Le retour de la saison des masques

Le printemps montre le bout de son nez en Europe comme au Japon, et il est ici accompagné par une multiplication des visages masqués. L’omniprésence de ces masques est une particularité japonaise qui suscite la curiosité en Occident et au sujet de laquelle j’ai souvent été interrogé.

 

Mythes et réalité

Il existe de nombreuses idées erronées à leur sujet. Certains pensent notamment que l’usage des masques est une manifestation de la timidité excessive des Japonais, qui s’en servent en quelque sorte pour se cacher au monde. Il est vrai que certaines personnes, particulièrement mais non uniquement des femmes, mettent un masque par timidité ou manque de confiance en leur apparence, ou lorsqu’elles n’ont pas eu le temps de se maquiller avant de sortir. Ce phénomène reste cependant marginal et ne concerne qu’un faible pourcentage des gens masqués.

Il est plus juste de considérer le masque comme le premier outil de protection des Japonais, dont l’utilisation est devenue, avec l’habitude, presque instinctive. Protection contre quoi, me dira-t-on ? Contre deux phénomènes en particulier, ce qui explique leur usage très saisonnier.

 

Rhumes et allergies, même combat

Au début de l’hiver, le nombre de Japonais masqués se multiplie avec la propagation des rhumes et autres grippes qui accompagnent généralement les baisses de température. Se masquer est alors un moyen de manifester ses égards pour les autres et d’éviter de contaminer ses voisins dans les transports publics, où l’on est souvent fort serré, en toussant ou en reniflant dans leur direction.

Au début du printemps, c’est l’apparition des pollens qui pousse nombre de Japonais à se masquer, dans l’espoir que cela diminue l’effet de leurs allergies. La multiplication des masques est donc devenue un rituel qui marque le passage des saisons au même titre que la floraison des cerisiers ou la propagation des couleurs automnales dans les forêts.

 

Psychologique autant que pratique

Les rhumes et les allergies ne sont cependant pas les seuls prétextes à se masquer. Que ce soit face aux radiations émises par la centrale de Fukushima suite à son accident ou face à la pollution atmosphérique émanant de Chine, qui parvient parfois jusqu’au sud du Japon, le premier réflexe des citoyens de l’archipel est de porter le masque pour se protéger.

L’utilité d’un tel geste est douteuse, puisqu’un simple filtre posé sur la bouche et le nez constitue une bien piètre défense contre l’irradiation, et que les masques devraient être changés très souvent – toutes les deux-trois heures – pour être véritablement efficaces contre la pollution ou contre la propagation des maladies. Peu de Japonais sont aussi diligents.

Le fait de porter un masque remplit donc un rôle psychologique tout autant que pratique. Il sert à montrer ses égards aux autres, à se rassurer soi-même et à contrecarrer un certain sentiment d’impuissance face à des dangers invisibles ou impossibles à éviter. C’est grâce à ces significations et ces usages multiples que les petits masques blancs se sont tant ancrés dans la culture japonaise.

 

Le Japon face à l’immigration

Pour faire suite à mon billet du mois de décembre sur la réponse du Japon à la crise des réfugiés syriens, il me semble judicieux d’évoquer l’attitude des habitants de l’archipel envers les immigrants de manière plus générale. En effet, à l’heure où le faible taux de natalité entraine une diminution continue de la main-d’œuvre japonaise, la question d’une augmentation éventuelle du nombre de migrants acceptés se pose avec une urgence croissante.

 

Tolérance envers une très faible minorité

Il faut d’abord noter que le pourcentage d’étrangers dans la population du pays reste à ce jour extrêmement bas (moins de 2%). De plus, une grande majorité de ces étrangers sont d’origine chinoise ou coréenne, et donc culturellement très proches de la population locale. La plupart des Japonais n’ont donc pas encore fait l’expérience de vivre dans une société multiculturelle.

C’est pourquoi, en raison de la grande importance accordée ici au respect de la sphère privée, et également parce qu’il est difficile de rejeter ce que l’on ne connaît pas, les habitants de l’archipel sont en majorité très tolérants à l’égard des immigrants d’autres cultures qui habitent déjà au Japon et de leurs différents usages culturels. Une amie musulmane m’a par exemple dit qu’elle se sentait bien plus libre de porter le voile ici qu’elle ne l’aurait été en Europe ou aux Etats-Unis, sans avoir à craindre des remarques ou des regards désapprobateurs.

 

Ces étrangers sans manières

L’attitude des habitants de l’archipel envers les résidents étrangers n’en est pas pour autant totalement positive. En effet, outre une certaine appréhension, déjà mentionnée dans le mon billet de décembre, des troubles de l’ordre public que pourraient causer des immigrés moins allergiques aux conflits que la population locale, nombre de Japonais se plaignent du manque de manière des étrangers dans la vie de tous les jours.

Non-respect des règles de débarras des déchets ou des parkings de vélos, bruits nocturnes, ivresse publique, ces plaintes ne sont ni dramatiques ni particulièrement originales. Dans une société qui attache une grande importance à la bonne conduite et au respect des règles de vie, cependant, ces impairs sont de nature à donner une mauvaise réputation aux résidents étrangers.

Il faut ajouter à cela une certaine propension des Japonais à vouloir éviter les situations inconfortables pouvant être causées par l’impossibilité de communiquer efficacement de par la barrière de la langue. Cela peut entrainer certains restaurants peu habitués aux touristes à prétendre être pleins, ou certaines crèches à refuser des enfants d’immigrants. Ces gestes ne se veulent pas discriminatoires, l’intention étant plutôt d’éviter aux deux parties des situations difficiles ou embarrassantes. Le résultat est cependant que la vie des résidents étrangers s’en trouve compliquée.

