invités à valider ou non les votes du parlement durant la semaine écoulée. Le délai référendaire serait réduit à quelques jours et tous les objets seraient soumis au vote populaire. Ne serait-ce pas pousser la logique actuelle jusqu’au bout ? Mais à propos, serait-il encore nécessaire d’avoir un parlement fédéral ? S’il n’est déjà plus souverain aujourd’hui pourquoi le maintenir ?

On répondra qu’il étudie à fond les questions, dans les commissions qui rencontrent les représentants de tous les milieux concernés. Que les deux assemblées discutent au plenum. Qu’elles doivent se mettre d’accord sur le même texte. Que c’est un lieu privilégié pour la recherche d’un consensus. Que les parlementaires en apprennent et en savent un peu plus que le citoyen ordinaire. Sans doute. Mais alors pourquoi donner au peuple le pouvoir de les contredire ? Pourquoi tolérer que des intérêts particuliers, munis de bonnes finances, puissent bâtir cette contradiction ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du bon usage de l’enseignement obligatoire.

 

 

Ce bon usage est évident, naturel, fondamental, prioritaire : l’enseignement sert à enseigner, c’est aussi simple que cela. S’il n’atteint pas cet objectif il ne remplit pas sa fonction. D’abord et surtout les banches fondamentales : français, mathématiques, allemand, histoire, sciences. Après viennent d’autres buts respectables comme socialiser, cultiver, éduquer. Une responsable du PS Vaudois m’a un jour fait une confidence en sens inverse : « Le but de l’enseignement obligatoire n’est pas de former, mais est d’abord de socialiser » Pour ne pas dire de formater. Quel est le résultat ?

 

En Suisse, 1 adulte sur 6 ne maîtrise pas les compétences en lecture et écriture attendues et demandées. Près de la moitié d’entre eux est née sur sol helvétique et a suivi l’école obligatoire. Le but élémentaire d’apprendre à lire et à écrire n’est pas atteint, sans doute surtout pour celles et ceux dont le milieu familial est défavorable.

 

Il y a pire à l’autre bout de l’échelle, pour les élèves doués dont les possibilités ne sont pas exploitées.  A l’EPFL, en première année, 45% des étudiants obtiennent une moyenne inférieure à 3.5 à la fin du premier semestre. Ces étudiants doivent abandonner leur première année dans leur section respective afin de commencer la Mise À Niveau de l’EPFL (MAN) qui devient obligatoire. Réussir la MAN autorise à redoubler la première année dans sa section. En 2018, 42% des étudiants ont échoué à la MAN.  A la fin des études, en moyenne 54% des étudiants obtiennent leur Bachelor. Et donc 46% n’arrivent pas à leurs fins parce qu’ils n’étaient pas correctement préparés.

Serait-ce la faute des étudiants étrangers à l’EPFL ? Pas du tout, c’est même le contraire. Ils y réussissent mieux que les Suisses, aussi invraisemblable que cela paraisse mais vrai. C’est le constat de la réponse du Conseil d’État vaudois à l’interpellation du député UDC Thierry Dubois, qui s’inquiétait du sort des étudiants suisses à l’EPFL. Dans le détail, 43% des détenteurs de la maturité fédérale ont réussi la première année. Un taux qui monte à 57% pour les étudiants ayant une formation antérieure française et à 61% pour les étudiants ayant une formation antérieure étrangère non-française. En d’autres mots, la maturité suisse n’est pas au niveau international. Or les Hautes Ecoles suisses doivent elles se mettre au niveau de la concurrence internationale si elles veulent, comme elles le doivent, pour assurer à l’économie un recrutement de niveau suffisant.

Comment est-ce possible ? Les collèges et les gymnases sont des bâtiments superbes, bien équipés, animés par un corps enseignant de haut niveau, compétent et engagé, convenablement rémunéré. Mais ce sont les exigences qui sont insuffisantes.

Cela ressort de mon expérience personnelle, des contacts avec de jeunes élèves à la dérive et plus tard des étudiants dont les meilleurs sortaient surtout de l’enseignement privé. Car il y a en Suisse deux réseaux d’enseignement, un pour les riches et un pour les autres. Ceci explique cela.

