Un départ de mauvaise augure pour Tokyo 2020

Lorsque Shintaro Ishihara, alors maire de Tokyo, annonça en 2011 que la capitale de l’archipel nippon allait à nouveau postuler pour accueillir les Jeux Olympiques en 2020 (après avoir perdu face à Rio de Janeiro pour 2016), la réaction des Japonais fut un haussement d’épaules collectif. Mon impression à l’époque fut celle d’un désintérêt total, voire d’un mécontentement certain face à un gaspillage de temps et d’argent programmé.

La campagne de publicité du comité de candidature, soutenu très activement par Shinzo Abe dès son retour au pouvoir en 2012, a cependant connu un succès surprenant, et le public japonais s’est progressivement enthousiasmé pour des Jeux qui ont été présentés comme l’occasion de montrer au monde la résilience du pays face à l’adversité (ie. le séisme de mars 2011 et ses conséquences).

L’engouement du public est devenu tel que de nombreux Japonais ont suivi les débats de la session du Comité Olympique International de 2013, durant laquelle Tokyo fut définitivement choisie, en direct à la télévision malgré le fait que cette session se déroulait ici au milieu de la nuit. Certaines de mes connaissances ont même enregistré celle-ci pour pouvoir ensuite regarder tranquillement le moment de triomphe du Japon (le Premier Ministre lui-même avait fait le déplacement).

 

De catastrophe en catastrophe

Il est donc d’autant plus déplorable que cet enthousiasme initial se soit depuis transformé en dégoût et colère face au spectacle d’un comité d’organisation des Jeux incompétent et enchaînant les bourdes en tout genre. La plus récente a été la décision prise la semaine dernière de retirer le logo des Jeux de 2020, présenté en grande pompe en juillet seulement, en raison des multiples accusations de plagiat auxquelles fait face son créateur, un jeune artiste japonais nommé Toshiaki Endo.

Ce faux pas pâlit cependant face à la débâcle autour du design et de la construction du nouveau stade olympique. La décision initiale de raser complètement l’ancien stade avait déjà été très controversée, mais cela ne fut qu’un prélude aux événements de cet été. En effet, alors qu’il avait déjà les mains pleines avec la controverse autour de sa nouvelle politique sécuritaire, Shinzo Abe a dû intervenir personnellement et ordonner que le processus de sélection et de construction du nouveau stade soit repris à zéro après que son estimation budgétaire eut presque doublé, et cela avant même le début du chantier. Seule (faible) consolation, le design initialement choisi faisait l’objet de moqueries pour sa forme de « casque à vélo ».

 

Collusion au sommet

Ces deux mésaventures ont couvert de ridicule le comité d’organisation des jeux et mis en lumière certains aspects déplorables du système politique et économique du Japon. Deux d’entre eux méritent une attention particulière. Le premier est une certaine propension à nommer à des postes à responsabilité (tels que la direction du comité en question) non pas des experts ou bureaucrates compétents, mais des opérateurs politiques souvent d’âge avancé (plus de 60 ans en moyenne dans le cas qui nous occupe) et choisis grâce à leurs connections en hauts lieux plus qu’à tout autre critère.

Un autre élément important de la débâcle autour du stade olympique est la collusion entre grandes compagnies de construction et politiciens. En effet, comme c’est trop souvent le cas, le contrat de construction du nouveau stade a été alloué en coulisses et sans compétition ouverte. Tout aussi grave, les sociétés choisies n’ont dû présenter une estimation de coûts qu’une fois le design choisi et le contrat signé, et non avant. Il est donc peu surprenant que les chiffres initialement présentés par le comité d’organisation se soient révélés complètement fictifs.

 

Quelles retombées politiques ?

Sans surprise, les partis d’opposition, les médias et le public sont pour le moins mécontents de la situation et demandent que des têtes tombent. Pour l’instant, seul un bureaucrate inconnu de tous a été choisi comme bouc émissaire. Le candidat au couperet le plus souvent cité est le Ministre de l’éducation, de la culture et du sport, Hakubun Shimomura, qui était chargé de la supervision des Jeux. Celui-ci est cependant un allié politique et idéologique très proche du Premier Ministre, lequel ne donne aucun signe d’être prêt à sacrifier son ami.

A la place, Shinzo Abe promet maintenant de prendre lui-même en charge la supervision de l’organisation des Jeux, et de faire en sorte qu’aucun nouveau scandale n’ait lieu. Cette tactique est cependant dangereuse, puisque tout nouveau faux pas mettrait encore plus dans l’embarras un gouvernement dont la popularité est déjà en baisse.

En réalité, la seule personne qui ressort grandie de toute cette affaire est le maire de Tokyo, Yoichi Masuzoe. Sa vigoureuse défense des intérêts de la métropole face à l’incompétence du comité d’organisation et du gouvernement national, a rehaussé son profil et suscité l’approbation des citoyens de Tokyo et d’ailleurs. Peut-être M. Abe ferait-il mieux de se distancer des Jeux et de laisser au maire de Tokyo la tâche peu enviable de réparer les dégâts déjà causés.

 

Comment mieux défendre le Japon ? (3) Pourquoi s’opposer à l’auto-défense collective ?

Antidémocratique. C’est un mot que j’ai souvent entendu invoquer pour critiquer les réformes sécuritaires proposées par le gouvernement japonais visant à permettre l’exercice du droit à l’autodéfense collective. Cela peut à première vue paraître quelque peu injuste. En effet, le parti au pouvoir, le LDP (Parti Libéral Démocrate en français) et son partenaire de coalition le Komeito bénéficient d’une majorité de deux tiers dans la chambre basse du Parlement, et le Premier Ministre Shinzo Abe avait donc aisément les voix nécessaires pour faire approuver son projet de « législation pour la paix et la sécurité » malgré les protestations stridentes des partis d’opposition qui ont quitté la chambre au moment du vote pour manifester leur mécontentement (le projet de loi est maintenant en discussion dans la chambre haute).

Un spectacle peu glorieux pour le gouvernement, certes, mais pas une violation des normes démocratiques. Et pourtant, le vote en question a déclenché une tempête de critiques virulentes et entrainé une chute importante du taux d’approbation du cabinet de M. Abe. Pour comprendre la profonde désapprobation d’un grand nombre de japonais, il faut s’intéresser au lien entre le projet de réforme sécuritaire et la Constitution du pays.

 

La réforme de trop

Comme expliqué dans un billet précédent, l’Article 9 de la Constitution japonaise, interdisant l’usage de la force comme outil de politique étrangère, a été à maintes reprises réinterprété pour permettre aux Forces japonaises d’autodéfenses (FJA) d’assister – sans prendre part aux combats – leur allié américain et de participer à des missions mandatées par les Nations Unies. La plupart des juristes japonais s’accordent cependant à dire que l’auto-défense collective est absolument inconstitutionnelle, qu’aucune réinterprétation ne pourra changer ce fait, et que son autorisation nécessiterait une révision de la Constitution en bonne et due forme.