 

Quel avenir pour l’immigration ?

Prise dans son ensemble, l’attitude japonaise face à l’immigration est donc ambiguë. Si nombre de citoyens sont heureux de voir le pays s’internationaliser petit à petit, et de profiter des échanges culturels que cela permet, d’autres craignent l’impact que cette même internationalisation pourrait avoir sur la société japonaise si bien organisée, et les impairs commis par les résidents étrangers dans la vie de tous le jours ne font que confirmer leurs appréhensions. Cette division d’opinions est en partie générationnelle, les jeunes Japonais étant, selon mon expérience, plus habitués à côtoyer des étrangers à l’université ou dans le centre des grandes villes, et plus décontractés face à l’ouverture du pays.

Les jeunes n’ont cependant qu’une très faible influence politique – notamment en raison de leur faible taux de participation aux élections – et le gouvernement japonais a toujours été très conservateur en la matière. Beaucoup de politiciens et de bureaucrates placent leurs espoirs dans une revitalisation de la société japonaise et dans l’avance de la robotique pour parer au manque de main d’œuvre et sont très réticents à envisager une augmentation de l’immigration.

Il faut dire que l’expérience des vagues d’immigration autorisées par le passé n’a pas été particulièrement positive. Les descendants des nombreux Japonais ayant émigré au Brésil et dans d’autres pays d’Amérique latine au début du siècle dernier, encouragés à revenir sur la terre de leurs ancêtres au début des années 1990 dans l’espoir qu’ils s’assimileraient plus facilement que d’autres migrants, ont en réalité eu de la peine à s’intégrer. Les nombreux Coréens et Chinois arrivés au Japon comme main d’œuvre forcée durant la Seconde Guerre Mondiale ont également longtemps été victimes de discrimination.

Si le Japon s’internationalise véritablement, cela se fera donc lentement et non sans frictions. Je suis cependant optimiste quant à l’avenir, grâce à la plus grande ouverture d’esprit de ma génération et à l’expérience que des amis d’origines très diverses et moi-même avons pu faire de la tolérance générale des Japonais envers d’autres pratiques culturelles tant qu’elles ne portent pas préjudice à autrui. On peut espérer que le Japon s’ouvrira au monde à son rythme certes, mais de façon en fin de compte plus harmonieuse que certains le craignent.

 

Le Japon face à la menace nord-coréenne

Le récent test d’une bombe atomique par la Corée du Nord préoccupe l’ensemble de la communauté internationale, mais peu de pays sont aussi directement concernés que le Japon. En tant que voisin proche, bourreau de la Corée avant et durant la Seconde Guerre Mondiale, et allié des « impérialistes américains » tant haïs, le Japon est en effet une cible privilégiée de la propagande émanant de Pyongyang. Particulièrement vulnérables face à la menace nucléaire nord-coréenne, comment réagissent donc les Japonais à la dernière provocation du Royaume ermite ?

 

L’ombre de la question des citoyens kidnappés

Le gouvernement japonais a réagi comme on pouvait s’y attendre au test atomique : forte condamnation, examen de nouvelles sanctions et promesse de coordination étroite avec Washington. En réalité la position du Premier Ministre Shinzo Abe est quelque peu délicate, parce qu’il avait passé en mai 2013 un accord avec Pyongyang promettant l’assouplissement de certaines sanctions économiques en échange d’une enquête sur la question des citoyens japonais kidnappés dans les années 1970 et 1980 sur les plages du pays par des commandos nord-coréens, et dont le sort reste à ce jour inconnu.

L’accord en question était déjà moribond puisque le gouvernement nord-coréen n’a encore présenté aucune des informations qu’il s’était engagé à rassembler, malgré le passage de plusieurs dates butoirs. Avec le test atomique, l’espoir de progrès sur la question est probablement définitivement enterré, mais le Japon se trouverait en position délicate si Pyongyang présentait soudainement les informations promises

 

Constat d’impuissance

Pour le moment, la question des citoyens kidnappés semble cependant bien lointaine face à la menace nucléaire bien plus immédiate. Même si personne ne s’attend à ce que la Corée du Nord décide soudainement de bombarder l’archipel, le Japon, à portée des missiles que Pyongyang possède, se sent tout de même très vulnérable. Lorsqu’un missile d’essai nord-coréen avait survolé le pays avant de tomber dans le Pacifique en 1998, cela avait suffit à convaincre le gouvernement de se joindre aux Etats-Unis pour développer un système de défense antimissile balistique très coûteux.

Cette fois, les éditoriaux des grands journaux du pays proposent des solutions bien connues pour contrer la menace. Il s’agit de coopérer étroitement avec les Etats-Unis et avec la Corée du Sud pour faire pression sur le Nord, de demander à la Chine d’accroître la pression sur Pyongyang, et éventuellement de relancer les « Pourparlers à six » qui incluent également la Russie.

 

Les Japonais avec qui j’ai pu discuter, ainsi que les internautes sur les forums que j’ai visités, sont tout à fait conscients de l’inefficacité de toutes les politiques suivies jusqu’à présent. La pression du Japon et de ses alliés ne fait qu’accroître la détermination et l’agressivité de la Corée du Nord, la Chine n’est pas prête d’abandonner son voisin de peur d’un effondrement extrêmement déstabilisant du régime des Kims, et les « Pourparlers à six » sont simplement devenus une occasion supplémentaire pour Pyongyang de tenter de faire du chantage à la communauté internationale.