Les maîtres de l’enseignement sont formés par une institution spécialisée, la HEP Vaudoise. Première anomalie. Les maîtres sont formés en France directement pas les universités, parfaitement adéquates pour ce propos. Seconde anomalie : l’enseignement obligatoire vaudois secrète ses propres manuels comme s’il n’existait pas un vaste monde francophone où des éditeurs spécialisés fournissent un matériel pédagogique tout à fait adéquat, qui a de plus l’avantage d’établir une mesure du standard international.

Deux contacts personnels m’ont donné des points de repères sur ces pratiques locales. Au niveau de l’anecdote, elles sont insuffisantes pour émettre un diagnostic complet, mais elles ouvrent des perspectives problématiques.

Un ancien étudiant de l’EPFL muni d’un Master en sciences doit néanmoins suivre une formation en pédagogie à la HEP. Il me remet un cours polycopié dont l’agrément principal étaient une densité remarquable de fautes d’orthographes, parfaitement cohérentes avec un des buts du cours : minimiser l’importance de l’orthographe française parce qu’elle favorise les élèves provenant des classes les mieux éduquées de la population. Ce cours fut transmis à la Conseillère d’Etat en charge de l’enseignement, sans réaction de sa part. En revanche, je reçus un appel téléphonique du Groupe Impact (sept fonctionnaires !), en charge de la répression du harcèlement dans l’administration vaudoise. On me demandait de dénoncer l’étudiant qui m’avait remis ce cours, avec lequel apparemment je harcelais son auteur. Ce que je me refusais à faire, considérant que la fonction normale d’un député au Grand  Conseil est de préserver ses sources. Fin de l’anecdote qui ouvre à chacun des perspectives sur la mentalité de certains fonctionnaires.

Seconde anecdote. L’administration me demanda d’évaluer le manuel pour les mathématiques des deux dernières années de l’enseignement obligatoire. Il était conçu avec beaucoup de soin mais déconnecté de la réalité de l’enseignement supérieur. Un chapitre sur la cryptographie, un chapitre sur le pavage, un chapitre sur l’établissement des décimales du nombre  pi. Intéressant et amusant mais hors propos. Pas de cours de trigonométrie. Des résultats de géométrie sans démonstration. Des problèmes d’algèbre sans formule de résolution. La déroute d’un étudiant en première année de l’EPFL devenait compréhensible.

La question fondamentale est celle de l’enseignement obligatoire réparti en 26 systèmes cantonaux. Cela engendre beaucoup de disparités et de confusions. Nous ne sommes plus à l’époque où l’école primaire venait de naître et réussissait à apprendre vraiment à lire et à écrire. Les exigences de la formation ont augmenté depuis. Elles postulent que l’enseignement soit normalisé dans toute la Confédération. Pour l’instant des instances inter cantonales s’en occupent. Sont-elles adéquates pour relever le niveau des études et établir un programme commun ? On peut en douter au vu des faits.

Autre remarque. L’enseignement public malgré ses mérites indiscutables souffre d’un manque de concurrence. Dans de nombreux pays, l’enseignement privé est subventionné pourvu qu’il réponde à certains critères et l’accès en est gratuit. Serait-ce un sacrilège de proposer ici et maintenant la même règle? Ou bien le but, secret, inavoué, subliminal, inconscient de l’enseignement public serait-il de ne pas trop promouvoir la formation du peuple pour le maintenir en subordination?

 

Le marché est un sacré de pacotille

 

Jamais le marché ne pourra remplacer le sacré authentique, même s’il essaie de se sacraliser lui-aussi. En effet, par définition «  Le sacré fait signe vers ce qui est mis en dehors des choses ordinaires, banales, communes ; il s’oppose essentiellement au profane, mais aussi à l’utilitaire. » Or, le marché est centré sur l’utilitaire, il est le contraire du sacré, il n’offre aujourd’hui plus aucune perspective de sens au citoyen réduit au double rôle de producteur et de consommateur. La toute-puissance du marché appartient à un détournement du sacré, particulièrement subtil : il semble impossible de concevoir une économie saine qui ne serait pas en croissance perpétuelle, ce qui est impossible dans un monde fini. Hors la soumission au marché, il n’y a pas de sortie de la pandémie. La vie y est moins sacrée que la préservation de l’économie.

