L’addiction japonaise aux masques

Au Japon comme dans le reste du monde, Covid-19 est devenu endémique et la fin de la pandémie a été déclarée. Début mai, le virus a été relégué à la catégorie 5 de l’index des maladies, le plaçant au même niveau que la grippe saisonnière. La plupart des restrictions imposées durant la pandémie sur les événements en intérieur et autres rassemblements ont été levées. A la différence de l’Europe ou des Etats-Unis, cependant, la majorité des Japonais continuent de porter un masque, et ce même lorsqu’ils se retrouvent à marcher seuls dans la rue – une situation dans laquelle, tout le monde s’accorde à l’admettre, le masque est totalement inutile. Comment expliquer cette réticence à se débarrasser de cet accessoire emblématique de la pandémie ?

 

Peur du virus et pression sociale

Il faut d’abord noter que le Japon n’est pas seul dans cette situation, qui semble assez similaire chez ses voisins les plus proches – la Corée du Sud et Taiwan. Les observations qui suivent s’appliquent donc en large partie à ceux-ci également. Une première raison pour la persistance du port du masque est sans surprise la peur continue du virus. Celle-ci est naturelle : Covid-19 continue de circuler et de tuer, bien qu’à moins grande échelle.

Une autre raison est propre aux cultures plus collectivistes d’Asie du Nord-est, à savoir la pression sociale. Pendant longtemps, les passants auxquels on demandait leur opinion sur les masques assuraient qu’ils seraient prêts à s’en débarrasser mais avaient peur d’attirer l’attention, puisque la grande majorité des gens les portaient encore.

 

Un obstacle aux relations humaines

Le port collectif du masque est une mesure de protection simple mais relativement efficace contre Covid-19, et la volonté des populations d’Asie du Nord-est de suivre les conseils des autorités médicales en la matière a certainement contribué au taux de mortalité relativement bas de la région par rapport à l’Occident. Interagir véritablement « face à face », en voyant le visage entier de son interlocuteur et la façon dont celui-ci s’anime et contribue à la communication non-verbale durant une conversation, est cependant à mon sens une partie essentielle des relations humaines, et le masque est un obstacle important à cela.

Ne voir que la moitié du visage des gens était un petit prix à payer pour freiner la propagation d’un virus mortel au début de la pandémie, mais la situation a désormais bien changé. La menace posée par Covid-19 a grandement diminué grâce à son affaiblissement, aux vaccins, et à l’immunité collective. Les autorités ont largement assoupli les directives en conséquence et une minorité a effectivement tombé le masque, ce qui devrait en théorie atténuer la peur du « regard des autres ». Et pourtant, le plus grand nombre continue de se cacher le visage. Cette réticence à abandonner les habitudes de la pandémie ne peut pas s’expliquer uniquement par la peur du virus.

 

Mauvaises habitudes

Les autres raisons de la persistance du plus grand nombre à se masquer sont donc inquiétantes, car elles suggèrent que la pandémie pourrait avoir des séquelles nocives sur la fabrique sociale japonaise. La population semble en effet s’être habituée à n’interagir avec autrui que le visage en partie caché et considère désormais cela comme normal. Cela concerne en particulier les employés de tous les établissements publics (hôtels, restaurants, magasins, bureaux de poste, services publics), qui présument que le port du masque est attendu d’eux quel que soit leur désir en la matière, et que les clients se plaindraient autrement. On voit mal ce qui pourrait changer ces mentalités.

Encore plus problématique est l’impact que la pandémie et plusieurs années de masquage universel ont eu sur la façon dont les Japonais, et particulièrement les jeunes, interagissent les uns avec les autres au quotidien. En effet, une génération entière a été socialisée dans un contexte où il leur était rare de voir leurs camarades de classe, instituteurs, ou toute autre personne hors d’un petit cercle familial, démasqués. Dans les sondages, nombreux sont donc ceux qui se disent anxieux de montrer leur visage entier et avouent avoir perdu l’habitude de montrer leurs émotions à travers l’expression qu’ils affichent lors des échanges avec autrui.

 

On peut craindre que cette situation perdure puisque les habitudes forgées durant la pandémie se sont profondément ancrées et ont créé une nouvelle « normalité » que seul un effort déterminé des autorités pourrait remettre en question. Certains établissements scolaires ont d’ailleurs organisé des séances collectives visant à rappeler à leurs élèves l’importance de se sourire l’un à l’autre et de montrer leurs émotions sur leur visage (démasqué) pour tisser des véritables liens d’amitié. De telles initiatives sont louables, mais on ne peut que déplorer qu’elles soient devenues nécessaires.

 

A quand le sevrage ?

Le Japon était, il faut le dire, particulièrement vulnérable à la dépendance aux masques. Comme je l’avais noté sur ce blog il y a plusieurs années, les habitants de l’archipel ont depuis longtemps développé le réflexe de se masquer pour se protéger contre des menaces comme la pollution ou le pollen, ou par égard pour autrui lorsqu’ils sont malades. Il n’est donc pas surprenant que le port du masque face à Covid-19 soit immédiatement devenu universel, que la population se soit vite habituée à cette nouvelle normalité, et qu’elle ait quelques difficultés à la remettre en question.

 

Cet accessoire accentue en effet certains défauts de la mentalité nippone, tels que la recherche de la sécurité absolue au détriment d’autres aspects importants de l’existence humaine, une certaine timidité face au monde, et une forte aversion pour toute situation embarrassante. On peut donc craindre qu’alors même que le reste du monde tourne la page et que la menace posée par Covid-19 diminue, le Japon peine encore longtemps à se démasquer.

 

 

 

***********************

 

 

 

Comme vous le savez sans doute, chère lectrice, cher lecteur, la rédaction du Temps a malheureusement décidé de fermer sa section blogs. Ceci sera donc mon dernier billet. Je tiens à remercier les lectrices et les lecteurs qui m’ont suivi toutes ces années. Ce blog est né sur le site de l’Hebdo (paix à son âme) il y a plus de 8 ans et a ensuite migré sur celui du Temps. Bien que mon rythme de publication se soit ralenti au cours des années, j’ai toujours pris grand plaisir à partager mes observations sur mon pays d’accueil, et je suis reconnaissant à la rédaction de ces deux publications (et plus particulièrement à Chantal Tauxe qui m’a « engagé »), pour m’avoir offert cette plate-forme.

Chiikawa et la culture populaire du manga au Japon

Le passage d’une année à l’autre est le moment des rétrospectives en tout genre. Au Japon, une série de personnages au design kawaii typique du pays figure de façon proéminente parmi les marques les plus populaires et les marchandises les plus vendues en 2022. Il s’agit des héros du manga Chiikawa (en photo ci-dessus) – une abréviation de « quelque chose de petit et mignon » – que l’on retrouve désormais sur d’innombrables figurines de collection, porte-clés, accessoires et vêtements en tout genre. L’origine de Chiikawa et le boom qu’il a connu révèle l’ampleur de la culture manga dans l’archipel au-delà des grandes séries produites par des mangaka connus et par des équipes professionnelles.