Faisant fi de cette opinion défavorable, M. Abe s’est efforcé de faire passer ses réformes sécuritaires envers et contre tout, et c’est cette manière de faire qui a suscité l’indignation du public. En réinterprétant la Constitution par une décision politique contre l’avis des juristes à l’intérieur du gouvernement comme des milieux académiques, et en coupant court aux débats dans le Parlement après qu’il fut devenu clair que ceux-ci ne prenaient pas la décision souhaitée, le Premier Ministre s’est vu accusé d’aller à l’encontre de l’approche consensuelle considérée comme vitale à la bonne marche de la démocratie japonaise et de mettre en danger les institutions qui en forment la base.

 

Echos d’un passé malheureux

Ce genre de critiques ont d’autant plus de portée au Japon qu’elles évoquent de tristes souvenirs du passé impérial. En effet, l’une des principales leçons retenues par les Japonais après leur défaite dans la Seconde Guerre Mondiale est le danger de laisser le gouvernement du pays à un petit groupe d’autocrates va-t-en-guerre, sans freins institutionnels ou mécanismes de contrôle sur leurs actions.

Le public japonais est donc très sensible à toute attaque, perçue comme telle, contre les institutions démocratiques établies après la guerre. Le soupçon que M. Abe désire orienter le Japon vers un modèle plus autoritaire, une accusation souvent entendue et rendue plus crédible par les opinions pour le moins controversées du Premier Ministre au sujet du passé impérial du pays, résonne particulièrement.

 

Regain de vigueur du pacifisme

Aux critiques quant à la manière de faire de M. Abe, il faut ajouter la méfiance que provoquent diverses remarques du Premier Ministre et de ses proches concernant le type de missions que les FJA seront autorisées à entreprendre sous le chapeau de l’auto-défense collective. Le flou qui règne à ce sujet, flou alimenté par plusieurs membres du gouvernement de M. Abe, réveille la grande réticence des Japonais (également née du désastre de la Seconde Guerre Mondiale) à se retrouver impliqué dans un conflit loin de l’archipel.

Le ressentiment envers le comportement « anti-démocratique » de M. Abe, combiné au rejet de toute mission de combat à l’étranger, a fait gonfler le rang des pacifistes convaincus. Ceux-ci sont certes très actifs, mais leur nombre relativement limité fait que leurs protestations contre tout assouplissement des règles d’engagement des FJA n’a pas été suffisant pour entraver sérieusement les efforts des politiciens japonais déterminés à augmenter le rôle international militaire du pays. L’indignation générale que provoque t le débat autour de l’auto-défense collective a toutefois rallié beaucoup de citoyens à la cause pacifiste, et de nombreuses manifestations et autres actes de protestation ont eu lieu tout autour du pays cet été.

 

Une victoire à la Pyrrhus

En raison de la domination du LDP dans les deux chambres du Parlement et de la détermination de M. Abe à faire voter implémenter la « législation pour la paix et la sécurité » coûte que coûte, il est probable que celle-ci sera en fin de compte approuvée. Le Premier Ministre aura cependant très chèrement payé cette victoire. Non seulement le taux d’approbation de son Cabinet a fortement chuté et ne retrouvera peut-être jamais son niveau d’avant la controverse, mais toute nouvelle réforme sécuritaire est probablement devenue impossible. Il en va de même d’une révision de la Constitution, que M. Abe désire par-dessus tout.

Le débat autour de l’auto-défense collective aura donc finalement démontré non seulement la détermination d’une partie des élites politiques japonaises à renforcer le rôle international de leur pays, y compris dans le domaine militaire, mais également la persistance des sentiments antimilitaristes au sein de la population japonaise, qui continue de préférer que le pays fasse preuve d’une grande retenue à l’étranger. Tiraillé entre ces deux tendances, le Japon n’est donc pas près de se comporter comme une grande puissance « normale » sur la scène internationale.

Comment mieux défendre le Japon ? (2) Pourquoi autoriser l’auto-défense collective ?

Il est souvent dit que le Japon est pacifiste, mais le terme est quelque peu trompeur. Certes, les Japonais d’aujourd’hui ont une aversion particulièrement forte pour les horreurs de la guerre et sont fiers que leur pays ne se soit jamais engagé dans un conflit armé depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, mais la population est également consciente des menaces potentielles pour la sécurité de l’archipel (la Corée du Nord, la Chine montant en puissance) et du besoin pour le pays de maintenir des forces armées (celles-ci ont en réalité des capacités maritimes et aériennes parmi les plus développées et modernes au monde) capables d’assurer sa sécurité en cas d’attaque. Le Japon accepte donc que l’emploi de la force est parfois inévitable – ce qui va à l’encontre des idéaux du pacifisme – mais tient à limiter autant que possible le rôle et les missions de ses forces armées. Le terme “antimilitarisme“, souvent employé par les experts du pays, est donc plus approprié pour décrire la mentalité dominante dans l’archipel.

 

La centralité de l’Article 9 de la Constitution

L’aversion des Japonais pour la guerre est avant tout exprimée dans l’Article 9 de la Constitution japonaise. Celle-ci fut imposée à la fin des années 1940 par les forces d’occupation américaines mais a été pleinement embrassée et est désormais grandement respectée par la majorité de la population du pays. Le premier alinéa de cet article proclame que, “aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux“.

Comme dit plus haut, cette interdiction très explicite de l’usage de la force a été interprétée assez lâchement pour permettre au Japon de maintenir des forces armées suffisantes à la défense de son territoire, les Forces japonaises d’autodéfense (FJA).

 

Des missions toujours plus nombreuses

En réalité, le rôle et les missions des FJA se sont progressivement élargies au cours des années, souvent sous la pression des Etats-Unis, alliés du Japon qui ont très vite voulu plus de coopération dans le maintien de la paix internationale.

A la fin des années 1980, les FJA ont joué un rôle important dans la stratégie américaine de “confinement“ de l’Union Soviétique et se voyaient chargées si besoin était d’empêcher la flotte russe d’atteindre l’Océan Pacifique. Dans les années 1990, les Japonais ont fini par accepter l’idée de participer aux opérations de maintien de la paix des Nations Unies. Puis, dans les années 2000, le Japon a apporté son soutien aux interventions américaines en Afghanistan et en Irak – sans prendre part aux combats eux-mêmes.