Le sacré n’est pas toujours confiné au religieux au sens étroit. Il se dévoie et s’instrumentalise en politique et maintenant en économie. Le marxisme considérait la dictature du prolétariat comme la finalité de l’Histoire. Le nazisme organisait le culte de la nation allemande dans de grandes mises en scène à caractère liturgique. Aujourd’hui encore, Israël est une construction politique fondée sur l’appartenance au judaïsme, tout comme l’Arabie saoudite l’est sur l’appartenance à l’Islam.

Le nœud du drame perpétuel au Moyen-Orient se situe justement en Palestine. Deux peuples se disputent le même territoire dans un corps à corps qui vise à l’élimination de l’un des deux. Les tentatives de pacification se heurtent à une fin de non-recevoir, tellement catégorique qu’elle ne peut trouver sa source que très profondément, bien au-delà du simple nationalisme. Il s’agit d’une guerre de religion triangulaire opposant les trois monothéismes, réduits à des sacrés dévoyés. Chaque partie combat les autres au nom de Dieu, alors que ces trois religions confessent le même Dieu unique.

On exagère actuellement la responsabilité du Coran dans cet imbroglio. Certes, des islamistes suicidaires se réclament d’une sacralisation abusive de certaines sourates. Et l’idée se répand dans l’Occident que, par son adhésion à un texte sacré émanant selon la tradition de Dieu lui-même, l’Islam serait intégralement une religion agressive. Or, dans le Coran le djihad signifie l’effort par excellence, la philosophie d’une lutte permanente, physique mais aussi intellectuelle et non une guerre à outrance. Et ce n’est pas tellement de cette insupportable dérive islamiste que l’Occident a peur, mais subrepticement du rapport sérieux de l’Islam au  sacré, qui est radicalement opposé à la religion du marché.

Le vrai reproche formulé en Occident à l’égard de l’Islam est son influence sur ses fidèles. Prier cinq fois par jour, jeuner un mois, pratiquer largement l’aumône, effectuer le pèlerinage autant de démonstrations d’adhésion à un sacré authentique et autant de reproches à un Occident largement déchristianisé. Mis à part un frange d’identitaires qui se cramponnent abstraitement au concept de racines chrétiennes . Durant des siècles, la dérive politique du sacré chrétien constitua une persistance du paganisme romain, où la religion impériale n’avait rien à voir avec la spiritualité, mais avec l’ordre public dont elle était la caution sacrée. A rebours, le message de Jésus de Nazareth est moins de l’ordre du sacré que de celui de la sainteté. La collusion avec le pouvoir y est condamnée (« Mon Royaume n’est pas de ce monde »). L’alliance s’exerce à l’égard des plus faibles et non des plus forts.

En parallèle à l’abandon du sacré en politique, le désenchantement du sacré en science fut l’œuvre du christianisme. La Nature n’est plus le jouet de divinités fantasques, tantôt hostiles, tantôt bienveillantes. On ne lui commande qu’en obéissant à ses lois et non en suppliant qu’elles soient violées par un Créateur omnipotent, à l’image des autocrates de jadis. Dès lors la fonction du christianisme n’est plus de fournir de fausses explications à la Nature, ni de garantir le trône des puissant. C’est en Occident que la science s’est développée, avec ses outrances du rationalisme et du matérialisme. La disparition du sacré en politique créa un vide qui ne pouvait demeurer. L’adhésion réfléchie et enthousiaste à la science est trop abstraite pour y suffire ; l’attrait de ses retombées économiques l’emporte.

Dès lors le seul sacré de l’Occident est devenu maintenant l’idolâtrie du marché. Sa « main invisible » assure prétendument à la fois le progrès des techniques, la répartition optimale des richesses et la promotion des meilleurs. On peut l’amadouer en consentant une politique sociale, mais sans trop empiéter sur l’indispensable croissance fondée sur les bénéfices des entreprises. A titre d’exemple, on ne sortira de la pandémie qu’en reprenant la croissance. C’est là-dessus que compte la Bourse pour s’envoler. La vaccination est le privilège des nations riches. La production des vaccins est une source de profit extraordinaire. La pandémie a exacerbé les inégalités entre nations et au sein des nations.