 

Chiikawa a en effet débuté non pas dans les pages d’un magasine mais sur Twitter. Son auteure, connue sous le nom de plume de Nagano, reste anonyme. Elle a commencé en 2020 à publier régulièrement des épisodes d’une page, qui ont progressivement gagné en popularité grâce aux partages et aux commentaires enthousiastes. Une année plus tard, une première collection de son œuvre paraît sur papier. En 2022, c’était le tour d’une série d’animation aux épisodes très brefs diffusés tous les vendredis matin. Le phénomène Chiikawa n’a fait que prendre de l’ampleur depuis.

Ce succès n’est en un sens pas surprenant. Ce n’était pas le premier manga lancé par Nagano de la même façon, et elle s’était déjà attiré de nombreux fans. Ses dessins ont le trait simple, mais très efficace, et le monde de Chiikawa qu’elle dépeint présente un mélange intriguant de légèreté (jeux et dégustation de snacks entre amis) et de dangers cachés (objets maudits, monstres qui rôdent). Le monde des affaires japonais est apte à s’emparer de créations qui suscitent le « buzz » et qui se prêtent à une commercialisation lucrative.

 

Le boom Chiikawa a également été rendu possible par la place centrale du manga dans la culture populaire japonaise. L’industrie professionnelle du manga (dont les œuvres les plus populaires alimentent également l’industrie du dessin animé) est l’un des moteurs de l’économie nippone. Le secteur amateur n’est pas en reste. Il y a les dessinateurs comme Nagano qui publient leurs œuvres sur les médias sociaux et obtiennent reconnaissance et succès. Celles-ci peuvent se trouver dans tous les genres, du commentaire social aux histoires d’amour et à la comédie. Il y a également les innombrables créateurs de « manga fan art », dérivés de leur série préférée, dont les plus sophistiqués ressemblent à des vraies histoires parallèles à l’œuvre originale. Un genre très répandu est la romance imaginée entre héros des mangas populaires. Les plus appréciés sont imprimés professionnellement et jouissent de chiffres de vente non négligeables. Ils peuvent également faire office de portefolio permettant aux plus talentueux de trouver une place dans les équipes de dessin professionnelles. Plus largement, le dessin style manga est un passe-temps très populaire visant simplement aux échanges entre amis.

Vu cette omniprésence, il est naturel que le public japonais accueille à bras ouverts les créations des personnes comme Nagano et soit prêt à dépenser généreusement pour obtenir les marchandises figurant ses personnages préférés. Les médias sociaux et diverses plateformes et forums en ligne rendent plus facile que jamais la diffusion et le partage de l’œuvre des illustrateurs talentueux, qui ne sont plus nécessairement forcés de passer par les grands éditeurs.

 

Malgré l’exemple des histoires à succès comme Chiikawa, le monde du manga amateur japonais reste néanmoins très artisanal et insulaire, surtout si on le compare aux « manwha nouveaux », ou webtoons, sud-coréens. Ces dernières années, il s’est en effet créé dans ce pays voisin une véritable industrie de production de bandes dessinées digitales, fortement influencées par le manga traditionnel nippon, mais adaptées aux smartphones et à l’âge du scrolling. Plusieurs plateformes dédiées promeuvent les œuvres des dessinateurs en herbe, et ceux qui attirent le plus de lecteurs se voient rapidement offrir un contrat de sérialisation et, pour les plus populaires, une traduction en langue étrangère et une promotion internationale ainsi qu’une adaptation en drame télévisé ou en série d’animation (dont certaines sont désormais confiées à des grands studios japonais). Le résultat est une croissance fulgurante et un chiffre d’affaires impressionnant, qui s’élève à plusieurs milliards de dollars.

Aucune infrastructure similaire, à échelle industrielle et portée internationale, n’existe au Japon. Il arrive que des mangas en ligne comme Chiikawa deviennent des phénomènes, mais ces cas restent rares et ne dépassent pas les frontières de l’Archipel. Cela fait cependant partie du charme de la culture populaire du manga nippone. La plupart de ceux qui y participent ne le font pas dans l’espoir d’obtenir gloire et richesse, mais par passion et amour pour le genre, et entretiennent une tradition profondément ancrée. Le succès de dessinateurs comme Nagano en est d’autant plus réjouissant.

Les véritables implications de l’assassinat d’Abe Shinzo

Quelques semaines nous séparent désormais de l’assassinat choquant d’Abe Shinzo, la figure dominante de la politique japonaise de ces dix dernières années, durant un discours de campagne électorale. Cette distance permet de relativiser les grandes prédictions faites par certains observateurs immédiatement après l’événement. On parlait alors d’ébranlement de la stabilité de la société nippone, du début d’une nouvelle vague de violence politique, ou de remise en question de tout le système politique de l’archipel. Il n’en sera probablement rien.

 

Un parti refaçonné et un pays qui tourne la page

L’assassinat a effectivement choqué le pays, mais celui-ci s’en est vite remis. L’impact sur l’élection de la chambre haute de la Diète qui eut lieu quelques jours plus tard fut minimale, et le sujet a depuis longtemps cessé de dominer les conversations. Si tous déplorent la fin violente de M. Abe et reconnaissent qu’il a bien servi son pays, notamment en élevant considérablement son profil sur la scène internationale, l’assassinat n’a pas changé l’opinion des détracteurs, qui pointent du doigt les fortes inclinations nationalistes de l’ancien premier ministre, son attitude souvent jugée impérieuse et les multiples scandales qui ont marqué son long passage au pouvoir. C’est pourquoi près de la moitié de la population est opposée aux obsèques nationales, que le gouvernement a décidé d’organiser.

Quoi qu’il en soit, nul ne s’attend à ce que le décès de M. Abe déclenche un cycle de violences politiques, qui étaient fréquentes dans le Japon d’avant-guerre mais ont par la suite été réduites à des incidents isolés. Les mesures de sécurité lors des évènements publics tenus par des politiciens de premier plan seront certainement renforcées, mais l’assassinat est considéré comme un incident isolé et anormal.

 

Les répercussions politiques s’annoncent quant à elles certes importantes pour les membres ambitieux du Parti libéral-démocrate (LDP selon son acronyme anglais), qui domine la politique nippone. Nombre d’entre eux sont probablement en train de manœuvrer en coulisse pour tirer profit de l’énorme vide laissé par M. Abe. Celui-ci a cependant refaçonné son parti à son image avec un tel succès qu’il est peu probable que la trajectoire du Japon change beaucoup en raison de son départ. Le LDP était jusque dans les années 2000 un parti attrape-tout, qui comprenait des mouvances libérales et modérées ainsi que des mouvances conservatrices et nationalistes. Sous la houlette de M. Abe, ces dernières sont devenues dominantes, à tel point que l’actuel premier ministre, Kishida Fumio, qui appartient pourtant aux premières, a dû pour être élu promettre de poursuivre les politiques initiées par son prédécesseur. Rien n’indique qu’il s’apprête à faire marche arrière maintenant que M. Abe a quitté la scène. Celui-ci est indubitablement parvenu à définir le nouveau courant dominant de la politique japonaise, qui promet un Etat fort, protecteur, et proactif sur la scène internationale.

