Sonder la jeunesse chinoise

Le Parti Communiste Chinois (PCC) est aujourd’hui anxieux de connaître l’opinion de la population du pays concernant diverses questions d’actualité, mais publie très rarement les informations qu’il collecte. Cela rend des études comme “Le spectre idéologique de la Chine“ (titre original “China’s Ideological Spectrum“) publiée récemment par deux jeunes universitaires américains rattachés au MIT et à l’Université de Harvard, particulièrement intéressantes. Utilisant plus de 170'000 réponses à un questionnaire en ligne proposé aux internautes chinois par une équipe de chercheurs de l'Université de Pékin en 2014, Jennifer Pan et Yiqing Xu offrent de nombreuses intéressantes informations sur l’opinion de la population chinoise concernant une série de sujets économiques, politiques et sociaux.

 

Division gauche-droite : ressemblances et différences

Leur analyse éclaire d’abord la nature du spectre idéologique chinois dans son ensemble, et permet de le comparer à celui des populations européennes, notamment en ce qui concerne la traditionnelle division gauche-droite. En un sens, cette division est assez familière : les Chinois que l’on pourrait identifier comme “de gauche“ favorisent un Etat fort et une politique économique et sociale interventionniste, tandis que ceux “de droite“ soutiennent la réduction de la taille de l’Etat et le développement de l’économie de marché.

Cependant, les populations chinoises et européennes divergent quant à leur attitude envers les questions sociales et les rapports avec le reste du monde. En effet, si en Europe c’est souvent la droite qui insiste sur le respect des valeurs traditionnelles (en ce qui concerne l’homosexualité par exemple) et sur la primauté de l’intérêt national sur la coopération internationale, en Chine, c’est au contraire la gauche qui adopte ces positions tandis que la droite est libérale dans le sens classique du terme. 

 

Que pense la jeunesse urbaine chinoise ? (1) La politique

Le questionnaire de 2014 offre également un intéressant aperçu de l’opinion des Chinois sur certaines questions d’actualité plus spécifiques. Il faut cependant noter que les répondants étaient principalement des jeunes gens (plus de 80% avaient moins de 30 ans) originaires des riches villes et régions côtières du pays. Leur attitude n’est donc pas nécessairement représentative de celle de l’ensemble de la population chinoise. D’un autre côté, cette jeunesse urbaine aura un impact important sur l’avenir de la Chine et son opinion est donc d’un intérêt tout particulier.

 

On peut d’abord noter que les répondants au questionnaire partagent en majorité l’opinion du PCC qu’un système politique multipartis à l’occidental est inadapté à la Chine dans son état actuel, et qu’une liberté d’expression sans limites risquerait de créer le désordre dans la société chinoise. D’un autre côté, une majorité considère également que les droits de l’homme sont plus importants que la souveraineté, et sont en faveur du suffrage universel. Cela suggère que, même s’ils soutiennent en général le système de gouvernement chinois, les jeunes du pays considèrent le respect de leurs droits individuels comme très importants, et aimeraient pouvoir choisir leurs dirigeants, même si leur élection est une affaire interne au Parti.

En ce qui concerne la politique étrangère, les répondants semblent favorables à une ferme et active défense des intérêts nationaux de leur pays, mais une nette majorité s’oppose à une réunification de Taiwan avec la Chine par la force, un bon signe pour tous ceux qui espèrent que la stabilité actuelle des relations entre les deux entités perdure. Egalement positive est la conviction largement partagée que les Etats-Unis et les autres pays développés pourront accepter l’accession de la Chine au rang des grandes puissances – même si plus d’informations sur les motifs de cette conviction seraient bienvenues.

 

(2) L’économie

Les réponses aux questions touchant à l’économie confirment que les inégalités de revenus sont une préoccupation pour beaucoup de jeunes Chinois, dont une majorité estime que le développement fulgurant du pays a surtout profité à une riche minorité. Cette récrimination semble liée à une méfiance plus large envers l’économie de marché. En effet, un grand nombre de répondants sont en faveur d’une place prépondérante pour les entreprises étatiques, et du contrôle de l’Etat sur le marché de l’immobilier ou sur le prix du porc (un ingrédient central dans la cuisine chinoise).

Ce soutien à l’interventionnisme étatique n’est cependant pas universel, surtout lorsque les intérêts de la population sont directement touchés. Une majorité est par exemple favorable à l’implication du secteur privé dans l’éducation – ce qui indique une certaine insatisfaction envers les écoles publiques –, et s’oppose au protectionnisme pour soutenir les entreprises nationales, ou, de façon plus surprenante, à l’imposition par l’Etat d’un salaire minimum.

 

(3) Les questions sociales

Les jeunes Chinois semblent également avoir un rapport ambigu avec la culture traditionnelle chinoise. En effet, la plupart des répondants au questionnaire considèrent que la Chine d’aujourd’hui n’a plus besoin du confucianisme, mais pensent néanmoins que les classiques de la littérature chinoise sont une bonne base pour l’éducation des enfants. Une grande majorité préfère également la médecine traditionnelle de leur pays à celle de l’Ouest, et attache de la valeur aux leçons de vie du taoïsme.

Les attitudes envers les questions de liberté sexuelle et reproductive sont également partagées. Une faible majorité s’oppose à la condamnation de l’adultère, et seraient prête à admettre l’homosexualité de leur enfant, mais une grande majorité soutient d’un autre côté la politique de l’enfant unique. Ce fait surprenant est peut-être dû à la formulation de la question, qui souligne le problème de la surpopulation, et au fait que la grande majorité des répondants a probablement elle-même grandi sans frères et sœurs.

 

Une attitude complexe et nuancée

Une analyse d’ensemble des réponses au questionnaire de 2014 révèle donc que la jeunesse urbaine chinoise adopte une position nuancée et ambiguë dans tous les domaines. Son centre de gravité est au centre-gauche du spectre idéologique du pays. Elle soutient de manière générale l’attitude interventionniste du PCC en politique domestique comme étrangère et dans le domaine de l’économie, et reste attachée à la culture traditionnelle chinoise.

Cependant, ce soutien est très conditionnel et cette jeunesse paraît attachée aux libertés personnelles, que ce soit dans le domaine politique, économique ou social, qu’elle a gagnées depuis l’ouverture du pays. La leçon pour le gouvernement chinois est donc simple : il dispose d’un grand réservoir de bonne volonté, mais risque de s’attirer les foudres de ses jeunes citoyens s’il intervient de manière trop visible dans leur vie.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.