Ce qui règne donc est un sentiment d’impuissance face à un régime qui semble se comporter de façon irrationnelle et tout faire pour garder son statut de paria. Face à ses provocations répétées, les Japonais ne peuvent que lever les yeux au ciel et se lamenter sur l’impossibilité de traiter raisonnablement avec Pyongyang.

 

A quelque chose malheur est bon

Il existe cependant une réponse à la menace nord-coréenne que le Japon peut lui-même adopter, à savoir renforcer sa politique de sécurité. En effet, j’ai vu plusieurs internautes appeler à une augmentation du budget des Forces japonaises d’autodéfense, à une plus grande intégration avec les forces armées américaines, et même au développement de l’arme atomique. On ne peut qu’espérer que cette dernière contre-mesure ne sera jamais sérieusement considérée, surtout qu’il est notoire que le Japon aurait les capacités technologiques pour développer une bombe nucléaire en environ six mois s’il le désirait.

Ce type d’appel à un renforcement des capacités d’auto-défense du Japon doit néanmoins réjouir M. Abe. En effet, le Premier Ministre s’était attiré les foudres d’une grande partie de la population l’été dernier lorsque son gouvernement avait poussé à légiférer sur le droit à l’autodéfense collective, pour permettre au Japon de mieux collaborer avec des pays alliés en cas de conflit. Cette mesure alors extrêmement controversée paraît sous une lumière plus favorable maintenant que la Corée du Nord a rappelé au monde la menace qu’elle peut poser.

Si tant est qu’il existe un « gagnant » de la nouvelle crise causée par la Corée du Nord, c’est donc probablement Shinzo Abe. Outre le fait que sa politique de sécurité semble désormais bien plus judicieuse, il dispose maintenant d’une raison toute trouvée pour préconiser une amélioration des relations avec la Corée du Sud. Les deux pays ont en effet convenu fin décembre de résoudre définitivement la question des « femmes de confort » sud-coréennes forcées de servir dans des bordels gérés par l’armée impériale japonaise durant la Seconde Guerre Mondiale, et les partisans nationalistes de M. Abe sont furieux des « concessions » faites par le Premier Ministre pour parvenir à cet accord. La nouvelle provocation de Pyongyang permet maintenant à celui-ci de balayer les critiques et d’invoquer la sécurité nationale comme motif du rapprochement avec la Corée du Sud. Le test nucléaire nord-coréen aura donc au moins eu une conséquence positive sur le plan diplomatique.

Le prix de la pêche à la baleine du Japon

De toutes les controverses que le gouvernement japonais suscite sur la scène internationale, celle autour des expéditions de « pêche scientifique » de baleines dans l’Océan Pacifique du sud est peut-être la plus étrange. Chaque année, de telles expéditions sont lancées sous le prétexte d’étudier ces animaux marins, mais – selon les accusations des groupes écologistes et de nombreux pays occidentaux – en réalité surtout pour approvisionner en viande de baleine l’archipel nippon.

En 2014, la Cour Internationale de Justice (CIJ),  saisie par l’Australie, avait rejeté l’excuse « scientifique » du Japon et condamné comme illégal le programme officiel qui gouvernait les chasses annuelles. Le programme en question fut dûment interrompu, mais cette année, un nouveau a été lancé sous le même prétexte de « recherche scientifique essentielle ». Son objectif de proies à tuer est bien inférieur aux années précédentes, certes, mais la controverse qu’il suscite ne disparaîtra pas pour autant. Pourquoi le gouvernement japonais s’obstine-t-il donc à poursuivre ces expéditions qui lui attirent une publicité si négative et de fortes critiques émanant de ses alliés les plus proches ?

 

Un public indifférent

Ce n’est certainement pas parce que le public japonais réclame à grand cri sa dose annuelle de viande de baleine. Certes, on peut aisément en trouver dans les restaurants à produits maritimes, mais j’ai rencontré nombre de Japonais qui n’en ont jamais mangé de leur vie, et je ne connais personne qui en raffole.

Certes, également, les amis avec qui j’ai parlé de la question ne voient rien de mal, en principe, à chasser des baleines pour leur viande, évoquant une tradition millénaire dans certaines localités du pays, mais le public japonais me semble en réalité largement indifférent à, et même ignorant de, la controverse autour du programme de « pêche scientifique ». Peu de gens sont au courant de son existence, ou de la colère qu’il suscite parmi les écologistes et de l’opprobre que subit le pays. Cela est partiellement dû au fait que les médias d’ici ont couvert le sujet sans s’y attarder outre mesure, mais également au fait que le gouvernement lui-même, malgré l’énergie surprenante qu’il consacre à défendre la pêche à la baleine à l’échelle internationale, ne fait aucun effort pour sensibiliser son propre public, ou lui expliquer sa position.

La raison en est probablement qu’il aurait du mal à pousser les Japonais à monter aux barricades. Quand on leur explique à quel point le programme de pêche fait débat à l’étranger, nombreux sont ceux qui se montrent surpris, et proposent sans autre d'y mettre fin. Le public serait également peu heureux d’apprendre que le soutien à la flotte de bateaux pêcheurs de baleine lui coûte plusieurs millions de dollars par année, sans qu’il n’ait aucun mot à dire sur la question.

 

Une vache sacrée politique

La détermination du gouvernement japonais à continuer le programme de pêche envers et contre tout est donc d’origine purement politique. On pourra d’abord citer les relations très proches entre la petite industrie de pêche de baleine et l’agence gouvernementale qui la supervise, et qui défend farouchement ses intérêts. Ces relations presque incestueuses entre régulateur et régulé sont une spécialité japonaise dont le danger a été clairement démontré, dans le domaine du nucléaire par exemple, par l’accident de Fukushima.