 

Une classe sociale marginalisée

S’il n’annonce probablement pas de grands changements au Japon, l’assassinat de M. Abe a cependant mis en lumière deux phénomènes souvent ignorés. Le premier est la précarité dans laquelle vit une partie non-négligeable de la population nippone. A l’image de l’assassin, nombre de Japonais vivent des vies isolées et cachées, entretenant peu de relations sociales et survivant de petits emplois à court terme et à bas salaire qui leur permettent tout juste de louer un appartement exigu et de subvenir à leurs besoins quotidiens. L’Etat a davantage tendance à ignorer ces personnes qu’à chercher à les assister, et les associations non-gouvernementales de soutien ne peuvent que très partiellement se substituer à lui.

Les cas de personnes marginalisées commettant des actes violents restent bien entendu très rares, mais ne sont pas inconnus. Des individus avec des troubles psychologiques et des intentions criminelles existent partout et il est impossible de prévenir entièrement de tels incidents. Au Japon, ceux-ci sont néanmoins un rappel régulier que le pays pourrait faire plus d’efforts pour tendre une main salvatrice à ses citoyens que la vie a malmenés.

 

Sectes religieuses sur la défensive

L’assassin de M. Abe n’était cependant pas motivé par un ressentiment général contre la société, mais par une rancune particulière envers une des sectes religieuses les plus puissantes de l’archipel, qui entretient des liens importants avec les élites politiques conservatrices. Cette secte, l’Eglise de l’Unification, d’origine coréenne, à la présence globale et connue en Europe sous son appellation de secte Moon, a été accusée d’innombrables fois de tromper ses membres et de les exploiter jusqu’à les ruiner financièrement. C’est ce qui semble être arrivé à la mère de l’assassin de M. Abe. Au Japon comme ailleurs, la secte soutient des causes politiques ultra-conservatrices et sa capacité à mobiliser ses très nombreux membres (estimés à plusieurs centaines de milliers dans l’archipel) lui ouvre beaucoup de portes.

Les liens étroits entretenus avec de nombreux politiciens du LDP, dont M. Abe (la photo ci-dessus est prise d’un discours qu’il avait donné l’année dernière durant une conférence organisée par la secte), sont connus depuis longtemps, mais la presse japonaise avait tendance à éviter le sujet. L’assassinat a cependant changé les choses et déclenché une avalanche d’enquêtes et de révélations qui ont mis l’Eglise de l’Unification et le LDP dans l’embarras. Les partis d’opposition et les critiques de longue date ont le vent en poupe, et il semble probable que la secte voie son rôle dans la vie publique japonaise fortement réduit.

 

Maintenant que la question de l’influence politique des sectes religieuses anime le pays, les yeux se tournent également vers un acteur encore bien plus important. Soka Gakkai est non seulement la plus grande « nouvelle religion » du Japon (avec plus de 12 millions de membres), mais fait également partie intégrale, à travers son bras politique, le Komeito, de la coalition qui gouverne le pays presque sans interruption depuis 1999 – année qui marque le début d’une alliance avec le LDP. Le Komeito a en réalité eu une influence modératrice sur son allié, s’étant fait l’avocat des droits du citoyen moyen face à un Etat trop puissant et d’une politique étrangère pacifiste. Il joue cependant un rôle crucial dans le maintien du règne du LDP de par sa capacité à mobiliser les membres de Soka Gakkai pour soutenir les candidats de son allié partout où le parti lui-même n’est pas dans la course.

Les opposants à cet arrangement voient dans l’affaire de l’assassinat l’occasion d’affaiblir le Komeito – qui fait de surcroît face à d’autres défis liés à un changement de direction – et de pousser Soka Gakkai à se retirer du monde politique. Cela forcerait le LDP à chercher d’autres partenaires pour assurer la stabilité de son socle électoral. Vu la direction prise par le parti sous M. Abe, ces nouveaux partenaires seraient probablement plus à droite que le Komeito, ce qui risque de pousser la gouvernance du Japon dans une direction encore plus conservatrice. Si le décès de M. Abe contribue à un tel changement, il aura en fin de compte effectivement refaçonné la politique japonaise.

Le Japon évalue les conséquences de l’invasion de l’Ukraine

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une profonde remise en question de la politique étrangère, de sécurité et d’énergie de l’Europe. L’Allemagne en particulier entreprend un grand tournant comprenant réarmement et questionnement de la politique d’ « engagement par le commerce » envers les Etats autoritaires. Qu’en est-il du Japon, également voisin de la Russie, de l’autre côté du monde ? Ici, l’invasion russe ne semble pas destinée à causer des changements radicaux, mais a conféré un sentiment d’urgence à plusieurs tendances préexistantes.

 

Fin des illusions envers la Russie

La première est l’abandon d’un engagement diplomatique avec la Russie dont l’échec était déjà évident depuis plusieurs années. L’ancien Premier Ministre Abe Shinzo avait consacré beaucoup d’énergie à tenter de séduire Vladimir Poutine avec des promesses de coopération pour le développement économique de l’Extrême-Orient russe. Son but était de négocier le retour d’au moins certaines des îles Kouriles (« Territoires du Nord » au Japon), occupées par l’Union Soviétique à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et pomme de discorde entre les deux pays depuis. Le Japon et la Russie n’ont d’ailleurs jamais conclu de traité de paix officiel, en grande partie à cause des dites îles.

Bien avant l’invasion de l’Ukraine, cependant, il était devenu clair que le Président russe n’avait aucune intention de faire des concessions. M. Abe n’avait pourtant pas abandonné espoir et, en raison de sa grande influence dans le monde politique nippon, ses successeurs se sont crus obligés de manifester leur soutien à son approche envers la Russie, même après sa démission. Cette situation a désormais radicalement changé. En 2014, après l’annexion de la Crimée, M. Abe n’avait suivi qu’avec grande réticence ses partenaires occidentaux dans les sanctions envers la Russie. Cette fois, après un bref moment d’hésitation, l’administration de Kishida Fumio s’est complètement alignée avec le reste du G7. Toute perspective d’engagement renouvelé avec la Russie est pour le moment morte et enterrée, et les élites japonaises sont unies dans leur condamnation de la menace posée par M. Poutine. Personne ne craint qu’il tente d’envahir l’Hokkaido (qui fait face à la Sibérie), mais les planificateurs de la défense du Japon s’attendent probablement à plus de tensions au nord de l’Archipel.