Aujourd’hui, le Premier Ministre Shinzo Abe veut donner plus de marge de manœuvre au FJA pour coopérer avec les Etats-Unis et d’autres alliés, en invoquant le “droit à l’auto-défense collective“. Ce droit est reconnu par l’Article 51 de la Charte des Nations Unies, mais la Constitution japonaise avait jusqu’à maintenant été interprétée comme interdisant au pays de l’invoquer. Le gouvernement désire changer cette situation.

 

Pourquoi l’auto-défense collective ?

M. Abe avance trois arguments principaux pour justifier l’adhésion à l’auto-défense collective. Le premier concerne la collaboration avec les Etats-Unis pour la défense du territoire japonais : les FJA seraient plus libres de venir à la défense des forces armées américaines en cas de crise avec la Corée du Nord ou avec la Chine, ce qui renforcerait la cohérence des deux armées et par conséquent, le gouvernement espère, l’effet dissuasif de la puissance militaire des deux pays envers un agresseur potentiel et la volonté des Etats-Unis de s’engager fortement pour la défense de l’archipel nippon.

Le second argument avancé par M. Abe est la facilitation de la participation du Japon aux opérations de maintien de la paix et autres opérations internationales supervisées par les Nations Unies. Jusqu’à maintenant, le rôle du Japon dans de telles missions a toujours été quelque peu incertain, compte tenu des limites importantes que l’interprétation traditionnelle de la Constitution impose. L’autorisation de l’auto-défense collective pourrait donc renforcer la crédibilité du Japon en tant que contributeur actif au maintien de la paix internationale.

 

Un pas de trop

Ces deux objectifs sont en réalité largement acceptés par les Japonais. Une meilleure coopération avec les Etats-Unis pour la défense du territoire et une participation plus active et appréciée aux opérations onusiennes ne vont pas fondamentalement à l’encontre de l’antimilitarisme traditionnel du pays et renforceraient la capacité des FJA de remplir leur rôle tel que l’envisage la majorité de la population. C’est plutôt le troisième argument de M. Abe et de ses alliés qui suscite la controverse.

En effet, ceux-ci évoquent le besoin pour le Japon d’être autorisé, le cas échéant, à venir au secours d’alliés objets eux-mêmes d’une agression armée. Malgré leurs promesses de maintenir des limites importantes à ce genre de mission, la population japonaise ainsi que nombre de politiciens s’inquiètent que le mandat des FJA reste trop large et trop vague, ouvrant la voie à des opérations de combat à l’étranger que la grande majorité des Japonais rejettent catégoriquement.

Même si plusieurs arguments du gouvernement sont raisonnables et pourraient être acceptés par les Japonais, M. Abe est donc prêt à aller trop loin pour beaucoup de ses compatriotes, et la législation autorisant l’auto-défense collective a fini par susciter la grande controverse détaillée dans mon précédent billet. La prochaine fois, j’exposerai plus en détail les arguments des opposants à la réforme proposée par M. Abe.

Comment mieux défendre le Japon ? (1) Bataille politique autour de l’auto-défense collective

Un sujet unique monopolise ces jours-ci l’actualité japonaise et suscite une grande attention tout autour de la région. Le sujet en question est l’introduction d’une loi, nommée « législation pour la paix et la sécurité » par le gouvernement de Shinzo Abe mais baptisée « loi de guerre » par ses opposants, loi qui vise à assouplir les règles d’engagement des Forces Japonaises d’Auto-Défense (FJA) et qui leur permettrait de participer plus activement à des opérations collectives menées avec des forces alliées.

Dans ce billet et les suivants, je tenterai d’expliquer les enjeux du débat, pourquoi le sujet est si controversé au Japon, et ses implications pour l’Asie de l’Est en général. Commençons par un bref exposé de la situation politique.

 

Un été de rudes débats en perspective

Le Parlement japonais devrait déjà avoir achevé sa session de printemps. En réalité, le Parti Libéral Démocratique (LDP selon son acronyme anglais) de Shinzo Abe a annoncé que celle-ci sera prolongée jusqu’à fin septembre, ce qui fera d’elle la plus longue session de l’après-guerre. Cette extension sans précédent n’a qu’un but : permettre au gouvernement de faire passer la « législation pour la paix et la sécurité » par les deux chambres du Parlement.

Il peut sembler étrange que le LDP prévoie une si longue bataille pour le passage de cette loi, vu qu’il bénéficie, avec son partenaire de coalition le Komeito, d’une confortable majorité dans les deux chambres du Parlement. Pourquoi alors ne pas soumettre le sujet à un vote aujourd’hui même et laisser la majorité parlementaire faire son travail ? Une première raison pour la démarche plus circonspecte du gouvernement est culturelle : l’importance de créer le consensus politique le plus large possible est au centre de la politique japonaise, et il est très mal vu de tenter de faire passer une réforme en ignorant l’opposition d’une importante minorité.

 

Opposition large et diverse

La minorité qui s’oppose à la « loi de guerre » est effectivement importante. A l’intérieur du Komeito déjà, les dirigeants du parti font face à de fortes critiques. En effet, le Komeito, et la secte bouddhiste à laquelle il est lié, ont de fortes racines pacifistes, et la plupart de ses membres sont opposés à tout assouplissement des contraintes aux activités des FJA. Ils reprochent donc aux parlementaires d’avoir cédé aux demandes du LDP et trahi leurs principes en soutenant la politique sécuritaire de Shinzo Abe. Puisque, contrairement à la chambre basse du Parlement, le LDP ne possède pas de majorité sans le Komeito dans la chambre haute, M. Abe ne peut se permettre d’ignorer les sérieuses réserves de son partenaire de coalition.

Quant aux partis d’opposition, ils sont divisés sur les questions de principes liées à la politique sécuritaire, mais unis dans leur critique de la législation proposée par le gouvernement dans son état actuel. Le Parti Communiste s’y oppose absolument et ne votera pour aucune réforme quelle qu’en soit la forme. Quant aux deux autres principaux partis d’opposition, le Parti Démocratique du Japon et l’Association pour la Restauration du Japon, ils sont favorables à des règles d’engagement plus souples pour les FJA mais ont chacun une vision différente et plus restrictive que celle du gouvernement. Tous deux comptent proposer des projets législatifs alternatifs.

 

Une situation de plus en plus embarrassante pour M. Abe

La société civile, enfin, est plus ou moins unie dans son opposition aux réformes proposées par M. Abe. Les journaux sont remplis d’articles critiques et une large majorité du public s’oppose à la « législation pour la paix et la sécurité ». 1.65 million de Japonais ont signé une pétition en faveur de son rejet adressée au Parlement, et des manifestations ont eu lieu dans plusieurs grandes villes du pays. Cette opposition aux réformes ne fait que grandir lorsque le gouvernement tente d’en expliquer la nécessité pour la défense du pays. Les Japonais ne sont clairement pas convaincus, et leur méfiance est même en train d’entamer sérieusement le soutien général au cabinet de M. Abe, qui avait jusque là été remarquablement stable.