Le soutien aux pêcheurs s’étend cependant bien au-delà de l’agence en question. Un grand nombre de parlementaires du Parti Libéral Démocrate (LDP), qui domine la politique japonaise, sont également bien plus attachés à la pêche à la baleine que le public. Pour exprimer le soutien du parti, un repas de midi spécial à base de viande de baleine est offert chaque semaine à la cafétéria du Parlement. Un geste de défiance presque enfantin, mais qui révèle à quel point nombre de politiciens conservateurs considèrent la défense de cette petite industrie comme un insigne d’honneur.

Nous touchons là au cœur du problème. Une partie du LDP se lamente souvent de l’occidentalisation du Japon, qu’elle considère comme trop prêt à suivre en tout son allié américain. Elle réclame à grands cris une révision de la Constitution imposée durant l’occupation d’après-guerre pour lui donner un caractère « plus japonais ». La défense de la pêche à la baleine contre « l’impérialisme culinaire » des occidentaux provient de la même source, et plus le Japon est critiqué, plus ces politiciens se sentent obligés de résister à la pression internationale en affirmant la détermination du Japon à continuer son programme de « pêche scientifique ».

 

Quid de l’image du pays ?

Cette attitude est très dommageable pour le pays. Il s’attire non seulement chaque année l’opprobre de ses alliés et une très mauvaise publicité, mais il met également en danger la position du Japon dans d’autres disputes internationales. Le gouvernement tente de se différencier de la Chine, avec qui il a une dispute territoriale, en affirmant son respect du droit international et son rôle de membre responsable de la communauté internationale.

Or en respectant la lettre, mais non l’esprit du jugement de la CIJ de l’année dernière – le programme condamné a été suspendu mais un autre très similaire a été lancé – il mine cette position. Un représentant de l’Agence de la Pêche du gouvernement a même prétendu que le Japon n’accepterait plus aucun jugement de la CIJ en la matière. La tradition de pêche de baleine est-elle si importante qu’elle justifie le danger d’exposer le Japon à des accusations d’hypocrisie, ou de voir le même raisonnement adopté par les pays avec qui il se dispute au sujet de diverses îles ? On peut fortement en douter.

La crise des réfugiés vue par le Japon

La crise des réfugiés syriens en Europe a été un des grands sujets d'actualité de cet automne tout autour du monde, et le Japon ne fait pas exception. On pourrait s'attendre à ce que le pays, 3e économie mondiale et membre du G7, doive s'apprêter lui aussi à accueillir un certain nombre de réfugiés du Proche Orient, mais il n'en est rien. En réalité, la politique du Japon en matière de réfugiés et de l’immigration en général est extrêmement restrictive.

Certains chiffres souvent cités dans la presse sont frappants. En 2014, le Japon a reçu environ 5000 demandes d'asile (venant principalement de Turquie, du Népal, de Birmanie et du Sri Lanka), mais n'en a accepté que 11. En octobre, seulement 60 Syriens vivaient au Japon, dont la moitié environ avait obtenu l'autorisation de s'installer dans le pays à long terme. Il n'est donc pas étonnant que le Japon soit l'objet de vives critiques pour son accueil très froid des gens dans le besoin. Comment expliquer cette attitude ?

 

Porte fermée, portefeuille ouvert

Le gouvernement japonais justifie sa politique stricte en invoquant le soutien massif apporté au Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) et aux pays comme la Turquie, le Liban ou la Jordanie qui accueillent encore l'énorme majorité des réfugiés syriens. Il est vrai que le Japon est l'un des pays les plus généreux dans son aide financière à l'action humanitaire internationale. En 2014, il a donné plus de 181 millions de dollars à l’UNHCR, et, durant l'Assemblée Générale des Nations Unies en septembre 2015, le Premier Ministre Shinzo Abe a promis 1,6 milliard de dollars en aide aux réfugiés  syriens et iraquiens dans leurs pays et dans les pays voisins et en soutien aux efforts de maintien de la paix au Proche Orient.

M. Abe a alors souligné l'importance d'aider la majorité de réfugiés restant dans leur région d'origine et de résoudre les conflits qui sont la cause  première de la crise actuelle. Tout cela est fort louable, mais n'explique ni justifie pas le fait que le Japon ferme ses frontières aux réfugiés, et aux immigrants de manière plus générale. Cela est d'autant plus vrai que l'archipel, qui fait face à un rapide vieillissement de sa population et à la baisse du nombre de travailleurs, aurait tout intérêt, économiquement parlant, à accueillir de la nouvelle main d'œuvre potentielle.

M. Abe avait présenté en septembre la politique de son gouvernement en termes de démographie, insistant sur la nécessité de parvenir en premier lieu à augmenter le taux de natalité des Japonais et le taux de participation économique de la population du pays avant d'accueillir plus de réfugiés et d'immigrants. Cet argument peut sembler étrange et déplacé, mais il touche au cœur de la mentalité japonaise en matière d'immigration.

 

Préserver l'harmonie sociale

Comme dans de nombreux pays européens, il existe ici une mouvance d'extrême droite xénophobe à l'impact non négligeable. Elle est très active sur internet et à travers un réseau d'associations militantes organisant des actes de protestations contre les habitants d'origine coréenne et chinoise (les plus larges communautés étrangères du Japon). Son soutien populaire est cependant très faible, bien plus par exemple que celui du Front National français ou de Pegida en Allemagne, et son impact politique est limité par la domination du Parti Libéral Démocrate (LDP) qui englobe l'ensemble de la droite japonaise et dilue, grâce à la diversité et au nombre massif de ses membres, les vues radicales des plus extrêmes d'entre eux.