 

« Une crise pour l’Asie également »

La préoccupation principale de Tokyo reste cependant la défense du sud de l’Archipel face à l’avancée maritime de la Chine. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la remarque faite par plusieurs dirigeants japonais que la crise en Ukraine ne concerne pas uniquement l’Europe, mais risque de miner les fondements de l’ordre international en Asie également. C’est une référence à l’importance universelle du principe de non-agression et de respect des frontières établies, mais également, de manière plus spécifique, un écho des inquiétudes du Japon face aux actions chinoises en Mer de Chine orientale. La Chine et la Russie ont d’ailleurs ces dernières années conduit plusieurs patrouilles navales et aériennes conjointes dans la région.

En réponse, le budget de défense japonais s’accroît – à un rythme certes faible – et commence à dépasser la limite informelle de 1% du PIB que le Japon s’était jadis imposée. La crise en Ukraine ne changera pas cette trajectoire, mais va renforcer la conviction du gouvernement japonais quant à la nécessité d’augmenter les ressources et capacités des forces armées du pays.

 

Taiwan au cœur des préoccupations

Le souci le plus immédiat des autorités japonaises est le sort incertain de Taiwan. Depuis deux ou trois ans, divers politiciens et hauts fonctionnaires nippons sont devenus très francs et directs dans leurs expressions de grande préoccupation face à la pression grandissante imposée par la Chine sur l’île. Les stratèges japonais voient l’autonomie continue de Taiwan comme une question existentielle, puisqu’une « réunification » avec la Chine permettrait à cette dernière de facilement menacer les lignes de communications maritimes de l’Archipel et même les îles d’Okinawa en cas de conflit sino-japonais. Le cauchemar de Tokyo est donc que la Chine soie enhardie par les actions de la Russie et prenne la décision d’envahir Taiwan.

Rien ne suggère que Pékin soit tenté, même si les dirigeants chinois suivent avec attention le développement de la crise en Europe et en tireront des leçons pour leurs plans de « réunification par la force ». Cela n’a pas empêché M. Abe d’appeler les Etats-Unis à promettre officiellement de défendre Taiwan en cas d’attaque chinoise. Durant la même interview, il a également suggéré que le Japon devrait sérieusement discuter de l’accueil d’armes nucléaires américaines sur son territoire – un grand tabou en politique japonaise jusqu’à maintenant, même si c’est un secret de polichinelle que de telles armes sont déjà passées par les bases américaines dans l’Archipel.

Le Premier Ministre actuel, M. Kishida, s’est empressé de souligner que ce ne sont pas là les positions officielles du gouvernement japonais. Les remarques de M. Abe – qui a depuis la démission pris le rôle d’agitateur poussant le gouvernement vers une politique étrangère plus ferme – reflètent néanmoins le sentiment d’urgence des élites japonaises face au défi posé par un « axe autoritaire » entre Moscou et Pékin. Cette idée d’une opposition à l’échelle globale entre les pays démocratiques et des Etats autoritaires de plus en plus audacieux n’est pas nouvelle. L’invasion de l’Ukraine lui a cependant donné une grande urgence, au Japon comme en Europe.

La culture japonaise du don-contre-don

Si la fin de l’année est en Occident un grand moment d’échanges de cadeaux, tel n’est pas le cas au Japon, où Noël n’a aucune signification particulière (parmi les étranges récentes « traditions inventées » associées à ce jour : manger du poulet frit et organiser des rendez-vous amoureux). Le reste de l’année, en revanche, les Japonais passent leur temps à s’offrir mutuellement des cadeaux, si bien que le don-contre-don occupe une part importante des échanges économiques dans l’archipel.

 

L’échange de dons est une partie essentielle des liens sociaux dans n’importe quelle culture. Tout Européen sait qu’il ne faut pas arriver les mains vides lors d’une invitation chez des amis et se creuse la tête pour trouver des idées de cadeaux originaux pour l’anniversaire de ses proches. Cet aspect est cependant particulièrement développé au Japon. Je l’observe très directement chez ma compagne, qui prépare un petit cadeau – biscuits, papier à lettre, bougie – chaque fois qu’elle voit un ou une amie, ne serait-ce que pour un café, et en reçoit toujours en retour. Ces échanges ne concernent d’ailleurs pas seulement les biens de consommation courante. Il est d’usage courant d’envoyer régulièrement à des proches résidant ailleurs dans l’archipel des denrées alimentaires locales. Nous recevons d’ailleurs fréquemment des fruits ou des légumes d’amis qui en ont à leur tour reçu en grande quantité de leur famille. En échange, tout gâteau ou plat spécial que nous préparons sera en partie distribué.

 

Qu’est-ce qui explique tant de partage ? Comme je le disais plus haut, l’échange de cadeaux est un rituel commun à toutes les cultures. La culture nippone met cependant un accent particulier sur ce genre de rituels servant à entretenir les relations sociales. Cela vaut pour les proches comme pour les collègues et relations professionnelles, que l’on doit également maintenir avec des petites attentions et gestes de gratitude pour service rendus (une pratique qui ouvre d’ailleurs la porte à la corruption dans les relations entre monde des affaires et monde politique). L’offre fréquente de cadeaux fait ainsi partie d’une tradition profondément ancrée sur l’archipel de maintien actif et assidu des liens familiaux, amicaux et professionnels.

 

Une partie importante de l’économie japonaise est dédiée à servir cette culture des dons mutuels. Partout dans l’archipel, les gares ferroviaires sont entourées de magasins offrant des spécialités locales que les visiteurs peuvent rapporter à leurs proches. Dans les métropoles, les grands magasins contiennent au moins un voir deux étages consacrés aux échoppes de thé, biscuits et confiseries en tous genres, proposés dans des emballages de toute beauté. Même les fruits font office de cadeaux de choix et on trouve au Japon des « salons de fruits », où ceux-ci sont considérés comme des objets de luxe, coûteux mais savoureux et parfaitement présentés.

Si la consommation est au centre de l’économie japonaise comme de celle des autres pays développés, donc, une partie importante de cette consommation est ici destinée à autrui. Les « dépenses sociales » (kōsaihi) forment d’ailleurs un élément non négligeable du budget des ménages. La culture japonaise d’échange de cadeaux et donc le symbole, plus généralement, d’une conviction partagée que les relations sociales doivent être entretenues par des « investissements » constants. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles les tensions sociales restent ici moins aigues que dans beaucoup de pays occidentaux.

Un nouveau premier ministre pour le Japon: Un « homme de parti » en remplace un autre

Suga Yoshihide (à gauche ci-dessus) n’est jamais parvenu à gagner l’affection du public japonais. Etant devenu premier ministre il y a une année en plein milieu de la pandémie, il avait la mission difficile de protéger et la santé de la population et l’économie nippone au moment où les variantes plus virulentes de covid-19 commençaient à se répandre à travers le monde. Il était donc peut-être inévitable qu’il fasse des erreurs et s’attire les critiques. Ses erreurs furent cependant particulièrement nombreuses et importantes.

