Bien plus que des compagnies ferroviaires

La ligne Keio permet tous les jours à des centaines de milliers de Tokyoïtes de rejoindre leur lieu de travail au centre-ville rapidement et efficacement, mais la société qui la gère ne se limite pas aux transports ferroviaires. Il est également possible de changer d’un train Keio à un bus Keio, de faire du shopping dans les centres commerciaux Keio, de partir en voyage avec Keio tourisme, de dormir dans un hôtel Keio, de trouver un appartement à travers l’agence immobilière Keio, ou même de se faire construire sa maison par la compagnie de construction Keio.

Les visiteurs pourront être surpris par la large et diverse présence au Japon de compagnies qui sont, à première vue, surtout associées à des lignes de train. Cette particularité japonaise trouve sa source dans une culture d’entreprise profondément ancrée et dans un système de régulation des transports ferroviaires qui vise à garantir la bonne santé des compagnies de transport et de leur réseau.

 

L’amour de l’Asie pour les conglomérats

Les grands conglomérats aux multiples champs d’activité ont une longue tradition au Japon. Les zaibatsu, comme ils étaient appelés à l’époque, ont joué un rôle déterminant dans l’industrialisation fulgurante du Japon à la fin du 19e siècle. Les forces d’occupation américaines ont tenté de les démembrer à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, à cause de leur rôle central dans la machine de guerre du Japon impérial et par conviction dans les bienfaits du libre marché, mais ces efforts ne connurent qu’un succès partiel.

Certains zaibatsu furent dissous et d’autres considérablement affaiblis, mais un bon nombre changea simplement de nom et de structure. Aujourd’hui, les keiretsu, leurs héritiers spirituels, ont une structure plus complexe et plus lâche, mais dominent encore de nombreux secteurs de l’économie japonaise. Les plus importants sont Mitsubishi (connu en Occident pour sa marque de voiture), Mitsui et Sumitomo, tous organisés autour d’une des principales banques du pays et d’une société de négoce, et tous engagés dans de nombreux secteurs, de la production industrielle aux transports maritimes.

 

L’importance économique des grands conglomérats n’est pas unique au Japon. En Corée du Sud, les chaebol tels que Samsung, Hyundai ou LG sont en réalité encore plus dominants que dans l’archipel. En Chine, l’économie n’est plus autant dominée qu’avant par les grands groupes industriels étatiques, mais les sociétés de holding appartenant au gouvernement des grandes villes comme Beijing, Shanghai ou Tianjing sont encore des acteurs importants, et certaines compagnies privées telles que le Dalian Wanda Group montrent également un grand appétit pour l’expansion et la diversification. En Inde, enfin, les noms comme Tata, Mahindra et Reliance sont omniprésents et contrôlent des empires commerciaux extrêmement vastes.

 

Garantir la santé du meilleur réseau ferroviaire du monde

Les grands conglomérats japonais sont donc en bonne compagnie, et leur durabilité est en partie le reflet d’une culture commerciale que l’on retrouve partout en Asie. Cela n’explique cependant pas entièrement pourquoi les entreprises ferroviaires de l’archipel se sont elles aussi autant diversifiées. La raison de ce fait unique est une décision consciente du gouvernement japonais qui visait à garantir la bonne maintenance du réseau ferroviaire du pays.

Dans le système japonais, les compagnies qui gèrent les différentes lignes de train (y compris JR, la compagnie nationale privatisée en 1987 et divisée en sept unités régionales) possèdent également le terrain autour des lignes elles-mêmes, de même que les gares (ou une partie de celles-ci quand elles sont partagées entre plusieurs opérateurs). Pour financer l’entretien de leur réseau, le gouvernement a donc donné la liberté aux opérateurs d’exploiter commercialement les terrains et les installations qu’ils possèdent. Les compagnies ferroviaires ont répondu avec enthousiasme, ce qui explique la diversité de leurs opérations : les bâtiments des gares sont des emplacements idéaux pour des centres commerciaux, et pour exploiter les terrains autour des lignes de train, nombre d’entre elles se sont engagées dans l’immobilier, ou dans la construction et l’exploitation d’hôtels, de gares routières, et autres (tout près de chez moi, JR East a même construit un hôpital !).

 

La prolifération de ces développements commerciaux a des conséquences bénéfiques pour les finances publiques – le gouvernement ne verse aucune subvention aux opérateurs – comme pour la santé du réseau, puisque les compagnies ferroviaires réinvestissent les amples profits de leurs activités annexes dans le maintien et l’expansion de leurs lignes. Voici donc la raison pour laquelle le réseau de trains japonais est probablement le meilleur au monde : un cadre réglementaire permissif associé à une culture des affaires favorable à la diversification et à la construction d’empires commerciaux tentaculaires par les compagnies ferroviaires.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.