La presse japonaise défend sa liberté

Depuis le retour de Shinzo Abe au pouvoir en décembre 2012, la liberté de la presse est sous attaque au Japon. Les signes se sont accumulés. Une loi sur les secrets d’Etat approuvée en 2013 adopte un langage vague laissant une grande marge d’interprétation au gouvernement et prévoit des sanctions et des poursuites judiciaires non seulement pour les fonctionnaires qui laissent fuir des informations protégées, mais également pour tout journaliste qui se servirait de “moyens inappropriés“ pour obtenir de telles informations. La même année, M. Abe nomme un ami proche, partageant ses vues politiques, à la tête de la NHK (ainsi que quatre autres membres du conseil d’administration aux opinions similaires), la télévision publique japonaise, et cet ami s’empresse d’affirmer que ce n’est pas le rôle de la NHK de contredire le gouvernement.

Puis, l’année dernière, le grand journal de gauche Asahi Shinbun a conclu qu’une série d’articles écrits dans les années 1980 et 1990 sur le sujet des “femmes de réconfort“ forcées à se prostituer par l’armée japonaise durant la Seconde Guerre Mondiale se basait sur un témoignage fictif. Après que le rédacteur en chef a été obligé de les rétracter et de s’excuser auprès du public, le Parti Libéral Démocrate (LDP selon son acronyme anglais) du Premier Ministre et ses partisans lancent une campagne de critiques sans mesure, visant à délégitimer et à faire taire pour de bon le journal souvent très critique de M. Abe.

 

De fortes critiques de l’étranger

Ces incidents, ainsi que d’autres tendances inquiétantes – notamment le fait que le LDP a pris l’habitude de convoquer à son quartier général les éditeurs de journaux et de chaines de télévisions lorsqu’apparaissent des reportages trop critiques à l’égard du gouvernement à son goût – ont instauré  un climat inconfortable à Tokyo et attiré des critiques de par le monde. Le Japon est en chute dans les classements portant sur la liberté de la presse, publiés par Reporters Sans Frontières et Freedom House

En avril dernier, Carsten Germis, le correspondant à Tokyo du prestigieux quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, publiait à l’occasion de son retour en Europe une lettre ouverte fort remarquée. Il y décrit comment les relations du gouvernement japonais avec la presse étrangère se sont détériorées depuis le retour au pouvoir de M. Abe, et à quel point son administration est devenue allergique aux critiques, internes comme internationales.

 

Entre pression du gouvernement et aversion aux conflits

Il est indéniable que les journalistes japonais, encore plus que leurs collègues d’outre-mer, se sentent sous pression et sont plus hésitants que jamais à publier des reportages embarrassants pour le gouvernement ou à l’attaquer trop violemment sur les sujets sensibles, notamment les crimes du Japon durant la Seconde Guerre Mondiale.

Il ne faut toutefois pas dramatiser la situation. D’abord, la presse japonaise n’a jamais eu d’équivalent des tabloïds anglais, ou de Fox News aux Etats-Unis – c’est-à-dire de journaux attaquant sauvagement et irrévérencieusement leurs gouvernements respectifs. La culture japonaise a une forte aversion pour les conflits en tout genre et préfère les débats et les discussions courtoises, même au prix d’éviter les sujets créant trop de discorde et de laisser certains faits inconfortables non-dits. Même les journalistes très critiques à l’égard des politiques du gouvernement japonais ont de tout temps en majorité adopté un ton modéré. Cette modération et cette réticence à adopter une attitude trop conflictuelle est encouragée par la tradition japonaise des “clubs de presse“ attachés à chaque ministère et à chaque organe gouvernemental importants, où fonctionnaires, politiciens et journalistes entretiennent des relations étroites visant à établir des liens de confiance et auxquels il est préférable d’appartenir pour obtenir des informations intéressantes.

De plus, les journaux japonais ne subissent pas les attaques du LDP sans résister. Même les journaux proches du gouvernement comme le Yomiuri Shinbun ont protesté contre des tentatives visant par exemple à éviter la publication d’articles s’intéressant au faible impact des politiques économiques de M. Abe sur la vie quotidienne des Japonais. La presse est par ailleurs remplie d’éditoriaux critiques à l’encontre du projet de réforme de la politique de sécurité du Japon, qui est le grand sujet du moment.

 

Un incident révélateur

Une controverse qui a éclaté la semaine dernière à Tokyo révèle les dangers réels pour la liberté de la presse émanant d’une partie du LDP ; elle révèle tout autant les limites très réelles auxquelles se heurtent ceux qui désirent museler le Asahi Shinbun et d’autres.

L’incident en question fait suite à une session d’étude tenue par des parlementaires du LDP jeudi dernier, durant laquelle l’écrivain nationaliste (et membre du conseil d’administration de la NHK nommé par M. Abe) Naoki Hyakuta et plusieurs autres participants proches du Premier Ministre ont affirmé leur désir “d’écraser“ les deux principaux journaux d’Okinawa – l’île la plus au sud du Japon, en rébellion ouverte contre le gouvernement central à cause de la construction d’une nouvelle base pour les forces américaines stationnées sur place – et proposé une stratégie concrète pour atteindre cet objectif.

La réaction lorsque le contenu de cette session d’étude a fuité le lendemain a été unanime. Plusieurs membres plus libéraux du LDP (ainsi, bien entendu, que ceux qui représentent Okinawa), tous les partis d’opposition, tous les journaux du pays et de nombreux internautes ont fortement condamné les participants et les idées énoncées. M. Abe et son cabinet ont été forcés de se distancer des parlementaires concernés, le secrétaire général du parti s’est publiquement excusé, l’organisateur de la session a été suspendu du parti pour un an et plusieurs autres ont été “réprimandés“. La débâcle a donc eu l’effet opposé à celui qu’espéraient les participants et a revigoré ceux qui déplorent les attaques contre la liberté de la presse, à l’intérieur du LDP comme en dehors.

La controverse démontre donc que, si M. Abe et son cercle sont plus que jamais en position d’intimider leurs critiques, leur capacité à marginaliser ceux-ci reste limitée, et leurs objectifs ne sont pas partagés ni par la grande majorité des élites japonaises ni par le public. Il s’agit donc de rester vigilant, mais non de paniquer, car le Japon n’est pas près de suivre la voie de  son voisin chinois.

 

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.