 

Beaucoup d’erreurs, quelques succès

Il s’est obstiné pendant plusieurs mois à promouvoir la campagne « Go To Travel » visant à encourager le tourisme interne, alors que ses effets néfastes quant à la propagation du virus étaient devenus clairs. Après que les variants ont commencé à circuler dans l’archipel, son administration ne semblait avoir aucune réponse autre que la déclaration à répétition de « situations d’urgence » que le public prenait de moins au moins au sérieux. Le secteur hospitalier s’est retrouvé particulièrement malmené sans que cela n’empêche des vagues d’infections de plus en plus sérieuses, qui ont poussé le système de santé au-delà de ses limites et causé de grandes souffrances. Une fois lancée, la campagne de vaccination japonaise a été extrêmement efficace, mais son début très tardif à inutilement prolongé la pandémie dans l’archipel.

Par dessus tout, l’insistance de M. Suga à tenir les Jeux olympiques cet été malgré l’opposition massive de la population lui a attiré une grande antipathie. Il espérait sûrement que le lot sans précédent de médailles obtenues par les athlètes japonais allait malgré tout susciter l’enthousiasme du public et vivifier son administration. Si les Jeux ont effectivement bénéficié d’un regain d’image, M. Suga lui-même n’en a pas profité. De plus en plus impopulaire et abandonné par son parti, il n’a pas eu d’autre choix que de jeter l’éponge.

Il peut néanmoins se targuer de quelques succès importants durant son année au pouvoir. Il a notamment supervisé la création d’une agence pour la digitalisation de l’administration publique – un secteur où le Japon est très en retard – et sa promesse d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 a enfin concentré l’attention de la bureaucratie nippone sur le plus gros défi de notre temps. Si M. Suga a dû prématurément renoncer à sa position, s’est parce que ces succès d’administrateur pâlissent à côté de son incapacité à communiquer avec le public et à obtenir son soutien face aux défis de la pandémie. Au moment de son élection, j’avais évoqué les deux visages qu’un premier ministre japonais doit posséder, à savoir celui de maître de la bureaucratie et de la politique interne de son parti d’un côté, et celui de dirigeant capable de séduire le public de l’autre. M. Suga excellait peut-être dans ce premier rôle mais, taciturne et mauvais orateur, il n’est jamais parvenu à habiter le second. C’est la raison principale de sa chute.

 

Un Parti libéral-démocrate borné

Son parti ne semble pas avoir tiré leçon de son infortune. Pour le remplacer, il a choisi Kishida Fumio (à droite ci-dessus), un autre « homme de parti » avec une longue expérience au sein de son organisation et au gouvernement, mais sans grande couleur ni charisme. L’autre candidat principal dans la course à la présidence du Parti libéral-démocrate (PLD) – et donc à la tête du gouvernement puisque ledit parti domine le système politique japonais – était Kono Taro, jusqu’à récemment le responsable de la campagne de vaccination et un excellent communicateur qui est beaucoup plus populaire auprès du public. Les grands pontes du PLD se méfient cependant de lui à cause de sa tendance à prendre des décisions importantes sans les consulter comme il est de coutume au Japon. M. Kono a également exprimé son opposition à l’énergie nucléaire et son soutien au mariage homosexuel, à plus d’égalité des sexes, et à la réforme des codes qui encadrent la famille impériale – autant de positions qui le mettent en porte à faux avec la droite nationaliste et conservatrice qui domine le PLD.

Face à ces « défauts », les préférences de la population semblent à nouveau ne pas avoir compté pour grand chose et M. Kishida a été jugé plus fiable. Puisque les règles internes au parti font que la voix de sa délégation parlementaire domine son élection présidentielle et que la plupart des chefs de factions ont indiqué leur opposition à M. Kono, il était devenu clair même avant le scrutin que ses chances de victoire étaient très faibles. En somme, le rôle de « manager de parti » s’est révélé plus important que celui de « dirigeant populaire ».

 

Kishida saura-t-il charmer ?

Il reviendra donc à M. Kishida de mener le PLD durant l’élection parlementaire qui devait avoir lieu cet automne et vient d’être fixée au 31 octobre. Il est difficile de dire à quel point le rejet de M. Kono nuira au parti. La tâche de ses délégués les plus vulnérables est certainement devenue plus difficile, mais le risque pour le PLD de perdre sa majorité est infime. C’est d’ailleurs bien pour cela que les grands pontes du parti se sont sentis libres de faire fi de l’opinion publique.

Ce n’est cependant pas M. Kishida qui parviendra à inverser la baisse du taux de participation aux élections que connaît le Japon depuis plus de 30 ans. Le faible impact de l’opinion populaire sur le choix du dirigeant du pays n’est également pas de très bon augure pour la vitalité de sa démocratie. Quant au nouveau premier ministre lui-même, il risque de faire face au même défi que son prédécesseur. Il est peut-être une présence rassurante et familière pour les chefs du LDP et pour les hauts bureaucrates, mais saura-t-il gagner le cœur d’une population qui n’a pas eu son mot à dire dans son élection ? Il promet de rendre l’économie plus équitable, de rapprocher les élites politiques du reste des citoyens et de s’efforcer d’obtenir la coopération du public. S’il faillit à cette tâche, il risque de ne pas faire beaucoup plus long feu que M. Suga.

Tokyo 2020: Une malédiction olympique qui restera dans les annales

Il semblait encore possible ce printemps que les Jeux Olympiques de Tokyo n’aient finalement pas lieu. Les sondages indiquaient qu’une très large majorité des Japonais y étaient opposés. Selon une étude d’un des grands journaux du pays, plus de 80% désiraient les annuler, ou en tout cas les repousser à nouveau. Les autorités et le Comité International Olympique (CIO) insistaient cependant pour que les Jeux aient lieu coûte que coûte. Constatant que les préparations progressaient malgré tout et que les athlètes commençaient à se rassembler sur l’archipel, la population nippone s’est donc résignée à l’inévitable. La cérémonie d’ouverture aura bien lieu le 23 juillet.

Ce sentiment de résignation ne doit cependant pas être pris pour de l’enthousiasme. Rares sont les citoyens qui semblent se réjouir du début des Jeux. Rien de surprenant à cela puisque les mesures anti-covid ont mis fin à toute possibilité pour la population de profiter de l’occasion. Les échanges culturels avec les athlètes séjournant autour de l’Archipel ont dû être annulés ou avoir lieu avec d’importantes restrictions. La décision a également été prise récemment de tenir la grande majorité des épreuves sans aucun spectateur. Il n’y aura pas de fan zone, et la plupart des dizaines de millier de jeunes Japonais qui s’étaient portés volontaires ont été informé que leurs services ne seront finalement pas requis.