Les juristes sont également en train de se mobiliser et critiquent fortement le gouvernement, jugeant que la législation en question viole la Constitution, et plus spécifiquement le fameux Article 9 par lequel le pays renonce à la menace ou à l’usage de la force pour résoudre les conflits internationaux. Plus de 9000 d’entre eux ont adhéré à un groupe académique faisant campagne contre le projet de loi.

Le moment le plus embarrassant pour M. Abe fut cependant le témoignage, le mois dernier, devant le Parlement de Yasuo Hasebe, un professeur de droit constitutionnel réputé. Ce dernier avait été invité par le LDP lui-même dans l’attente qu’il exprimerait son soutien au gouvernement, comme il l’avait fait en 2013 lors du débat autour d’une loi sur les secrets d’Etat. M. Hasebe a au contraire vertement critiqué la « législation pour la paix et la sécurité » et affirmé que son inconstitutionnalité ne faisait aucun doute. Ce témoignage et un discours tenu quelques jours plus tard furent largement repris dans les médias, au grand dam du gouvernement. Mais pourquoi ces réformes sécuritaires font-elles donc l’objet d’une telle controverse ? Dans mes deux prochains billets, j’exposerai les arguments du gouvernement en faveur d’une nouvelle politique de défense et les raisons pour lesquelles une majorité de japonais s’y opposent.

La presse japonaise défend sa liberté

Depuis le retour de Shinzo Abe au pouvoir en décembre 2012, la liberté de la presse est sous attaque au Japon. Les signes se sont accumulés. Une loi sur les secrets d’Etat approuvée en 2013 adopte un langage vague laissant une grande marge d’interprétation au gouvernement et prévoit des sanctions et des poursuites judiciaires non seulement pour les fonctionnaires qui laissent fuir des informations protégées, mais également pour tout journaliste qui se servirait de “moyens inappropriés“ pour obtenir de telles informations. La même année, M. Abe nomme un ami proche, partageant ses vues politiques, à la tête de la NHK (ainsi que quatre autres membres du conseil d’administration aux opinions similaires), la télévision publique japonaise, et cet ami s’empresse d’affirmer que ce n’est pas le rôle de la NHK de contredire le gouvernement.

Puis, l’année dernière, le grand journal de gauche Asahi Shinbun a conclu qu’une série d’articles écrits dans les années 1980 et 1990 sur le sujet des “femmes de réconfort“ forcées à se prostituer par l’armée japonaise durant la Seconde Guerre Mondiale se basait sur un témoignage fictif. Après que le rédacteur en chef a été obligé de les rétracter et de s’excuser auprès du public, le Parti Libéral Démocrate (LDP selon son acronyme anglais) du Premier Ministre et ses partisans lancent une campagne de critiques sans mesure, visant à délégitimer et à faire taire pour de bon le journal souvent très critique de M. Abe.

 

De fortes critiques de l’étranger

Ces incidents, ainsi que d’autres tendances inquiétantes – notamment le fait que le LDP a pris l’habitude de convoquer à son quartier général les éditeurs de journaux et de chaines de télévisions lorsqu’apparaissent des reportages trop critiques à l’égard du gouvernement à son goût – ont instauré  un climat inconfortable à Tokyo et attiré des critiques de par le monde. Le Japon est en chute dans les classements portant sur la liberté de la presse, publiés par Reporters Sans Frontières et Freedom House

En avril dernier, Carsten Germis, le correspondant à Tokyo du prestigieux quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, publiait à l’occasion de son retour en Europe une lettre ouverte fort remarquée. Il y décrit comment les relations du gouvernement japonais avec la presse étrangère se sont détériorées depuis le retour au pouvoir de M. Abe, et à quel point son administration est devenue allergique aux critiques, internes comme internationales.

 

Entre pression du gouvernement et aversion aux conflits

Il est indéniable que les journalistes japonais, encore plus que leurs collègues d’outre-mer, se sentent sous pression et sont plus hésitants que jamais à publier des reportages embarrassants pour le gouvernement ou à l’attaquer trop violemment sur les sujets sensibles, notamment les crimes du Japon durant la Seconde Guerre Mondiale.

Il ne faut toutefois pas dramatiser la situation. D’abord, la presse japonaise n’a jamais eu d’équivalent des tabloïds anglais, ou de Fox News aux Etats-Unis – c’est-à-dire de journaux attaquant sauvagement et irrévérencieusement leurs gouvernements respectifs. La culture japonaise a une forte aversion pour les conflits en tout genre et préfère les débats et les discussions courtoises, même au prix d’éviter les sujets créant trop de discorde et de laisser certains faits inconfortables non-dits. Même les journalistes très critiques à l’égard des politiques du gouvernement japonais ont de tout temps en majorité adopté un ton modéré. Cette modération et cette réticence à adopter une attitude trop conflictuelle est encouragée par la tradition japonaise des “clubs de presse“ attachés à chaque ministère et à chaque organe gouvernemental importants, où fonctionnaires, politiciens et journalistes entretiennent des relations étroites visant à établir des liens de confiance et auxquels il est préférable d’appartenir pour obtenir des informations intéressantes.

De plus, les journaux japonais ne subissent pas les attaques du LDP sans résister. Même les journaux proches du gouvernement comme le Yomiuri Shinbun ont protesté contre des tentatives visant par exemple à éviter la publication d’articles s’intéressant au faible impact des politiques économiques de M. Abe sur la vie quotidienne des Japonais. La presse est par ailleurs remplie d’éditoriaux critiques à l’encontre du projet de réforme de la politique de sécurité du Japon, qui est le grand sujet du moment.

 

Un incident révélateur

Une controverse qui a éclaté la semaine dernière à Tokyo révèle les dangers réels pour la liberté de la presse émanant d’une partie du LDP ; elle révèle tout autant les limites très réelles auxquelles se heurtent ceux qui désirent museler le Asahi Shinbun et d’autres.

L’incident en question fait suite à une session d’étude tenue par des parlementaires du LDP jeudi dernier, durant laquelle l’écrivain nationaliste (et membre du conseil d’administration de la NHK nommé par M. Abe) Naoki Hyakuta et plusieurs autres participants proches du Premier Ministre ont affirmé leur désir “d’écraser“ les deux principaux journaux d’Okinawa – l’île la plus au sud du Japon, en rébellion ouverte contre le gouvernement central à cause de la construction d’une nouvelle base pour les forces américaines stationnées sur place – et proposé une stratégie concrète pour atteindre cet objectif.