Le marché contemporain a développé un outil de propagande extraordinaire : la publicité commence par faire croire que l’on a envie de ce dont on n’avait jamais eu besoin, puis que l’on a impérativement besoin de ce dont on a maintenant envie. Ce tour de passe-passe créateur d’une croissance indéfinie est l’équivalent de la radicalisation des religions du Livre dont chaque phrase est prétendument d’origine divine. Il est devenu impossible d’imaginer un monde sans publicité, car celle-ci finance une foule d’activités culturelles, sportives, politiques. Nous sommes littéralement englués dans un sacré de pacotille comme le furent au siècle passé nazis et communistes, comme le sont encore aujourd’hui les islamistes ou les identitaires chrétiens.

Le déficit historique de l’UE

 

La Suisse est viscéralement insoluble dans l’UE. Pourquoi précisément ?

Ce ne sont ni la maladresse supposée des négociateurs envoyés à Bruxelles, ni la zizanie au sein du Conseil fédéral, ni l’importance des points encore litigieux, ni les inconvénients d’une rupture des relations bilatérales : ce n’est rien d’aussi concret. Cela se situe sur un autre plan, celui de l’impalpable et de l’indicible. Ce que les analystes politiques appellent « le récit », c’est -à-dire l’image que projette une construction politique aussi bien à l’interne qu’à l’extérieur.

Il existe un récit de la Suisse, majestueux, poignant, merveilleux. Quelques vallées alpestres se sont extirpées du carcan féodal en ouvrant un espace de liberté et de démocratie. Ce ne fut pas parfait, il y eut des conflits, cela prit beaucoup de temps. Mais au bout de sept siècles, c’est devenu une réalité. Il a fallu se débarrasser des Habsbourg, vaincre Charles le Téméraire, composer avec Napoléon, neutraliser Hitler.  Quelle épopée, quel récit, tellement analogue au mythe de David terrassant Goliath !

Il n’existe pas de récit de l’UE, car elle est trop récente. Les tentatives antérieures d’unifier le continent ont toujours échoué. Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon, Hitler parce qu’ils l’ont tenté par la force au bénéfice d’un pays particulier. Au contraire, l’UE s’est voulue au départ pragmatique, orientée vers l’économie plutôt que la politique, renonçant de ce fait aux grands emportements passionnels. Pour la première fois une Europe pacifique au service des peuples et non des généraux. Une Europe des capitaines d’industrie plutôt que des chefs de guerre. Par définition, cela n’engendre pas un « récit », mais une comptabilité.

Au bénéfice d’un récit grandiose, le citoyen suisse ne peut se sentir attiré vers ce grand pays en devenir, qui est forcément démuni d’un récit en train de s’écrire. Pour que celui-ci soit inspirant, il vaut mieux qu’il s’enracine dans un passé suffisamment lointain pour que les brumes de la légende embellissent la réalité historique. Les événements mythiques décrit par la légende de Guillaume Tell et le serment du Grütli expriment un événement authentique, la naissance de la Confédération, dans un récit imagé, mais d’autant plus prenant.

Par leurs récits, les mythes décèlent et dévoilent le sens de l’existence des hommes. Seul l’’imaginaire peut faire pressentir l’impensable, l’inaccessible, le transcendant, dans la mesure où il relie l’invisible au vécu le plus ordinaire, afin que le monde de tous les jours devienne transparent. C’est dans ce mélange de réalité et de fiction que résident à la fois l’utilité et l’ambiguïté du mythe : alors que certains n’y verront qu’une fiction dénuée d’intérêt, pour d’autres il représente à la fois un témoignage et un message subconscient. Les mythes sont donc indispensables dans la stricte mesure où ils sont compris comme tels. Ils deviennent funestes si on les détériore en prétendues perceptions de la réalité.

Telle est la dérive des partis populistes. « America First » de Donald Trump a inspiré une politique brouillonne, directement nuisible aux intérêts bien compris du pays. On peut dire la même chose de la Turquie d’Erdogan, de la Hongrie d’Orban, du Brésil de Bolsonaro., du Brexit de Johnson. On pourrait dire la même chose d’une France gouvernée par Marine Le Pen en fonction d’obsessions sécuritaires. Ce n’est pas un hasard que l’hostilité à l’égard de l’UE soit en Suisse incarnée par  Blocher, collectionneur de Anker. Gouverner en ce siècle signifie tenir les mythes à distance, des sources d’inspiration, pas des programmes politiques.