Il faut dire que Tokyo se trouve une fois de plus en état d’urgence en raison d’une nouvelle vague d’infections. La campagne de vaccination du Japon progresse désormais rapidement, mais son début très tardif fait que la proportion de la population protégée reste faible (environ 20% ont reçu leur seconde dose). L’atmosphère durant les Jeux sera morose plutôt que festive.

 

On peut donc se demander à qui ceux-ci profitent. Ce n’est clairement ni à la population japonaise ni aux entreprises qui ont sponsorisé les Jeux. Leur impopularité risque d’entacher l’image des compagnies concernées plutôt que de la promouvoir. Les athlètes sont quant à eux sûrement heureux d’enfin pouvoir participer aux épreuves pour lesquelles ils se préparent depuis des années. Les mesures draconiennes prises par les autorités pour garantir à la population que les visiteurs ne seront pas vecteurs de nouvelles infections sont cependant propres à saper tout plaisir. Les athlètes sont plus ou moins prisonniers de leur chambre d’hôtel jusqu’au début des Jeux et doivent se soumettre à des tests quotidiens. Ils ne pourront séjourner dans le village olympique – ouvert récemment sans aucune fanfare – que pour la durée des compétitions et devront le quitter dans les deux jours après la fin de leur participation. Ils resteront tout au long soumis à de lourdes restrictions sur leurs mouvements ; même les interactions entre athlètes et accompagnants seront réduites.

Les plus grands gagnants potentiels de Tokyo 2021 sont donc l’administration de Suga Yoshihide et le CIO. La popularité de M. Suga a fortement baissé ces derniers mois en raison de sa piètre gestion de la pandémie et de son obstination à tenir les Jeux malgré le mécontentement populaire. Ses rivaux au sein du Parti Libéral Démocrate (PLD) s’agitent et les spéculations vont bon train quant à sa capacité à survivre plus d’une année à la tête du parti et du gouvernement. Une élection à la présidence du PLD doit en effet être tenue en septembre, suivie par une élection parlementaire fin octobre au plus tard. M. Suga espère sûrement remonter dans les sondages si les Jeux se déroulent sans heurts, si le Japon gagne un beau lot de médailles, et si la campagne de vaccination progresse bien. Cela lui permettrait de faire face aux deux échéances électorales avec le vent en poupe, voire même de déclencher une élection parlementaire anticipée avant celle, interne, au PLD. C’est cependant un calcul risqué, dont les chances de succès ont encore diminué après la déclaration d’un nouvel état d’urgence à Tokyo.

Pour le CIO, le calcul est beaucoup plus clair. La tenue des Jeux lui permettra de toucher les milliards de dollars que valent les droits de retransmission télévisuels et qui alimentent son train de vie opulent. Peu lui importe en fin de compte l’absence de spectateurs. Ce manque à gagner retombera largement sur les organisateurs japonais. Ces gains financiers se feront cependant au détriment de tout soutien futur pour le projet olympique de la part du Japon. Le Président du CIO, Thomas Bach, est sans surprise extrêmement impopulaire sur l’Archipel. Ses remarques maladroites louant « l’esprit de sacrifice » et « l’endurance » du peuple japonais lui ont attiré un profond mépris qui retombe sur les Jeux eux-mêmes. Le CIO, déjà la cible de nombreuses critiques et ayant de plus en plus de difficultés à attirer des propositions de villes hôtes, verra son image encore plus discréditée. Au Japon en tout cas, bien téméraire sera le politicien qui proposera à l’avenir d’accueillir les Jeux après l’expérience maudite de Tokyo 2020.

 

Le programme de vaccination japonais prend enfin son envol

Le programme de vaccination du Japon contre covid-19 est enfin en train d’accélérer, mais il reste très en retard sur celui des pays occidentaux. Seules 17% des personnes de plus de 65 ans – et 8% de la population en général – ont à ce jour reçu au moins une dose. Le gouvernement devra se précipiter pour atteindre son objectif de vacciner entièrement la grande majorité de ce groupe d’ici à la fin du mois de juillet, à temps pour le début des Jeux Olympiques. Le calendrier pour le reste de la population reste très incertain. Pourquoi un tel retard ?

 

Un système de santé décentralisé

Beaucoup d’observateurs japonais pointent du doigt l’échec du gouvernement à soutenir les développeurs de vaccins domestiques, dont les candidats sont encore loin d’être prêts à la distribution. Le Japon n’est cependant pas le seul pays dans ce cas, et a acheté à Pfizer, Moderna et Astra-Zeneca assez de doses pour vacciner sa population.

 

Une raison plus crédible du retard du Japon est la décentralisation extrême de son système de santé. Le système de paiement, de supervision des coûts et d’approbation des médicaments et vaccins est tenu de main ferme par Tokyo, mais, pour le reste, tout est laissé aux autorités provinciales, municipales, et, en fin de compte, aux centaines de milliers de petites cliniques qui parsèment l’archipel. Il en est de même pour la distribution des vaccins. Le gouvernement central fixe des objectifs globaux et est chargé de commander les vaccins et d’approvisionner les localités, mais – deux grands centres de « vaccination de masse » à Tokyo et Osaka mis à part – ce sont ces innombrables cliniques et hôpitaux qui sont chargés de vacciner leurs patients habituels – tout en continuant à fournir les autres services usuels.

Ce système fonctionne très bien pour la campagne annuelle de vaccination contre la grippe, à laquelle les médecins sont accoutumés et qui est inclue dans la planification de leurs activités normales. Un projet aussi massif, urgent et inhabituel que la vaccination contre covid-19 peut cependant causer confusion et problèmes, comme nous le verrons plus bas.

 

Complaisance et rigidité

La décentralisation du système de santé japonais n’explique cependant pas en elle-même la performance médiocre du pays en terme de vaccination. Après tout, le système des Etats-Unis est tout aussi décentralisé et, malgré sa gestion désastreuse de la pandémie, le pays est parvenu à vacciner une proportion importante de sa population depuis le début de l’année. Deux autres facteurs doivent je pense être pointés du doigt, à savoir l’absence de sentiment d’urgence qui a jusqu’à récemment affecté les autorités et la rigidité de la bureaucratie japonaise face aux situations de crise.

 

Le lecteur sera d’abord peut-être surpris d’apprendre que, jusqu’en avril de cette année, ni le gouvernement japonais ni les médias du pays ne semblaient très concentrés sur la question des vaccins. Cela est d’abord dû à la sévérité bien moindre de l’épidémie sur l’archipel, mais l’administration de Suga Yoshihide a également été lente à lancer les préparations nécessaires, alors que l’importance des vaccins pour vaincre la pandémie était connue depuis longtemps. Le problème ne résidait pas dans la commande des vaccins, puisque le Japon avait assez rapidement réussi à s’assurer assez de doses des vaccins les plus efficaces pour immuniser sa population. Monter une campagne de vaccination aussi massive est cependant une tâche gigantesque, mais M. Suga a attendu jusqu’en janvier de cette année pour nommer un ministre responsable pour l’archipel. Le premier vaccin approuvé, Pfizer-Biontech, ne le fut qu’en février, après que le gouvernement eut insisté sur d’inutiles essais cliniques à petite échelle sur sol japonais. Moderna et Astra-Zeneca n’ont suivi qu’à la mi-mai.

