Au Japon comme dans le reste du monde, Covid-19 est devenu endémique et la fin de la pandémie a été déclarée. Début mai, le virus a été relégué à la catégorie 5 de l’index des maladies, le plaçant au même niveau que la grippe saisonnière. La plupart des restrictions imposées durant la pandémie sur les événements en intérieur et autres rassemblements ont été levées. A la différence de l’Europe ou des Etats-Unis, cependant, la majorité des Japonais continuent de porter un masque, et ce même lorsqu’ils se retrouvent à marcher seuls dans la rue – une situation dans laquelle, tout le monde s’accorde à l’admettre, le masque est totalement inutile. Comment expliquer cette réticence à se débarrasser de cet accessoire emblématique de la pandémie ?
Peur du virus et pression sociale
Il faut d’abord noter que le Japon n’est pas seul dans cette situation, qui semble assez similaire chez ses voisins les plus proches – la Corée du Sud et Taiwan. Les observations qui suivent s’appliquent donc en large partie à ceux-ci également. Une première raison pour la persistance du port du masque est sans surprise la peur continue du virus. Celle-ci est naturelle : Covid-19 continue de circuler et de tuer, bien qu’à moins grande échelle.
Une autre raison est propre aux cultures plus collectivistes d’Asie du Nord-est, à savoir la pression sociale. Pendant longtemps, les passants auxquels on demandait leur opinion sur les masques assuraient qu’ils seraient prêts à s’en débarrasser mais avaient peur d’attirer l’attention, puisque la grande majorité des gens les portaient encore.
Un obstacle aux relations humaines
Le port collectif du masque est une mesure de protection simple mais relativement efficace contre Covid-19, et la volonté des populations d’Asie du Nord-est de suivre les conseils des autorités médicales en la matière a certainement contribué au taux de mortalité relativement bas de la région par rapport à l’Occident. Interagir véritablement « face à face », en voyant le visage entier de son interlocuteur et la façon dont celui-ci s’anime et contribue à la communication non-verbale durant une conversation, est cependant à mon sens une partie essentielle des relations humaines, et le masque est un obstacle important à cela.
Ne voir que la moitié du visage des gens était un petit prix à payer pour freiner la propagation d’un virus mortel au début de la pandémie, mais la situation a désormais bien changé. La menace posée par Covid-19 a grandement diminué grâce à son affaiblissement, aux vaccins, et à l’immunité collective. Les autorités ont largement assoupli les directives en conséquence et une minorité a effectivement tombé le masque, ce qui devrait en théorie atténuer la peur du « regard des autres ». Et pourtant, le plus grand nombre continue de se cacher le visage. Cette réticence à abandonner les habitudes de la pandémie ne peut pas s’expliquer uniquement par la peur du virus.
Mauvaises habitudes
Les autres raisons de la persistance du plus grand nombre à se masquer sont donc inquiétantes, car elles suggèrent que la pandémie pourrait avoir des séquelles nocives sur la fabrique sociale japonaise. La population semble en effet s’être habituée à n’interagir avec autrui que le visage en partie caché et considère désormais cela comme normal. Cela concerne en particulier les employés de tous les établissements publics (hôtels, restaurants, magasins, bureaux de poste, services publics), qui présument que le port du masque est attendu d’eux quel que soit leur désir en la matière, et que les clients se plaindraient autrement. On voit mal ce qui pourrait changer ces mentalités.
Encore plus problématique est l’impact que la pandémie et plusieurs années de masquage universel ont eu sur la façon dont les Japonais, et particulièrement les jeunes, interagissent les uns avec les autres au quotidien. En effet, une génération entière a été socialisée dans un contexte où il leur était rare de voir leurs camarades de classe, instituteurs, ou toute autre personne hors d’un petit cercle familial, démasqués. Dans les sondages, nombreux sont donc ceux qui se disent anxieux de montrer leur visage entier et avouent avoir perdu l’habitude de montrer leurs émotions à travers l’expression qu’ils affichent lors des échanges avec autrui.
On peut craindre que cette situation perdure puisque les habitudes forgées durant la pandémie se sont profondément ancrées et ont créé une nouvelle « normalité » que seul un effort déterminé des autorités pourrait remettre en question. Certains établissements scolaires ont d’ailleurs organisé des séances collectives visant à rappeler à leurs élèves l’importance de se sourire l’un à l’autre et de montrer leurs émotions sur leur visage (démasqué) pour tisser des véritables liens d’amitié. De telles initiatives sont louables, mais on ne peut que déplorer qu’elles soient devenues nécessaires.
A quand le sevrage ?
Le Japon était, il faut le dire, particulièrement vulnérable à la dépendance aux masques. Comme je l’avais noté sur ce blog il y a plusieurs années, les habitants de l’archipel ont depuis longtemps développé le réflexe de se masquer pour se protéger contre des menaces comme la pollution ou le pollen, ou par égard pour autrui lorsqu’ils sont malades. Il n’est donc pas surprenant que le port du masque face à Covid-19 soit immédiatement devenu universel, que la population se soit vite habituée à cette nouvelle normalité, et qu’elle ait quelques difficultés à la remettre en question.
Cet accessoire accentue en effet certains défauts de la mentalité nippone, tels que la recherche de la sécurité absolue au détriment d’autres aspects importants de l’existence humaine, une certaine timidité face au monde, et une forte aversion pour toute situation embarrassante. On peut donc craindre qu’alors même que le reste du monde tourne la page et que la menace posée par Covid-19 diminue, le Japon peine encore longtemps à se démasquer.
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Comme vous le savez sans doute, chère lectrice, cher lecteur, la rédaction du Temps a malheureusement décidé de fermer sa section blogs. Ceci sera donc mon dernier billet. Je tiens à remercier les lectrices et les lecteurs qui m’ont suivi toutes ces années. Ce blog est né sur le site de l’Hebdo (paix à son âme) il y a plus de 8 ans et a ensuite migré sur celui du Temps. Bien que mon rythme de publication se soit ralenti au cours des années, j’ai toujours pris grand plaisir à partager mes observations sur mon pays d’accueil, et je suis reconnaissant à la rédaction de ces deux publications (et plus particulièrement à Chantal Tauxe qui m’a « engagé »), pour m’avoir offert cette plate-forme.