L’UE construit son récit en pratiquant une politique tournée vers l’avenir. Le plan de relance massif de l’économie, Next Generation EU, (mille milliards d’euros!) est un outil pour forger une conscience commune : les Etats doivent présenter leur plan particulier en se pliant à des critères de transition écologique, de révolution numérique, de formation et d’éducation. Sur ce dernier point, le programme Horizon Europe prévoit un budget de 95 milliards d’euros. L’expérience des vaccins conçus en UE mais distribués tardivement et précairement a démontré le rôle crucial non seulement de la recherche en soi, mais de son insertion dans une gouvernance forte. Si la négociation avec la Suisse échoue définitivement, celle-ci en sera exclue. Au bénéfice de sa mythologie séculaire, elle n’entrera pas dans le siècle qui vient.

L’historien néerlandais van Middelaar a posé un juste diagnostice sur ce rapport entre réalité et mythe : « Une stratégie qui ne s’appuie pas sur un récit n’en est pas une. Les récits recèlent une propre puissance créatrice et performative. Ils peuvent devenir vrais ». Il n’y pas encore un mythe européen susceptible de créer un élan dépassant les égoïsmes nationalistes. Comme la Suisse bénéficie d’un récit plus riche, plus humaniste, plus consensuel, totalement démuni d’impérialisme, que n’importe lequel de ses voisins, ses citoyens ne sentent pas attiré par un continent qui essaie laborieusement de les rejoindre.

Cela signifie-t-il que l’immobilisme, le singularisme, le repli helvétique soient de bonne guerre ? Le récit de la Suisse est une anticipation du récit que l’UE tente d’élaborer. Ce pays est le cœur géographique et spirituel du continent. L’UE deviendra un véritable pays si elle comprend le fédéralisme, la concordance des exécutifs, la milice, la démocrate directe. En un mot si son récit rejoignait celui qui fut inauguré en 1307 sur une prairie historique selon la légende.

La Suisse doit cesser de se demander ce que l’UE peut faire pour elle, mais ce qu’elle peut faire pour l’UE. Rien moins que la créer !

Ce que parler veut dire

 

 

Parfois rien du tout. Certains parlent délibérément pour ne rien dire, parce que ce qu’ils auraient à dire les gêne, parce qu’ils essaient de garder leur interlocuteur hors confidence et parce que leur pouvoir dépend de ce secret. C’est un art difficile qui ne souffre pas l’exagération et requiert la nuance, à laquelle seuls accèdent les plus grands. Un chef d’œuvre fut l’exorde du discours tenu par de Gaulle le 4 juin 1958 à Alger : « je vous ai compris ! » Les Pieds-noirs ont pris le mot pour eux et pensaient avoir le soutien du nouveau président du Conseil qui aurait compris leur revendication d’une Algérie française. La phrase était ambiguë et typiquement visait à rassurer tout le monde. Elle peut tout aussi bien vouloir dire : j’ai compris vos manigances et je ne m’y laisserai pas prendre. L’’humoriste Pierre Desproges a décodé que le texte réel aux Pieds-noirs était : « Je vous hais ! Compris ? ».

En revanche, lorsqu’un chercheur publie une communication scientifique, il dépense de grands efforts pour expliquer vraiment ce qu’il a fait et pour ne susciter aucun doute sur sa réussite. C’est l’exact contraire de la langue de bois politicienne, parce que le chercheur ne quête pas le pouvoir, mais la vérité, tandis que le politicien vise le pouvoir auquel il est prêt à sacrifier la vérité. Du reste, il est sceptique quant à l’existence même de celle-ci : « Qu’est-ce que la vérité » demandait déjà Pilate à Jésus. Le genre de question à laquelle il ne faut pas répondre car l’interlocuteur ne veut pas l’entendre.

Il n’y a pas que les politiciens  à parler pour ne rien dire. La publicité est à l’économie ce que la propagande est à la politique et elle a les mêmes rapports bancals avec la réalité. Telle est la relation entre le publicitaire qui ment et le consommateur qui se laisse séduire. Aucune société n’a jamais disposé d’autant de moyens d’information que la nôtre. Nous pourrions tout savoir, nous prétendons tout savoir pour agir microscopiquement au mieux de nos intérêts qui coïncideraient macroscopiquement avec ceux de l’économie selon la mythologie contemporaine.

