Comment mieux défendre le Japon ? (1) Bataille politique autour de l’auto-défense collective

Un sujet unique monopolise ces jours-ci l’actualité japonaise et suscite une grande attention tout autour de la région. Le sujet en question est l’introduction d’une loi, nommée « législation pour la paix et la sécurité » par le gouvernement de Shinzo Abe mais baptisée « loi de guerre » par ses opposants, loi qui vise à assouplir les règles d’engagement des Forces Japonaises d’Auto-Défense (FJA) et qui leur permettrait de participer plus activement à des opérations collectives menées avec des forces alliées.

Dans ce billet et les suivants, je tenterai d’expliquer les enjeux du débat, pourquoi le sujet est si controversé au Japon, et ses implications pour l’Asie de l’Est en général. Commençons par un bref exposé de la situation politique.

 

Un été de rudes débats en perspective

Le Parlement japonais devrait déjà avoir achevé sa session de printemps. En réalité, le Parti Libéral Démocratique (LDP selon son acronyme anglais) de Shinzo Abe a annoncé que celle-ci sera prolongée jusqu’à fin septembre, ce qui fera d’elle la plus longue session de l’après-guerre. Cette extension sans précédent n’a qu’un but : permettre au gouvernement de faire passer la « législation pour la paix et la sécurité » par les deux chambres du Parlement.

Il peut sembler étrange que le LDP prévoie une si longue bataille pour le passage de cette loi, vu qu’il bénéficie, avec son partenaire de coalition le Komeito, d’une confortable majorité dans les deux chambres du Parlement. Pourquoi alors ne pas soumettre le sujet à un vote aujourd’hui même et laisser la majorité parlementaire faire son travail ? Une première raison pour la démarche plus circonspecte du gouvernement est culturelle : l’importance de créer le consensus politique le plus large possible est au centre de la politique japonaise, et il est très mal vu de tenter de faire passer une réforme en ignorant l’opposition d’une importante minorité.

 

Opposition large et diverse

La minorité qui s’oppose à la « loi de guerre » est effectivement importante. A l’intérieur du Komeito déjà, les dirigeants du parti font face à de fortes critiques. En effet, le Komeito, et la secte bouddhiste à laquelle il est lié, ont de fortes racines pacifistes, et la plupart de ses membres sont opposés à tout assouplissement des contraintes aux activités des FJA. Ils reprochent donc aux parlementaires d’avoir cédé aux demandes du LDP et trahi leurs principes en soutenant la politique sécuritaire de Shinzo Abe. Puisque, contrairement à la chambre basse du Parlement, le LDP ne possède pas de majorité sans le Komeito dans la chambre haute, M. Abe ne peut se permettre d’ignorer les sérieuses réserves de son partenaire de coalition.

Quant aux partis d’opposition, ils sont divisés sur les questions de principes liées à la politique sécuritaire, mais unis dans leur critique de la législation proposée par le gouvernement dans son état actuel. Le Parti Communiste s’y oppose absolument et ne votera pour aucune réforme quelle qu’en soit la forme. Quant aux deux autres principaux partis d’opposition, le Parti Démocratique du Japon et l’Association pour la Restauration du Japon, ils sont favorables à des règles d’engagement plus souples pour les FJA mais ont chacun une vision différente et plus restrictive que celle du gouvernement. Tous deux comptent proposer des projets législatifs alternatifs.

 

Une situation de plus en plus embarrassante pour M. Abe

La société civile, enfin, est plus ou moins unie dans son opposition aux réformes proposées par M. Abe. Les journaux sont remplis d’articles critiques et une large majorité du public s’oppose à la « législation pour la paix et la sécurité ». 1.65 million de Japonais ont signé une pétition en faveur de son rejet adressée au Parlement, et des manifestations ont eu lieu dans plusieurs grandes villes du pays. Cette opposition aux réformes ne fait que grandir lorsque le gouvernement tente d’en expliquer la nécessité pour la défense du pays. Les Japonais ne sont clairement pas convaincus, et leur méfiance est même en train d’entamer sérieusement le soutien général au cabinet de M. Abe, qui avait jusque là été remarquablement stable.

Les juristes sont également en train de se mobiliser et critiquent fortement le gouvernement, jugeant que la législation en question viole la Constitution, et plus spécifiquement le fameux Article 9 par lequel le pays renonce à la menace ou à l’usage de la force pour résoudre les conflits internationaux. Plus de 9000 d’entre eux ont adhéré à un groupe académique faisant campagne contre le projet de loi.

Le moment le plus embarrassant pour M. Abe fut cependant le témoignage, le mois dernier, devant le Parlement de Yasuo Hasebe, un professeur de droit constitutionnel réputé. Ce dernier avait été invité par le LDP lui-même dans l’attente qu’il exprimerait son soutien au gouvernement, comme il l’avait fait en 2013 lors du débat autour d’une loi sur les secrets d’Etat. M. Hasebe a au contraire vertement critiqué la « législation pour la paix et la sécurité » et affirmé que son inconstitutionnalité ne faisait aucun doute. Ce témoignage et un discours tenu quelques jours plus tard furent largement repris dans les médias, au grand dam du gouvernement. Mais pourquoi ces réformes sécuritaires font-elles donc l’objet d’une telle controverse ? Dans mes deux prochains billets, j’exposerai les arguments du gouvernement en faveur d’une nouvelle politique de défense et les raisons pour lesquelles une majorité de japonais s’y opposent.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.

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