La réaction lorsque le contenu de cette session d’étude a fuité le lendemain a été unanime. Plusieurs membres plus libéraux du LDP (ainsi, bien entendu, que ceux qui représentent Okinawa), tous les partis d’opposition, tous les journaux du pays et de nombreux internautes ont fortement condamné les participants et les idées énoncées. M. Abe et son cabinet ont été forcés de se distancer des parlementaires concernés, le secrétaire général du parti s’est publiquement excusé, l’organisateur de la session a été suspendu du parti pour un an et plusieurs autres ont été “réprimandés“. La débâcle a donc eu l’effet opposé à celui qu’espéraient les participants et a revigoré ceux qui déplorent les attaques contre la liberté de la presse, à l’intérieur du LDP comme en dehors.

La controverse démontre donc que, si M. Abe et son cercle sont plus que jamais en position d’intimider leurs critiques, leur capacité à marginaliser ceux-ci reste limitée, et leurs objectifs ne sont pas partagés ni par la grande majorité des élites japonaises ni par le public. Il s’agit donc de rester vigilant, mais non de paniquer, car le Japon n’est pas près de suivre la voie de  son voisin chinois.

 

Bien plus que des compagnies ferroviaires

La ligne Keio permet tous les jours à des centaines de milliers de Tokyoïtes de rejoindre leur lieu de travail au centre-ville rapidement et efficacement, mais la société qui la gère ne se limite pas aux transports ferroviaires. Il est également possible de changer d’un train Keio à un bus Keio, de faire du shopping dans les centres commerciaux Keio, de partir en voyage avec Keio tourisme, de dormir dans un hôtel Keio, de trouver un appartement à travers l’agence immobilière Keio, ou même de se faire construire sa maison par la compagnie de construction Keio.

Les visiteurs pourront être surpris par la large et diverse présence au Japon de compagnies qui sont, à première vue, surtout associées à des lignes de train. Cette particularité japonaise trouve sa source dans une culture d’entreprise profondément ancrée et dans un système de régulation des transports ferroviaires qui vise à garantir la bonne santé des compagnies de transport et de leur réseau.

 

L’amour de l’Asie pour les conglomérats

Les grands conglomérats aux multiples champs d’activité ont une longue tradition au Japon. Les zaibatsu, comme ils étaient appelés à l’époque, ont joué un rôle déterminant dans l’industrialisation fulgurante du Japon à la fin du 19e siècle. Les forces d’occupation américaines ont tenté de les démembrer à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, à cause de leur rôle central dans la machine de guerre du Japon impérial et par conviction dans les bienfaits du libre marché, mais ces efforts ne connurent qu’un succès partiel.

Certains zaibatsu furent dissous et d’autres considérablement affaiblis, mais un bon nombre changea simplement de nom et de structure. Aujourd’hui, les keiretsu, leurs héritiers spirituels, ont une structure plus complexe et plus lâche, mais dominent encore de nombreux secteurs de l’économie japonaise. Les plus importants sont Mitsubishi (connu en Occident pour sa marque de voiture), Mitsui et Sumitomo, tous organisés autour d’une des principales banques du pays et d’une société de négoce, et tous engagés dans de nombreux secteurs, de la production industrielle aux transports maritimes.

 

L’importance économique des grands conglomérats n’est pas unique au Japon. En Corée du Sud, les chaebol tels que Samsung, Hyundai ou LG sont en réalité encore plus dominants que dans l’archipel. En Chine, l’économie n’est plus autant dominée qu’avant par les grands groupes industriels étatiques, mais les sociétés de holding appartenant au gouvernement des grandes villes comme Beijing, Shanghai ou Tianjing sont encore des acteurs importants, et certaines compagnies privées telles que le Dalian Wanda Group montrent également un grand appétit pour l’expansion et la diversification. En Inde, enfin, les noms comme Tata, Mahindra et Reliance sont omniprésents et contrôlent des empires commerciaux extrêmement vastes.

 

Garantir la santé du meilleur réseau ferroviaire du monde

Les grands conglomérats japonais sont donc en bonne compagnie, et leur durabilité est en partie le reflet d’une culture commerciale que l’on retrouve partout en Asie. Cela n’explique cependant pas entièrement pourquoi les entreprises ferroviaires de l’archipel se sont elles aussi autant diversifiées. La raison de ce fait unique est une décision consciente du gouvernement japonais qui visait à garantir la bonne maintenance du réseau ferroviaire du pays.

Dans le système japonais, les compagnies qui gèrent les différentes lignes de train (y compris JR, la compagnie nationale privatisée en 1987 et divisée en sept unités régionales) possèdent également le terrain autour des lignes elles-mêmes, de même que les gares (ou une partie de celles-ci quand elles sont partagées entre plusieurs opérateurs). Pour financer l’entretien de leur réseau, le gouvernement a donc donné la liberté aux opérateurs d’exploiter commercialement les terrains et les installations qu’ils possèdent. Les compagnies ferroviaires ont répondu avec enthousiasme, ce qui explique la diversité de leurs opérations : les bâtiments des gares sont des emplacements idéaux pour des centres commerciaux, et pour exploiter les terrains autour des lignes de train, nombre d’entre elles se sont engagées dans l’immobilier, ou dans la construction et l’exploitation d’hôtels, de gares routières, et autres (tout près de chez moi, JR East a même construit un hôpital !).

 

La prolifération de ces développements commerciaux a des conséquences bénéfiques pour les finances publiques – le gouvernement ne verse aucune subvention aux opérateurs – comme pour la santé du réseau, puisque les compagnies ferroviaires réinvestissent les amples profits de leurs activités annexes dans le maintien et l’expansion de leurs lignes. Voici donc la raison pour laquelle le réseau de trains japonais est probablement le meilleur au monde : un cadre réglementaire permissif associé à une culture des affaires favorable à la diversification et à la construction d’empires commerciaux tentaculaires par les compagnies ferroviaires.

Nouvelle journée, nouveau séisme

Lundi dernier, dans l’après-midi, la région de Tokyo a été secouée par un tremblement de terre de force 5.2 sur l’échelle de magnitude (les Japonais ont leur propre échelle, qui mesure le degré de tremblement à la surface et non à l’épicentre). Samedi soir, c’était un séisme encore plus puissant (7.8) mais dont l’épicentre était situé très loin de la côte et en grande profondeur.