Dans l’idéologie implicite où nous vivons, l’information constitue la clé de voûte. Si elle est fausse, en principe tout l’édifice s’écroule : nous cesserions d’être efficaces. A cette illusion, s’oppose un déni radical, un territoire de l’information sans foi, ni loi : la publicité. Si c’est pour vendre, on a le droit, mieux le devoir, de mentir. Cela n’a rien d’étonnant : on recherche l’information parce qu’elle est profitable. Si une fausse information, bien circonscrite, rapporte gros au vendeur, elle mérite d’être largement diffusée. Plus exactement une absence d’information, un appel à la sentimentalité, à l’envie d’une vie meilleure qui n’a rien à voir avec un produit banal.

Pour atteindre ce but un des moyens, à part de belles images, c’est la dégradation de la langue, l’emploi d’une formule vide de contenu et sans rapport avec le produit. Faire partager un état d’esprit pour puiser dans le porte-monnaie. Transformer l’or des aspirations dans le plomb des appétits. Des slogans classiques spéculent sur ce filon. “Just do it” pour Nike. “Crois en tes rêves” pour Adidas. “Sois toi-même” pour Calvin Klein. “Pense autrement” pour Apple. “N’imitez pas, innovez” pour Hugo Boss. « Think » pour IBM. Qui n’adopterait un de ces maîtres-mots ? Quel parent ne croit pas que ces messages moraux sont ce qu’il y a de mieux pour ses enfants?

Le « Just do it » va à fond dans cette direction car la fraction la moins éduquée de la population, la mieux manipulable par la pub, ne connaît pas les subtilités de l’anglais, mais elle est confondue par le recours à une langue qu’elle ne connait pas, mais qu’elle aurait bien aimé apprendre, une langue que maîtrisent les élites, auxquelles elle s’assimile de la sorte. Mieux encore l’insertion dans un texte français, pour les besoins de la compréhension, de mots anglais pour faire distingué. On ne promeut pas des ventes, on les booste (oo se prononce ou). Il n’y a plus de défi mais un challenge (prononcez un challènje). Pour que les soldes paraissent moins vulgaires (?) on les appelle « Sale » ( !) (prononcez Sèle) ce qui est le sommet de la stupidité. Le plouc commence ses premiers pas dans la direction du château de Windsor pour s’entretenir avec la Quouine.

Il y a encore : business pour  commerce, best of pour le meilleur, , loser pour perdant, come back pour grand retour, cool pour sympathique,  crash pour accident, sponsor pour mécène, en live pour en direct, vintage pour d’époque, overbooké pour très occupé, borderline pour marginal, burn-out pour épuisement, dress code pour tenue, best-seller pour succès en librairie, e-mail pour courriel. Tout cela prononcé à la va comme je te pousse.

Certes une langue doit croître en créant de nouveaux mots. Logiciel, ordinateur, informatique, robotique, téléphone sont conformes au génie du français, tandis que les exemples cités plus haut témoignent d’une paresse linguistique insurmontable. On ne fait même pas l’effort d’écrire supporteur pour « supporter » en mettant ainsi l’orthographe au diapason de la prononciation.

La langue est l’objet le plus respectable d’une culture car elle la contient. La caviarder est l’indice d’une décadence.

 

 

Les malheurs instructifs

 

Parmelin a échoué à Bruxelles comme tout le laissait prévoir. Non pas de son propre chef, ni de celui du Conseil fédéral, mais sous le chantage permanent d’une consultation populaire qui réduirait à néant tout accord conclu avec l’UE. Il n’est même pas nécessaire que le peuple suisse se prononce, il suffit qu’il menace de le faire.

Le même jour, l’Amérique de Joe Biden s’est engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique, comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. C’est que l’épidémie de Covid enseigne depuis un an aux peuples favorisés qu’ils ne sont pas à l’abri d’un fléau de la Nature, dont les effets dépassent tout ce que l’on avait prévu. Ainsi a-t-on compris finalement que le réchauffement climatique pourrait engendrer des effets encore plus catastrophique qu’une épidémie virale, qu’ils n’auraient aucune fin et qu’ils s’aggraveraient de plus en plus. Les conséquences de l’épidémie ont servi de leçon.

Ainsi, au même moment la Suisse campe sur ses positions tandis que l’Amérique fait volte-face.

