Comment mieux défendre le Japon ? (3) Pourquoi s’opposer à l’auto-défense collective ?

Antidémocratique. C’est un mot que j’ai souvent entendu invoquer pour critiquer les réformes sécuritaires proposées par le gouvernement japonais visant à permettre l’exercice du droit à l’autodéfense collective. Cela peut à première vue paraître quelque peu injuste. En effet, le parti au pouvoir, le LDP (Parti Libéral Démocrate en français) et son partenaire de coalition le Komeito bénéficient d’une majorité de deux tiers dans la chambre basse du Parlement, et le Premier Ministre Shinzo Abe avait donc aisément les voix nécessaires pour faire approuver son projet de « législation pour la paix et la sécurité » malgré les protestations stridentes des partis d’opposition qui ont quitté la chambre au moment du vote pour manifester leur mécontentement (le projet de loi est maintenant en discussion dans la chambre haute).

Un spectacle peu glorieux pour le gouvernement, certes, mais pas une violation des normes démocratiques. Et pourtant, le vote en question a déclenché une tempête de critiques virulentes et entrainé une chute importante du taux d’approbation du cabinet de M. Abe. Pour comprendre la profonde désapprobation d’un grand nombre de japonais, il faut s’intéresser au lien entre le projet de réforme sécuritaire et la Constitution du pays.

 

La réforme de trop

Comme expliqué dans un billet précédent, l’Article 9 de la Constitution japonaise, interdisant l’usage de la force comme outil de politique étrangère, a été à maintes reprises réinterprété pour permettre aux Forces japonaises d’autodéfenses (FJA) d’assister – sans prendre part aux combats – leur allié américain et de participer à des missions mandatées par les Nations Unies. La plupart des juristes japonais s’accordent cependant à dire que l’auto-défense collective est absolument inconstitutionnelle, qu’aucune réinterprétation ne pourra changer ce fait, et que son autorisation nécessiterait une révision de la Constitution en bonne et due forme.

Faisant fi de cette opinion défavorable, M. Abe s’est efforcé de faire passer ses réformes sécuritaires envers et contre tout, et c’est cette manière de faire qui a suscité l’indignation du public. En réinterprétant la Constitution par une décision politique contre l’avis des juristes à l’intérieur du gouvernement comme des milieux académiques, et en coupant court aux débats dans le Parlement après qu’il fut devenu clair que ceux-ci ne prenaient pas la décision souhaitée, le Premier Ministre s’est vu accusé d’aller à l’encontre de l’approche consensuelle considérée comme vitale à la bonne marche de la démocratie japonaise et de mettre en danger les institutions qui en forment la base.

 

Echos d’un passé malheureux

Ce genre de critiques ont d’autant plus de portée au Japon qu’elles évoquent de tristes souvenirs du passé impérial. En effet, l’une des principales leçons retenues par les Japonais après leur défaite dans la Seconde Guerre Mondiale est le danger de laisser le gouvernement du pays à un petit groupe d’autocrates va-t-en-guerre, sans freins institutionnels ou mécanismes de contrôle sur leurs actions.

Le public japonais est donc très sensible à toute attaque, perçue comme telle, contre les institutions démocratiques établies après la guerre. Le soupçon que M. Abe désire orienter le Japon vers un modèle plus autoritaire, une accusation souvent entendue et rendue plus crédible par les opinions pour le moins controversées du Premier Ministre au sujet du passé impérial du pays, résonne particulièrement.

 

Regain de vigueur du pacifisme

Aux critiques quant à la manière de faire de M. Abe, il faut ajouter la méfiance que provoquent diverses remarques du Premier Ministre et de ses proches concernant le type de missions que les FJA seront autorisées à entreprendre sous le chapeau de l’auto-défense collective. Le flou qui règne à ce sujet, flou alimenté par plusieurs membres du gouvernement de M. Abe, réveille la grande réticence des Japonais (également née du désastre de la Seconde Guerre Mondiale) à se retrouver impliqué dans un conflit loin de l’archipel.

Le ressentiment envers le comportement « anti-démocratique » de M. Abe, combiné au rejet de toute mission de combat à l’étranger, a fait gonfler le rang des pacifistes convaincus. Ceux-ci sont certes très actifs, mais leur nombre relativement limité fait que leurs protestations contre tout assouplissement des règles d’engagement des FJA n’a pas été suffisant pour entraver sérieusement les efforts des politiciens japonais déterminés à augmenter le rôle international militaire du pays. L’indignation générale que provoque t le débat autour de l’auto-défense collective a toutefois rallié beaucoup de citoyens à la cause pacifiste, et de nombreuses manifestations et autres actes de protestation ont eu lieu tout autour du pays cet été.

 

Une victoire à la Pyrrhus

En raison de la domination du LDP dans les deux chambres du Parlement et de la détermination de M. Abe à faire voter implémenter la « législation pour la paix et la sécurité » coûte que coûte, il est probable que celle-ci sera en fin de compte approuvée. Le Premier Ministre aura cependant très chèrement payé cette victoire. Non seulement le taux d’approbation de son Cabinet a fortement chuté et ne retrouvera peut-être jamais son niveau d’avant la controverse, mais toute nouvelle réforme sécuritaire est probablement devenue impossible. Il en va de même d’une révision de la Constitution, que M. Abe désire par-dessus tout.

Le débat autour de l’auto-défense collective aura donc finalement démontré non seulement la détermination d’une partie des élites politiques japonaises à renforcer le rôle international de leur pays, y compris dans le domaine militaire, mais également la persistance des sentiments antimilitaristes au sein de la population japonaise, qui continue de préférer que le pays fasse preuve d’une grande retenue à l’étranger. Tiraillé entre ces deux tendances, le Japon n’est donc pas près de se comporter comme une grande puissance « normale » sur la scène internationale.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.