La méfiance envers l’immigration est cependant répandue bien au-delà de cette frange d'extrême droite. Elle est liée à l'attitude insulaire de nombre de Japonais et à leur peur qu'une arrivée massive d'étrangers vienne endommager la paix sociale à laquelle ils sont tant attachés. Un événement récent est révélateur de cette façon de pensée. Durant la campagne électorale turque du mois dernier des nationalistes turcs et kurdes en étaient venus aux mains devant l'ambassade de leur pays à Tokyo, et la police avait dû intervenir pour rétablir l'ordre. Une réaction très courante parmi les internautes japonais avait alors été de voir dans cet incident la preuve du danger d'accepter davantage d'immigrants, jugés prompts aux conflits et à la violence, et peu enclins à préserver l'ordre public. Le gouvernement japonais, avec sa peur de voir trop augmenter la proportion étrangère des habitants du pays, reflète cette attitude.

 

Quid du rôle du Japon sur la scène internationale ?

Cette crainte du changement éprouvée par de nombreux Japonais est en un sens compréhensible. On ne peut en effet qu'apprécier le sentiment de sécurité qui règne ici, et les efforts que font tous les citoyens pour toujours marquer ses égards à autrui et préserver des relations sociales les plus cordiales possibles. Il serait profondément triste de voir tout cela disparaître.

L'attitude conservatrice de nombreux Japonais s’accorde cependant peu avec l'esprit plus ouvert des jeunes générations, même si l’aversion pour la violence est universellement partagée. Elle est également en contradiction avec l'ambition louable du gouvernement de renforcer le rôle du Japon comme membre actif de la communauté internationale, prêt à promouvoir ses idéaux pacifistes autour du monde et à offrir plus d'assistance aux pays en développement.

Il est difficile de prétendre à ce rôle de pays responsable et en même temps de fermer la porte aux personnes les plus vulnérables, dont la vie a été détruite par la guerre. Pour son propre bien autant que pour celui des victimes des divers conflits qui continuent de faire rage de par le monde, le gouvernement japonais se doit donc d'adopter une attitude plus ouverte et d’expliquer à la population les bienfaits que cette ouverture pourrait apporter au pays.

Historique, le sommet Sino-taïwanais ?

Nombre de journaux autour du monde ont qualifié d’historique la rencontre du week-end dernier entre Xi Jinping et Ma Ying-jeou, les leaders de la Chine et de Taïwan. Pour la plupart des jeunes Taïwanais, cependant, l’événement était tout sauf heureux ou digne de célébration,  comme j’ai pu m’en convaincre à travers mes conversations avec des amies originaires de l’île. En effet, les sentiments qui dominent là-bas en ce moment, particulièrement parmi les jeunes gens de ma génération, sont ressentiment et même colère envers une entrevue organisée dans un secret total par un président très impopulaire, contre la volonté d’une majorité de la population.

 

Un gouvernement au comble de l’impopularité

Pour ceux qui trouvaient que le rapprochement économique et diplomatique entre Taïwan et la République populaire de Chine orchestré par M. Ma était allé trop loin, trop vite, la rencontre du week-end dernier n’est qu’une insulte de plus à la volonté populaire. Le ressentiment des jeunes Taïwanais envers leur gouvernement se vantant de relations toujours plus étroites avec le continent – relations qui ne semblent avoir en rien atténué les difficultés grandissantes des jeunes diplômés à trouver un emploi stable et bien payé – avait déjà explosé en mars 2014, lorsque des étudiants avaient pendant plusieurs semaines occupé le Parlement pour empêcher la ratification d’un accord de libre échange négocié par Pékin et Taipei.

Le week-end dernier, un groupe de protestataires a de nouveau tenté d’occuper le Parlement, sans succès cette fois. Qu’importe cet échec, le Kuomintang (KMT), le parti de M. Ma, est voué à perdre sa majorité parlementaire – et la présidence – aux élections de janvier prochain.

 

Résignation au statu quo

Le mécontentement général envers la politique du gouvernement de M. Ma semble être particulièrement aigu chez les jeunes taïwanais. Ceux-ci n’ont en effet pas pour le continent l’affinité nostalgique que pouvaient avoir leurs parents et grands-parents auxquels on avait longtemps promis que la réunification de la nation chinoise serait imminente. Ayant grandi dans un pays farouchement démocratique et dans une société libre, diverse et vibrante, ils ne se reconnaissent en aucun cas dans l’image de la Chine propagée par le gouvernement de Pékin. « Devenir chinois » n’a donc aucun attrait pour eux.

M. Ma avait été élu en 2008 sur une plate-forme de meilleures relations avec la Chine, non pas grâce à un soudain regain d’enthousiasme pour la réunification, mais plutôt parce que l’attitude conflictuelle de son prédécesseur, Chen Shui-bian, avait créé des tensions telles que le futur de Taïwan en était devenu dangereusement incertain. L’attitude inflexible de Pékin face aux demandes démocratiques des étudiants de Hong Kong l’année dernière a rendu encore moins attrayante la promesse du régime communiste d’offrir à Taïwan un statut similaire à celui de l’ancienne colonie britannique au sein de la nation chinoise.