Pourquoi cette immobilisme suisse ? Où se situe cette différence radicale entre la volonté de faire l’Europe à 27, malgré les difficultés et les discordances, et le refus absolu de la Suisse d’en être, refus insurmontable du peuple et non du gouvernement ?

C’est que tous les Européens, sauf les Suisses, ont connu le malheur. Deux guerres mondiales pour la plupart. Des dictatures fascistes dans les pays du Sud. Des dictatures communistes à l’Est. La seule façon de se prémunir contre ces fléaux du passé est de s’unir. Car la Russie est toujours désireuse de récupérer les pays baltes et capable de s’y livrer. Car les pays méditerranéens ont une tendance naturelle à sombrer dans la dictature. Car les Français et les Allemands entretenaient la sale habitude de s’entretuer sous n’importe quel prétexte et que cela peut leur reprendre.

En revanche, les Suisses souffrent d’être les plus heureux des Européens. Ils sont passés à côté des deux guerres mondiales du siècle précédent, alors que la position centrale du pays le désignait apparemment comme un champ de bataille tout naturel. Mais l’abondance des montagnes découragea les états-majors qui préfèrent la plaine du Nord pour y faire de jolis plans de bataille. La Suisse n’a donc pas besoin de l’Europe pour éviter les malheurs. Ce pourrait être considéré comme un privilège, c’est peut-être une malédiction.

Cette particularité porte un nom, on l’appelle « suissitude », par analogie avec vicissitude et béatitude. En risquant une définition, on pourrait dire que c’est la vicissitude de la béatitude, le malheur de l’homme heureux, la souffrance de la santé, l’ennui de la réussite. Quand on a tout, on ne désire plus rien.

En évacuant leur pays de l’Histoire tragique des hommes, les Suisses se sont aussi exclus du destin commun. En se fixant des objectifs simples, ils les ont atteints sans difficulté. En diluant les problèmes, ils n’ont pas acquis la capacité de les résoudre. En filtrant leurs perceptions par l’éducation, la culture, les coutumes, la religion, ils n’ont rien laissé subsister qui puisse étonner voire scandaliser. En tenant l’étranger à distance, aussi bien dans les relations internationales que dans les procédures de naturalisation, ils ont perdu la possibilité de se confronter à l’autre. En définissant un citoyen modèle, propre sur sa personne, méticuleux dans son logis, conforme dans ses opinions, assidu dans son travail, ponctuel dans son horaire, ils n’ont rien visé que d’ordinaire mais avec un tel souci de perfection que cela en devient extraordinaire. Les autres en sont incapables et c’est bien pour cela qu’ils sont autres.

Il faut protéger la Suisse de ces autres. Mais la protéger de qui exactement ? De tout ce qui n’est pas Suisse. A l’extrême rigueur, on pourrait accepter les Scandinaves qui sont tout autant démocrates, les Anglais qui sont si bien élevés, les Américains qui sont puissants, les Saoudiens qui achètent tellement de montres. Mais les autres, les autres autres ! Les Portugais, les Grecs, les Bosniaques. Ils sont inassimilables.

Pour ne pas parler des Syriens ou des Afghans. Ceux-là il n’est pas possible de les intégrer, maitre mot de la procédure de naturalisation. Ils ont même une religion différente, une véritable provocation! Si on en tolère plus qu’une infime minorité, si on ne les parque pas dans des hôtels désaffectés, des casernes, des refuges de haute montagne, ils finiront par diluer notre essence quasi divine de peuple élu Si les Maliens se noient dans la Méditerranée, cela a un sens, c’est une métaphore de leur projet insensé de vouloir devenir Européen quand on est Africain. Pire que du désir d’être Suisse quand on n’est qu’Européen.

La négociation de Bruxelles serait-elle donc dans une impasse définitive ? Il ne faut jamais dire jamais. Une fois les accords bilatéraux dénoncés par l’UE, la Suisse pâtira forcément. Jusqu’où, jusque quand ? Impossible de le prévoir. Si les malheurs s’accumulent, si le marché d’exportation se rétracte, si la recherche suisse périclite, si les revenus baissent, elle apprendra une leçon et se résoudra alors, contrainte et forcée à adhérer. On ne le souhaite pas, mais il faut l’envisager. L’Histoire est faite de malheurs instructifs, les seuls aux quels les peuples sont attentifs.