 

Un système d’alerte impressionnant

Les séismes font partie de la vie quotidienne au Japon, et même si ceux de forte intensité sont plus rares, ils ne finissent par représenter qu’un bref moment de surprise dans le cours normal de la journée. J’ai en réalité trouvé plus impressionnant le fait, lundi dernier, que tous les smartphones des personnes autour de moi, de même qu’une alarme dans ma salle d’étude, se sont mis a sonner au même moment une seconde à peine après le début de la secousse. Une alerte similaire a été diffusée dans tous les lieux publics et sur toutes les chaines de télévision et de radio de la région.

Tous ces différents moyens d’informer la population japonaise font partie d’un système centralisé d’alerte rapide pour les séismes géré par l’Agence Météorologique du Japon, chargée de la détection des tremblements de terre. Le système détermine instantanément la zone approximative de l’épicentre et envoie une alerte générale aux populations des préfectures affectées pour toute secousse d’une magnitude d’environ 5 ou plus. Cela permet aux personnes en position précaire de réagir rapidement (particulièrement utile en case de possible tsunami), aux conducteurs de trains et métros de ralentir ou de s’arrêter temporairement (comme l’ont fait les métros de Tokyo lundi dernier) et aux employés d’usine d’interrompre les lignes de production si nécessaire.

 

Richesse et technologie, les meilleures défenses

Ce système centralisé d’alerte est l’une des nombreuses mesures que le Japon a adopté pour faire face aux tremblements de terre qui ont depuis toujours régulièrement secoué l’archipel, et parfois causé des dommages dévastateurs. Grâce à sa richesse et sa sophistication technologique, le Japon est désormais extrêmement résiliant. Lors du terrible tremblement de terre de mars 2011, l’un des plus puissants jamais enregistré sur terre, seules 500 des plus de 18'500 morts avait été causées par la secousse elle-même (victimes d’incendies, d’effondrements de bâtiments, et autres). C’est le tsunami ayant suivi le séisme qui avait dévasté les régions côtières du nord du pays et causé l’accident nucléaire de Fukushima. Grâce aux codes de constructions les plus strictes du monde, les dommages à Tokyo et à Sendai (la grande ville proche de l’épicentre) ont été minimes compte tenu de la violence du tremblement de terre.

 

Cette relative sécurité, et la force de l’habitude, permettent aux Japonais de faire face aux tremblements de terre avec une certaine sérénité – même si l’expérience d’une secousse forte reste effrayante. Les Japonais savent aussi que l’instabilité géologique de l’archipel est également la source d’un des grands plaisirs de la vie ici : les sources chaudes (ou onsen) qui parsèment tout le pays, et que l’on trouve au cœur des villes comme dans la plupart des villages. Un bain dans un onsen traditionnel est une expérience délicieuse, revigorante et relaxante. On en oublierait presque que le prix de ces merveilleuses sources chaudes est le risque toujours présent que la terre se dérobe sous nos pieds.

L’étonnant succès du Parti Communiste Japonais

De nos jours, les partis communistes européens sont rarement pris au sérieux et reçoivent généralement un nombre marginal de votes aux élections. Certains seront donc surpris d’apprendre que tel n’est pas le cas au Japon. Au contraire, le Parti Communiste  Japonais (PCJ) n’a jamais été aussi populaire. Aux dernières élections nationales en décembre 2014, il a obtenu plus de 6 millions de votes et a plus que doublé son nombre de députés (21 sur un total de 475 sièges), son meilleur résultat en près de 20 ans.

Puis, aux élections provinciales et municipales du mois dernier, il a surpassé tous les autres partis d’opposition pour devenir le principal adversaire du Parti Libéral Démocrate (LDP selon son acronyme anglais) au niveau local. Dans le contexte de la politique japonaise, complètement dominée par LDP, ces succès du PCJ sont remarquables. A quoi est donc due l’étonnante popularité des communistes japonais ?

 

Un parti communiste en apparence seulement

Le premier secret du succès du PCJ est le fait que, malgré son nom, les politiques et les objectifs du parti sont en réalité plutôt modérés. Il dénonce les relations étroites du Japon avec les Etats-Unis et les excès du capitalisme et de la globalisation, mais ses initiatives législatives ne tentent pas de changer fondamentalement la politique du pays dans ces domaines (une bataille qui serait perdue d’avance). Il se concentre plutôt sur des objectifs plus modestes – et populaires – comme la diminution des liens financiers entre grandes compagnies et partis politiques (principalement le LDP) ou l’amélioration des conditions de travail des Japonais.

Plusieurs de ses positions résonnent également fortement auprès de la population japonaise, notamment son opposition à l’expansion des forces armées du pays, sa critique des excès nationalistes et son soutien à un Japon indépendant, désireux de coopérer pacifiquement avec ses voisins asiatiques et avocat de la solidarité internationale. 

 

Une idéologie qui reste attrayante

Même s’il est aujourd’hui plus socialiste que communiste, le PCJ continue de porter fièrement son nom et refuse toute suggestion de le changer pour attirer un public plus large. L’attachement de ses membres aux idéaux du communisme suggère une seconde raison de la popularité durable du parti : l’attrait pour ces idéaux dans la culture japonaise.

En effet, si le Japon d’après-guerre a embrassé les principes du capitalisme à l’occidentale, les habitants du pays ne se sont jamais vraiment identifiés avec l’individualisme qui lui est associé en Europe et aux Etats-Unis. L’idée que le Japon est une seule grande communauté dont l’esprit de corps doit être maintenu et renforcé, et que les besoins du groupe passent avant ceux de l’individu restent profondément ancrée dans la mentalité du pays.

Les appels du PCJ à la coopération entre travailleurs, à l’action commune, et au partage égal des ressources du pays, même s’ils ne reflètent qu’en partie la réalité économique du pays, résonnent donc fortement chez nombre de Japonais, et avec les valeurs qu’on leur a enseignées dans leur jeunesse.

 

La seule vraie opposition au gouvernement

La dernière raison de la popularité actuelle du PCJ est plus prosaïque et plus immédiate : les Japonais opposés à l’agenda conservateur du Premier Ministre Shinzo Abe n’ont que peu de moyens autres qu’un vote communiste pour exprimer leur désapprobation. Le plus grand parti d’opposition, le Parti Démocrate du Japon, a été discrédité par sa piètre performance au pouvoir entre 2009 et 2012 et soutient dans les grandes lignes, ou est divisé au sujet de, toutes les politiques principales de M. Abe, et il en va de même pour plusieurs autres petits partis.

Seul le PCJ reste ferme dans sa critique de la remise en marche des réacteurs nucléaires, du programme économique du gouvernement ou de l’assouplissement des contraintes légales sur les actions des forces armées du pays. Cette intransigeance réduit peut-être l’influence du PCJ sur la politique du Japon – il est difficile d’influencer des discussions dans lesquelles on refuse de négocier – mais le fait que le parti reste fidèle à ses principes et à ses promesses électorales attire le respect et le soutien d’une partie de la population déçue par le manque de cohérence et de substance des partis traditionnels.