 

Une déclaration d’indépendance formelle est également hors de portée, puisque Pékin n’a jamais abandonné sa menace d’invasion dans un tel scénario. Certes, le Parti communiste lui-même espère bien éviter un conflit, qui s’avérerait sûrement désastreux, et est pour le moment totalement concentré sur le développement pacifique des liens économiques et sociaux avec Taïwan, mais les habitants de l’île ne peuvent ignorer les centaines de missiles qui restent pointés vers eux, et qui ne font que renforcer leur antipathie pour le gouvernement chinois.

 

Coincés entre le rejet de la réunification et l’impossibilité de soutenir trop ouvertement l’indépendance, les Taïwanais se sont donc résignés au maintien du statu quo et à la stabilité de leurs relations avec la Chine. Cette résignation est cependant sans enthousiasme. Elle est au contraire douloureuse. Comme me l’a dit une amie, « c’est dur de ne pas avoir son propre pays ».

 

Quel consensus?

Durant leur entretien, MM. Xi et Ma ont tous deux souligné que la stabilité des liens entre la Chine et Taïwan repose sur le « consensus de 1992 », selon lequel il n’existe qu’une seule Chine, dont chaque gouvernement se prétend être le seul représentant légitime, mais accepte de fermer les yeux sur l’interprétation de l’autre. Or à Taïwan, seul le KMT accepte ce consensus. Le Parti Démocrate Progressiste (DPP), dont la candidate Tsai Ing-wen est la probable prochaine présidente de l’île, nie qu’un tel accord existe entre les deux parties. Cette position semble être en accord avec l’opinion des citoyens du pays, ou du moins des plus jeunes d’entre eux. Selon mes amies, le consensus fait l’objet d’une risée général, et est considéré comme une manœuvre politique de Pékin, détachée de la réalité et sans base réelle.

L’empressement de M. Ma à suivre son homologue chinois dans l’insistance sur le respect du consensus de 1992 ne va donc certainement pas améliorer les chances électorales de son parti. En réalité, il se peut que la rencontre du week-end dernier soit bien historique, mais pour une toute autre raison. Il se peut en effet que M. Ma soit le dernier président taïwanais prêt à adopter une politique aussi prochinoise. Les citoyens de l’île sont de plus en plus attachés à leur identité distincte de la Chine, et bien plus tournés vers le Japon ou l’Occident comme partenaires et sources d’inspiration. Les politiciens taïwanais ignorent cette réalité à leur péril, et il se peut qu’aucun futur président ne puisse être élu sur une plate-forme similaire à celle de M. Ma.

Quels que furent les objectifs du gouvernement de Pékin lorsqu’il accepta de rencontrer le président de Taïwan, ses espoirs pour des relations toujours plus étroites menant à une réunification pacifique avec l’île risquent fort d’être déçus. On ne peut qu’espérer qu’il ne se tournera pas alors vers des moyens plus extrêmes.

Des difficultés de combattre la méfiance des Japonais envers la Chine

Dans un billet précédent, j'avais décrit de façon optimiste la croissance du tourisme chinois au Japon et ses effets positifs sur l'image de l'archipel dans le Royaume du Milieu. Il est cependant nécessaire  de compléter cette analyse en s'intéressant à l'évolution de l'image de la Chine au Japon. Il est difficile de trouver ici les mêmes signes d'amélioration que l'on peut observer en Chine.

 

Dégradation progressive et multiples chocs

Vers la fin de la Guerre Froide, les Japonais avaient beaucoup d'affinité envers la Chine, mais cette image positive n'a pas survécu aux chocs successifs des années qui ont suivi. Le premier de ceux-ci fut bien sûr la répression des manifestations étudiantes sur la Place Tienanmen. Cet incident fit perdre à beaucoup de Japonais la vision excessivement romantique qu’ils avaient de la Chine communiste, même s’ils restèrent bien plus disposés que les Occidentaux à continuer de coopérer avec le régime. Vinrent ensuite la crise du détroit de Taïwan en 1996 (ainsi qu'un essai nucléaire peu de temps auparavant), puis de grandes et parfois violentes manifestations anti-japonaises dans de nombreuses villes chinoises en 2005, dues notamment à la candidature du Japon à un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies.

La dispute autour des îles Senkaku (Diaoyu pour la Chine) ces dernières années, enfin, a fini d'épuiser le réservoir de bonne volonté des Japonais, et c'est maintenant environ 90% de la population qui affirme avoir une image négative du pays voisin. Malheureusement, des relations économiques toujours plus étroites et l'afflux de touristes chinois au Japon ne sont pas parvenus à inverser la tendance.

 

Choc culturel

On peut tout d’abord attribuer ce fait au comportement des touristes chinois au Japon. Comme tout visiteur peut le constater, les Japonais sont très à cheval sur les bonnes manières, que ce soit dans les trains où il est interdit de parler au téléphone et où on ne peut discuter qu'à voix basse, dans les sources thermales où il faut faire très attention à ne pas mettre en danger la pureté et la propreté du bain public, ou de manière générale dans les espaces publics où il est important de ne pas déranger autrui ou détériorer un environnement toujours très soigné.

Les visiteurs chinois, au tempérament bien différent (imaginez le contraste entre le nord de l’Allemagne et le sud de l’Italie), ont parfois un peu de mal à s'adapter à cet environnement très policé, loin de l'atmosphère de ruche humaine tourbillonnante que l'on ressent dans les grandes villes chinoises. Nombre d'histoires scandaleuses circulent donc, de touristes bruyants et sans gêne, dérangeant par exemple la tranquillité des autres visiteurs des sources thermales en plongeant à grands éclats dans le bain commun ou – comble de l'horreur – en se lavant dans celui-ci et non au préalable dans l'espace dédié à cet effet.