Le début de la campagne de vaccination du personnel de santé en février fut languide au possible, malgré l’importante vague d’infections qui touchait le pays à ce moment. Le retard du début de la vaccination des personnes âgées – annoncé d’abord pour mi-mars mais initié pour de bon en mai seulement – n’a pas causé la tempête de critiques qu’on aurait pu attendre. Résultat, les doses de vaccin Pfizer importées sans être distribuées s’accumulaient. 24 millions attendaient dans les congélateurs du gouvernement début mai. Ce n’est qu’avec le début d’une nouvelle vague d’infections encore plus dramatique en avril – amenant notamment le système de santé d’Osaka au bord de l’effondrement – que l’administration de M. Suga semble avoir enfin pris conscience de la gravité de la situation et commencé à souligner l’importance d’accélérer radicalement la cadence de vaccination pour reprendre contrôle de l’épidémie.

 

Le manque d’attention des autorités japonaises a donc beaucoup contribué au retard du pays, mais celui-ci a également été aggravé par la rigidité de l’appareil bureaucratique japonais. J’ai par le passé décrit, dans un tout autre contexte, son professionnalisme et ses marches à suivre bien pensées qui rendent les interactions quotidiennes avec l’administration publique agréables et faciles, mais également ses défauts, à savoir une obsession du le suivi des procédures en place coûte que coûte et une incapacité à s’adapter aux situations imprévues. Ces défauts se sont révélés fatals quand il s’est agi de mettre en place le programme de vaccination contre covid-19.

Au lieu de reconnaître que la situation exceptionnelle exigeait de bousculer quelques traditions et de centraliser certaines prises de décision, le gouvernement national a laissé aux autorités locales, déjà surchargées, le soin d’organiser la distribution des vaccins sur leur territoire. Celles-ci se sont ensuite tenues à leur processus habituel d’élaboration des politiques publiques, qui veut qu’elles reçoivent la contribution et l’approbation de tous les départements concernés et fassent l’objet de délibérations approfondies, visant à un résultat satisfaisant pour tous et dont tous les rouages ont été minutieusement élaborés. Ce perfectionnisme produit des politiques bien pensées, mais ne convient pas aux situations d’urgence.

 

Retard et cafouillages

A Sendai où je réside, les habitants ont reçu un feuillet d’instructions compréhensible et clair, où la marche à suivre pour effectuer les réservations et les lieux de vaccinations est expliquée de manière simple et détaillée (vous pouvez voir ci-dessous la section dédiée aux coupons de vaccination envoyés à toutes les personnes éligibles).

Seulement voilà, ces feuillets n’ont été publiés qu’à la mi-mai et la vaccination des personnes âgées n’a commencé pour de bon que la semaine dernière. Qui plus est, ni le gouvernement central, ni les autorités municipales n’ont pensé à mettre en place un système centralisé pour gérer les réservations et ont laissé les cliniques s’organiser individuellement comme le veut la coutume. Très peu disposent d’une plate-forme de réservation en ligne. Comme on pouvait s’y attendre, elles se sont donc trouvées débordées par une avalanche d’appels téléphoniques, suscitant frustration et plaintes des citoyens qui ont passé des journées entières à tenter de contacter leur clinique de choix, souvent sans succès.

 

Ces problèmes seront probablement résolus au cours des prochaines semaines, et le rythme des vaccinations s’est malgré tout fortement accéléré, atteignant 500’000 par jour en moyenne. Qu’il ait fallut aussi longtemps pour atteindre ce seuil est cependant un signe du manque d’agilité du système japonais. Qui plus est, d’autres barrières administratives tels que la règle voulant que seuls les médecins accrédités – et les infirmiers dans certains cas – puissent administrer les vaccins continuent d’entraver les progrès de la campagne. Le gouvernement est conscient de ces problèmes et promet des solutions, mais un réexamen complet des procédures de prise de décision en situation de crise n’est pas pour tout de suite. On peut espérer qu’il aura tout de même lieu une fois cette pandémie finie, afin de ne pas laisser le pays désemparé face à la prochaine.

La floraison des cerisiers et les deux crises de notre temps

C’est la saison de la floraison des cerisiers dans l’archipel nippon, une période traditionnellement joyeuse où la population fête collectivement l’arrivée du printemps. L’atmosphère cette année est cependant plutôt morose. Il est en effet difficile d’avoir le cœur léger alors que les cas de covid-19 recommencent à grimper tout autour du pays, atteignant des nombres sans précédent dans plusieurs régions sous l’effet du redoutable « variant anglais ». La troisième vague du virus est tout juste finie, et l’on craint déjà assister au début de la quatrième.

La situation reste certes moins dramatique qu’en Europe (2700 cas par jour en moyenne ici), mais les autorités ont fortement enjoint à la population de faire l’impasse cette année encore sur les traditionnelles verrées entre amis sous les cerisiers. Entre le malaise économique, l’inquiétude due à l’insistance du gouvernement à tenir les Jeux olympiques cet été, et la distribution des vaccins désespérément lente, on doute de toute façon que les Japonais aient beaucoup l’esprit à faire la fête.

 

Un second facteur vient également gâcher l’atmosphère de réjouissance qui accompagne typiquement cette période de l’année où tout l’Archipel se pare de ses plus belles couleurs. La floraison des cerisiers n’a en effet jamais eu lieu aussi tôt. Les comparaisons historiques sont facilitées par le fait qu’à Kyoto, l’ancien siège du pouvoir politique japonais et le lieu de résidence de la maison impériale jusqu’à la Restauration Meiji, on enregistre le début de cette floraison depuis 812.

 

Ces longues annales mettent en lumière comment l’activité industrielle a déjà depuis longtemps affecté le climat et à quel point le réchauffement s’est récemment accéléré. Comme on peut le voir sur la charte ci-dessus (issue d’une étude de l’Université de la Préfecture d’Osaka), la période de plénitude de floraison a grandement varié au cours des siècles mais sa précocité ces dernières années rompt le rythme des cycles historiques. Cette année a brisé tous les records et l’on peut craindre qu’elle soit annonciatrice d’une nouvelle normalité. A Sendai où je réside, les cerisiers sont déjà en pleine floraison, près d’un mois plus rapidement que d’habitude.