 

Les communistes bénéficient donc de la frustration et de la désillusion d’une population lassée de l’inefficacité de nombreux politiciens. Une partie des Japonais s’est résignée à l’étreinte rassurante du LDP et de M. Abe, même s’ils s’opposent à beaucoup de ses politiques. Une autre a trouvé dans le PCJ l’unique champion d’une vraie voix alternative à celle du courant conservateur dominant.

Sonder la jeunesse chinoise

Le Parti Communiste Chinois (PCC) est aujourd’hui anxieux de connaître l’opinion de la population du pays concernant diverses questions d’actualité, mais publie très rarement les informations qu’il collecte. Cela rend des études comme “Le spectre idéologique de la Chine“ (titre original “China’s Ideological Spectrum“) publiée récemment par deux jeunes universitaires américains rattachés au MIT et à l’Université de Harvard, particulièrement intéressantes. Utilisant plus de 170'000 réponses à un questionnaire en ligne proposé aux internautes chinois par une équipe de chercheurs de l'Université de Pékin en 2014, Jennifer Pan et Yiqing Xu offrent de nombreuses intéressantes informations sur l’opinion de la population chinoise concernant une série de sujets économiques, politiques et sociaux.

 

Division gauche-droite : ressemblances et différences

Leur analyse éclaire d’abord la nature du spectre idéologique chinois dans son ensemble, et permet de le comparer à celui des populations européennes, notamment en ce qui concerne la traditionnelle division gauche-droite. En un sens, cette division est assez familière : les Chinois que l’on pourrait identifier comme “de gauche“ favorisent un Etat fort et une politique économique et sociale interventionniste, tandis que ceux “de droite“ soutiennent la réduction de la taille de l’Etat et le développement de l’économie de marché.

Cependant, les populations chinoises et européennes divergent quant à leur attitude envers les questions sociales et les rapports avec le reste du monde. En effet, si en Europe c’est souvent la droite qui insiste sur le respect des valeurs traditionnelles (en ce qui concerne l’homosexualité par exemple) et sur la primauté de l’intérêt national sur la coopération internationale, en Chine, c’est au contraire la gauche qui adopte ces positions tandis que la droite est libérale dans le sens classique du terme. 

 

Que pense la jeunesse urbaine chinoise ? (1) La politique

Le questionnaire de 2014 offre également un intéressant aperçu de l’opinion des Chinois sur certaines questions d’actualité plus spécifiques. Il faut cependant noter que les répondants étaient principalement des jeunes gens (plus de 80% avaient moins de 30 ans) originaires des riches villes et régions côtières du pays. Leur attitude n’est donc pas nécessairement représentative de celle de l’ensemble de la population chinoise. D’un autre côté, cette jeunesse urbaine aura un impact important sur l’avenir de la Chine et son opinion est donc d’un intérêt tout particulier.

 

On peut d’abord noter que les répondants au questionnaire partagent en majorité l’opinion du PCC qu’un système politique multipartis à l’occidental est inadapté à la Chine dans son état actuel, et qu’une liberté d’expression sans limites risquerait de créer le désordre dans la société chinoise. D’un autre côté, une majorité considère également que les droits de l’homme sont plus importants que la souveraineté, et sont en faveur du suffrage universel. Cela suggère que, même s’ils soutiennent en général le système de gouvernement chinois, les jeunes du pays considèrent le respect de leurs droits individuels comme très importants, et aimeraient pouvoir choisir leurs dirigeants, même si leur élection est une affaire interne au Parti.

En ce qui concerne la politique étrangère, les répondants semblent favorables à une ferme et active défense des intérêts nationaux de leur pays, mais une nette majorité s’oppose à une réunification de Taiwan avec la Chine par la force, un bon signe pour tous ceux qui espèrent que la stabilité actuelle des relations entre les deux entités perdure. Egalement positive est la conviction largement partagée que les Etats-Unis et les autres pays développés pourront accepter l’accession de la Chine au rang des grandes puissances – même si plus d’informations sur les motifs de cette conviction seraient bienvenues.

 

(2) L’économie

Les réponses aux questions touchant à l’économie confirment que les inégalités de revenus sont une préoccupation pour beaucoup de jeunes Chinois, dont une majorité estime que le développement fulgurant du pays a surtout profité à une riche minorité. Cette récrimination semble liée à une méfiance plus large envers l’économie de marché. En effet, un grand nombre de répondants sont en faveur d’une place prépondérante pour les entreprises étatiques, et du contrôle de l’Etat sur le marché de l’immobilier ou sur le prix du porc (un ingrédient central dans la cuisine chinoise).

Ce soutien à l’interventionnisme étatique n’est cependant pas universel, surtout lorsque les intérêts de la population sont directement touchés. Une majorité est par exemple favorable à l’implication du secteur privé dans l’éducation – ce qui indique une certaine insatisfaction envers les écoles publiques –, et s’oppose au protectionnisme pour soutenir les entreprises nationales, ou, de façon plus surprenante, à l’imposition par l’Etat d’un salaire minimum.

 

(3) Les questions sociales

Les jeunes Chinois semblent également avoir un rapport ambigu avec la culture traditionnelle chinoise. En effet, la plupart des répondants au questionnaire considèrent que la Chine d’aujourd’hui n’a plus besoin du confucianisme, mais pensent néanmoins que les classiques de la littérature chinoise sont une bonne base pour l’éducation des enfants. Une grande majorité préfère également la médecine traditionnelle de leur pays à celle de l’Ouest, et attache de la valeur aux leçons de vie du taoïsme.

Les attitudes envers les questions de liberté sexuelle et reproductive sont également partagées. Une faible majorité s’oppose à la condamnation de l’adultère, et seraient prête à admettre l’homosexualité de leur enfant, mais une grande majorité soutient d’un autre côté la politique de l’enfant unique. Ce fait surprenant est peut-être dû à la formulation de la question, qui souligne le problème de la surpopulation, et au fait que la grande majorité des répondants a probablement elle-même grandi sans frères et sœurs.

 

Une attitude complexe et nuancée

Une analyse d’ensemble des réponses au questionnaire de 2014 révèle donc que la jeunesse urbaine chinoise adopte une position nuancée et ambiguë dans tous les domaines. Son centre de gravité est au centre-gauche du spectre idéologique du pays. Elle soutient de manière générale l’attitude interventionniste du PCC en politique domestique comme étrangère et dans le domaine de l’économie, et reste attachée à la culture traditionnelle chinoise.