 

Il ne faut bien sûr pas trop dramatiser la situation. La plupart des touristes chinois se comportent tout à fait correctement, et les Japonais sont en général extrêmement accueillants, tolérants à l’égard du « manque d'éducation » de tous ces étrangers (Chinois ou autres)  peu habitués à la complexité des codes sociaux nippons, et heureux et reconnaissants de l'intérêt grandissant du reste du monde pour la beauté de leur pays. L'impact du tourisme chinois reste donc au final très positif, et les Japonais en sont tout à fait conscients.

 

Des nouvelles toujours négatives

La raison principale de la persistance de l'opinion négative envers la Chine au Japon est en réalité l'omniprésence de nouvelles négatives. Les histoires que l'on retrouve le plus souvent dans les médias japonais concernent la pollution qui traverse fréquemment la Mer de Chine de l’Est pour voiler le ciel de Kyushu (la grande île du sud de l'archipel nippon), les scandales autour de la qualité de la nourriture (parfois contaminée) ou d'autres produits défectueux – scandales qui sont d'ailleurs une raison importante pour laquelle les touristes chinois dépensent autant à l'étranger, notamment pour des produits de consommation (lait en poudre, produits de beauté, etc.), ou encore  les actions agressives entreprises par la Chine envers ses voisins sous prétexte de disputes territoriales.

En conséquence, lorsqu’on évoque la Chine, de nombreux Japonais y associent d'abord l'idée de danger, d'insalubrité ou d'insécurité. Cependant, en raison sans doute des récents signes de rapprochement diplomatique entre la Chine et le Japon, et aux visites de haut niveau de plus en plus cordiales, le nombre de citoyens de l’archipel affirmant cette année avoir une impression positive de leur voisin a faiblement augmenté (de 6,8 à 10,6% selon une enquête récente), même s’il reste extrêmement bas.

 

La Chine doit travailler sur son image

On ne peut qu’espérer que la détente entre les deux pays va continuer, mais cela ne suffira clairement pas à convaincre les Japonais de regarder la Chine avec plus de bienveillance. Pour ce faire, c’est avant tout au gouvernement chinois d’augmenter ses efforts de relations publiques. L’appréciation pour la culture (et la cuisine) chinoise dans l’archipel nippon reste fortement ancrée, et le sentiment d’affinité qui régnait jadis entre les deux pays reposait sur les bases solides d’une histoire pré-moderne partagée et d’une tradition millénaire d’échanges économiques et culturels forts.

Ces bases existent toujours, et le gouvernement chinois dispose donc d’un terrain favorable pour présenter un visage plus souriant à son voisin. Il s’agit donc d’en faire bon usage et de tenter de séduire le public nippon en organisant et en promouvant événements culturels, expositions, tournées d’artistes, et festivals culinaires en tout genre. Des visites de bonne volonté par des membres hauts placés du gouvernement chinois ne seraient également pas de trop. Tant que les disputes autour des questions territoriales et historiques ne seront pas résolues, et tant que le Parti Communiste continuera de se reposer sur la répression politique de la population pour maintenir son pouvoir, améliorer l’image de la Chine au Japon restera une tâche extrêmement difficile, mais le gouvernement chinois pourrait clairement faire plus d’efforts.

La croisade malavisée du gouvernement Abe

Les souvenirs des atrocités commises par le Japon en Chine durant la Seconde Guerre Mondiale restent une importante source de discorde entre les deux pays aujourd’hui. La dernière dispute en date concerne le programme de « mémoire du monde » de l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture), qui vise à préserver le patrimoine documentaire du monde pour les générations futures.

La Chine a en effet soumis pour inscription au registre du programme un ensemble de documents liés au « massacre de Nankin », l’un des épisodes les plus tristement célèbres de la campagne d’invasion du continent par le Japon impérial. Après avoir longuement bataillé contre les très tenaces forces de la République de Chine, l’armée japonaise finit par capturer Nankin, alors la capitale du pays, en décembre 1937, et avait ensuite exprimé sa frustration face à une campagne militaire bien plus laborieuse que prévu de la pire façon imaginable, en massacrant et violant en masse la population civile de la ville.

Les documents soumis par le gouvernement chinois ont récemment été approuvés par l’UNESCO pour figurer au registre de la « mémoire du monde ». Cette inscription a suscité de vives protestations du gouvernement japonais qui menace maintenant de réduire son soutien à l’organisation internationale.

 

Des arguments douteux

Le gouvernement japonais se plaint d’abord de ne pas avoir été consulté quant aux documents en question et de n’y avoir même pas eu accès durant la procédure d’approbation. Il conteste également le nombre de victimes – 300'000 – généralement cité par le gouvernement chinois, accusant celui-ci d’utiliser le programme onusien pour des raisons politiques, et l’UNESCO de se laisser faire.

Les arguments du Japon ne sont pas totalement sans fondement – il serait effectivement étrange qu’il n’ait pas eu accès aux documents, et de nombreux historiens, japonais comme internationaux, mettent en doute le chiffre de 300'000 victimes – mais se concentrer sur ces critiques revient à ignorer le peu de mérite de la position du gouvernement japonais en général.

Premièrement, s’arrêter sur le nombre contesté de victimes, un argument souvent cité par la droite nationaliste et révisionniste japonaise, revient à passer à côté de l’essentiel de la question. Le gouvernement japonais, de même que la plupart des politiciens nationalistes du pays, admettent qu’un nombre important de meurtres et autres crimes eurent lieu, mais maintiennent que le nombre total de victimes est impossible à déterminer. Or, même si le nombre de morts ne fut « que » de 50'000, 100'000 ou 200'000, le fait que d’atroces crimes de guerres furent commis en masse à l’encontre de la population de Nankin reste indiscutable. Cette insistance sur les chiffres est donc absurde et ne peut que couvrir d’opprobre  ceux qui raisonnent de la sorte.