Etant donné l’importance dans le calendrier japonais de cette floraison, qui est sensée coïncider avec la fin d’une année scolaire et professionnelle et le début d’une nouvelle, on peut espérer que la tendance de plus en plus marquée à la précocité concentrera les esprits sur l’urgence climatique. Le gouvernement de Suga Yoshihide a promis une réponse plus déterminée que par le passé, et les mesures nécessaires pour atteindre l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 sont ces temps-ci un grand sujet de débat politique. Une stratégie énergétique révisée est prévue pour cet été. Entre la lutte contre le réchauffement et celle contre covid-19, M. Suga aura fort à faire ces prochains mois.

10 ans après le Grand Séisme du Tohoku

Le Japon commémore aujourd’hui le dixième anniversaire du terrible tremblement de terre et du tsunami qui a dévasté la côte nord-est du pays le 11 mars 2011 (le « Grand Séisme du Tohoku », comme il est nommé ici). A l’étranger, on se souvient surtout du désastre nucléaire de Fukushima engendré par le tsunami, dont les répercussions se sont fait sentir autour du monde. Au Japon, ses conséquences furent dramatiques pour les habitants des environs, dont la plupart ne peuvent ou ne désirent pas encore retourner dans leurs villes et villages natals. Beaucoup sont restés traumatisés par une évacuation dans la panique et des années d’anxiété et d’incertitude. Quant à la centrale elle-même, il faudra des décennies pour la démonter et décontaminer autant que possible le site.

Le public japonais s’est entre-temps complètement retourné contre l’énergie nucléaire, malgré les efforts du gouvernement pour le convaincre qu’elle doit continuer à faire partie du bouquet énergétique du pays afin de faire face à l’urgence climatique ; malgré aussi le renforcement d’une agence régulatrice qui a imposé des normes de sécurités draconiennes. Seuls neuf des 54 réacteurs de l’archipel ont été réactivés. Les autres sont voués à être mis hors service ou font face à un avenir très incertain.

 

Une blessure profonde, une restauration très inégale

L’accident nucléaire n’est cependant pas au centre des commémorations nationales de la catastrophe du 11 mars. Aussi effroyable soit-il, il pâlit face au coût humain que le tsunami a imposé aux communautés côtières des provinces de Fukushima, de Miyagi et d’Iwate. Les plus de 18’000 personnes noyées par les flots et les bourgades entières emportées en un instant ont laissé une blessure profonde. Celle-ci fait désormais partie intégrale de l’identité de la région. Le visiteur verra les mémoriaux défiler et le sujet fera partie de toutes les conversations qu’il pourra avoir avec ses habitants. Le dixième anniversaire qui tombe aujourd’hui, marqué par des cérémonies tenues dans le nord-est et tout autour du pays pour honorer les victimes du tsunami, n’est donc qu’un épisode – certes majeur – dans un processus continu d’entretien de la mémoire collective.

Les médias japonais marquent également l’occasion par de nombreux reportages sur la façon dont les localités affectées se sont reconstruites. Cette reconstruction est en réalité encore incomplète et inégale. De nombreux logements, voire des villages entiers, ont été rebâtis dans des zones surélevées à l’abri de toute crue violente et les autorités locales ont élaboré des projets détaillés de revitalisation de leur communauté. Des dizaines de milliers de personnes évacuées en 2011 n’ont cependant pas encore retrouvé de nouveau logement définitif. Le séisme a de plus accéléré la dépopulation des zones rurales et reculées qui touche tout l’archipel. La tendance est particulièrement aiguë dans la province de Fukushima en raison de la charge supplémentaire de l’accident nucléaire. Seule Sendai – la plus grande ville du Nord-Est – a vu sa population augmenter grâce à une immigration intérieure qui surcompense la baisse naturelle entrainée par le vieillissement de la société nippone.

 

Une réponse de Tokyo insatisfaisante

Les habitants du Tohoku ont longtemps soupçonné le gouvernement central de les négliger au profit du couloir entre Tokyo et Osaka, le cœur économique du pays qui héberge la majorité de la population. Les efforts de reconstruction après le Grand Séisme n’ont pas changé leur opinion. Les autorités nationales se sont concentrées sur des grands projets d’infrastructure dont elles raffolent – outre la décontamination à large échelle des lieux d’habitation autour de la centrale de Fukushima, des centaines de kilomètres de digue massive et une « route de la reconstruction » longeant toute la côte de la région – qui auront certes des effets positifs mais sont également d’une grande laideur et dommageables à l’environnement. Beaucoup moins d’attention a été accordée aux besoins plus complexes des municipalités côtières qui tentaient de rebâtir une vie communautaire plaisante.

On soupçonne donc le gouvernement central d’avoir pour projet de déployer des bulldozers, de créer quelques monuments dédiés à ses prouesses de poseur de béton, et de déclarer sa tâche accomplie à temps pour les Jeux olympiques baptisés « de la reconstruction ». Un incident il y a quelques années, lorsqu’un ministre avait soulevé un tollé par une remarque maladroite suggérant que le Tohoku était moins important que d’autres régions, montre à quel point le sujet est délicat. Entre les défauts des plans de reconstruction et les faiblesses fatales du régime de supervision du nucléaire révélées par l’accident de Fukushima, les suites du Grand Tremblement de Terre n’ont quoi qu’il n’en soit pas servi à renforcer la confiance de la population japonaise envers la compétence des autorités nationales.

 

Certaines leçons tirées

Celles-ci sont cependant plus que jamais conscientes à quel point leur légitimité dépend de leur capacité à gérer les tremblements de terre et autres désastres naturels que le Japon est voué à subir régulièrement, et à porter assistance rapidement aux régions affectées. L’assimilation des leçons du 11 mars 2011 fut pleinement visible il y a quelques semaines (le 13 février pour être précis), lorsque le Tohoku fut à nouveau touché par un puissant séisme.

Celui-ci a causé de grands dommages matériels et plusieurs blessés, mais n’a heureusement fait qu’une seule victime. Les améliorations du système d’alerte et de réponse national étaient néanmoins frappantes. La chaîne d’information nationale (la NHK) a alors montré le point d’origine du séisme et affirmé qu’aucun tsunami n’était à craindre avant même que la terre ne cesse de trembler. Dans les cinq minutes, on annonçait qu’une cellule de crise présidée par le Premier Ministre lui-même avait été mise en place et que les Forces d’auto-défense se tenaient à disposition pour toute opération de secours. Peu après, les informations quant aux abris à disposition des personnes victimes de coupure de courant ou dont les logements semblaient instables étaient diffusées (le séisme a frappé vers 11h du soir). Dans les jours qui ont suivi, les autorités nationales se sont efforcées de souligner à quel point elles prenaient au sérieux la gestion des conséquences de la secousse. A l’heure où il s’attire de vives critiques pour les faiblesses de sa réponse à un autre type de calamité – covid-19 –, le gouvernement semble déterminé à prouver que, dans les domaines des désastres naturels au moins, il a su tirer leçon des erreurs passées.