Cependant, ce soutien est très conditionnel et cette jeunesse paraît attachée aux libertés personnelles, que ce soit dans le domaine politique, économique ou social, qu’elle a gagnées depuis l’ouverture du pays. La leçon pour le gouvernement chinois est donc simple : il dispose d’un grand réservoir de bonne volonté, mais risque de s’attirer les foudres de ses jeunes citoyens s’il intervient de manière trop visible dans leur vie.

Un nouveau cycle de disputes historiques

Un nouveau cycle de disputes historiques

L’échange est tristement familier. Le Ministère de l’éducation japonais a récemment annoncé l’approbation des nouvelles éditions des manuels d’histoire et géographie qui seront utilisés ces prochaines années dans les écoles secondaires du pays. Certains manuels ont rapidement été l’objet de vives critiques pour leur traitement des crimes commis par le Japon durant la Seconde Guerre Mondiale. Les gouvernements de la Chine et de la Corée du Sud, en particulier, ont accusé le gouvernement japonais de minimiser ces crimes et de vouloir nier la responsabilité du pays envers ses voisins.

 

Du sel dans la plaie des disputes territoriales

Une dispute qui s’était déjà enflammée à plusieurs reprises depuis les années 80 a donc été ravivée. Certains diront même qu’elle s’est encore aggravée. En effet, un nouveau point de discorde est cette année le fait que, pour la première fois, tous les manuels approuvés par le Ministère décrivent les îles qui font l’objet de disputes territoriales entre le Japon et ses voisins comme des “territoires inhérents“ du pays. Un nombre grandissant condamne également “l’occupation illégale“ des îles Takeshima par la Corée du Sud (qui les nomme Dokdo).

Le gouvernement japonais a donc ordonné aux éditeurs de manuel de soutenir plus activement la position officielle du pays dans ces disputes. Malgré leur déplaisir, la Corée du Sud et la Chine ne sont pas en position de critiquer le Japon sur ce point, puisque les écoliers de l’archipel ne font que rejoindre leurs camarades des pays voisins, auxquels ont a longtemps tenté d’inculquer une version des faits justifiant la position de leurs gouvernements. Le Japon ne fait donc ici que rejoindre une inquiétante tendance régionale vers un système éducatif plus nationaliste.

 

Une population peu intéressée

En réalité, la nouvelle politique du gouvernement japonais me semble quelque peu désespérée. En effet, s’il a ressenti le besoin de souligner auprès du public la justesse de sa cause, c’est avant tout parce que la majorité de la population du pays n’est que peu intéressée par les disputes territoriales. Dans toutes les conversations que j’ai pu avoir sur le sujet, la réaction la plus courante était un haussement d’épaules accompagné d’une remarque comme “pourquoi tant d’agitation pour quelques rochers ?“ ou “ces disputes entre gouvernement ne nous concernent pas“.

Certes, la population japonaise approuve la défense vigoureuse que pratique le gouvernement face aux incursions chinoises autour des îles Senkaku (Diaoyu pour la Chine), mais ce soutien est inspiré par le comportement de la Chine, jugé agressif et expansionniste, et non par un quelconque attachement aux îles elles-mêmes. Le Premier Ministre Shinzo Abe et son cercle désireraient donc probablement que les Japonais soient un peu plus engagés dans les disputes territoriales.

 

La perversion de l’enseignement de l’histoire

Même si le traitement dans les manuels scolaires des questions territoriales est un sujet de discorde, il pâlît en comparaison de la controverse autour des questions historiques. La Chine s’indigne en particulier de la minimisation du massacre commis à Nanjing durant la guerre (symbolisé par le remplacement dans certains manuels du mot “massacre“ par “incident“), et se joint à la Corée du Sud dans la condamnation du traitement accordé à la question des “femmes de confort“, des femmes enlevées en Corée notamment, mais également en Chine et en Asie du Sud-Est pour servir de force dans les bordels gérés par l’armée japonaise. Un manuel, en particulier, semble mettre en doute que ces femmes aient été forcées à se prostituer par le gouvernement de l’époque et maintient qu’une enquête officielle n’a pu trouver de preuves définitives.

Ces propos sont bien sûr trompeurs et affligeants. On peut cependant espérer que, comme cela a été le cas jusqu’à maintenant, les manuels d’histoire les plus fallacieux – qui continuent de ne former qu’une minorité des manuels approuvés – ne seront adoptés que par un très petit nombre d’écoles japonaises (moins de 1% des écoles avaient  choisi les livres d’histoire au centre d’une controverse similaire il y a plus de dix ans), et que les instituteurs du pays, qui sont en général connus pour leur progressisme, sauront remplir les trous laissés par les manuels.

 

Le mauvais visage d’Abe

Quel que soit l’impact concret des nouveaux manuels scolaires, la tendance générale de la politique de l’éducation japonaise reste inquiétante. En effet, les modifications apportées aux dernières éditions des manuels – notamment en rapport avec les disputes territoriales – reflètent les nouveaux principes pédagogiques, promulgués l’année dernière, qui exigent des livres d’école qu’ils soient en accord avec la position du gouvernement sur les sujets sensibles. Pour le Premier Ministre, c’est là un moyen de renforcer le patriotisme de la population, dont il a souvent publiquement déploré le déclin. Lors d’un premier (et très bref) mandat en 2006-07, M. Abe avait déjà signalé des intentions similaires, et avait fait amender la politique de l’éducation japonaise en conséquence.

M. Abe montre ici son mauvais visage, celui d’un politicien obsédé par le passé, aux vues révisionnistes, convaincu que son devoir est de rétablir l’honneur du Japon et d’inculquer à la population un amour aveugle de la patrie. C’est cette version du Premier Ministre qui rend visite au sanctuaire Yasukuni (où sont consacrées les âmes de tous les soldats morts pour le Japon depuis le 19e siècle, mais également celles des criminels de guerre de la Seconde Guerre Mondiale), qui laisse échapper des remarques mettant en doute la responsabilité du Japon pour la guerre, et qui montre une désir dangereux de faire pression sur les médias comme sur le corps éducatif pour qu’ils reflètent ses vues de l’histoire.

Heureusement, M. Abe possède également un autre visage, celui d’un homme d’état prêt à mettre les intérêts de son pays avant ses vues personnelles, à réformer l’économie et certaines pratiques sociales dépassées et à faire du Japon un promoteur actif d’un ordre mondial pacifique et fondé sur le droit international. C’est cette version du Premier Ministre qui continue de bénéficier du soutien de la population, et qui est accueilli chaleureusement dans la plupart des capitales de la planète. Il est donc affligeant de le voir ternir cette image positive par des actes et paroles aussi malavisés en ce qui concernent les questions historiques.