 

Une campagne futile et contre-productive

Plus généralement, l’attitude du gouvernement japonais quant aux questions historiques sur la scène internationale est souvent déplorable, et décalée par rapport à celle de la population du pays. Les attaques du gouvernement japonais contre l’impartialité de l’UNESCO font en effet partie d’une plus large campagne menée par Shinzo Abe, le Premier Ministre nationaliste, et ses alliés politiques.

Ceux-ci semblent convaincus d’avoir pour mission de combattre une obscure conspiration internationale visant à dénigrer le Japon et de « rectifier » l’image excessivement négative et erronée que la communauté internationale a du pays et de son passé impérial. Résultat, le gouvernement japonais a déjà demandé – sans succès bien entendu – que les Nations Unies révisent un rapport de 1996 sur la question des femmes en majorité coréennes et chinoises forcées à se prostituer dans des bordels gérés par l’armée impériale, et les diplomates japonais tout autour du monde ont pour instruction de protester publiquement et en privé contre les déclarations politiques,  articles et publications académiques jugés biaisés contre l’archipel nippon.

Cette campagne est affligeante pour plusieurs raisons. Premièrement, elle est contre-productive. Loin de changer l’opinion de ceux qui critiquent le Japon, les divers actes de protestation diplomatique ne servent qu’à renforcer l’image négative attachée à l’attitude du gouvernement quant aux questions historiques. De plus, comme j’ai pu le constater de première main grâce à mes professeurs et leurs contacts au Ministère des Affaires Etrangères, les instructions du gouvernement en la matière sont très impopulaires parmi les diplomates eux-mêmes, dont le travail est rendu inutilement difficile. Ceux-ci doivent en effet dévouer temps et ressources à une tâche dont ils connaissent très bien les retombées négatives au lieu de pouvoir se concentrer sur leur véritable mission, à savoir le renforcement des liens entre le Japon et ses partenaires.

 

La population veut tourner la page

Enfin, si le gouvernement croit que sa campagne internationale reflète les désirs de la population, il se trompe considérablement. La grande majorité du public japonais reconnaît sans réserve le fait que le pays a jadis commis de véritables crimes à l’encontre des autres peuples d’Asie, et est favorable à une attitude humble et pénitente du gouvernement en la matière sur la scène internationale. Plus que toute autre chose, le public japonais aimerait tourner la page sur ces souvenirs douloureux (le Japon lui-même a atrocement souffert de sa folie impériale). Pour les jeunes générations en particulier, la Seconde Guerre Mondiale représente un passé honteux mais lointain, qui n’a plus rien à voir avec leur réalité et le Japon pacifique et démocratique d’aujourd’hui.

Certes, le public soutient dans certains cas le gouvernement lorsqu’il s’oppose aux exigences de la Chine et de la Corée du Sud, dont le nationalisme antijaponais atteint parfois des extrémités déraisonnables, et apprécie peu le fait que les nombreuses excuses officielles présentées par le gouvernement japonais au fil des années soient souvent ignorées par ses voisins immédiats. Ce soutien ne s’étend cependant en aucun cas au genre de gesticulations du gouvernement de M. Abe envers les Nations Unies et autres, considérées par la plupart comme une perte de temps et d’énergie, dommageable autant que futile.

Des bienfaits du tourisme

Toute personne ayant visité un lieu un tant soit peu touristique en Europe cet été aura sans doute remarqué le nombre impressionnant de touristes chinois. L’afflux est peut-être encore plus impressionnant ici à Tokyo. On trouve d’innombrables touristes du Royaume du Milieu dans les musées et temples de la ville, et encore plus dans les quartiers commerciaux. La frénésie des achats de ces visiteurs est telle que les médias japonais ont inventé une nouvelle expression en son honneur, bakukai, soit « explo-shopping ». Une petite ballade à Tokyo permet vite de comprendre pourquoi.

Dans le quartier de divertissement et de shopping de Shinjuku, où je réside, les visiteurs du Royaume du Milieu envahissent les magasins de produits électriques et ménagers, les dévalisant de leurs appareils domestiques et autres que les Japonais savent fabriquer mieux que tout autre. Les Chinois ont même canonisé certains objets, leur accordant le statut de « quatre trésors du Japon » : les cuiseurs de riz, les toilettes électroniques, les thermos isolants et les couteaux en céramique. Pendant ce temps, à Ginza, le quartier des boutiques chics, des tours spécialement organisés emmènent d’abord les clients dans des magasins de bagages pour acheter de grandes valises avant d’entamer une tournée des grandes surfaces où celles-ci sont vite remplies.

 

Aubaine économique…

L’afflux des touristes chinois présente une source de revenus bienvenue pour l’économie japonaise qui ne se porte pas beaucoup mieux que celle des grands pays européens.  Pour cela, le pays doit d’abord remercier le développement et la libéralisation (relative) de son voisin. L’explosion du tourisme chinois est effet d’abord dû à des facteurs bien connus, notamment la croissance fulgurante de la classe moyenne urbaine et consommatrice, alliée à l’assouplissement des restrictions sur les voyages à l’étranger jadis imposées par le gouvernement. Le Japon a reçu un coup de pouce supplémentaire sous la forme de la faiblesse du yen, qui rend un voyage (et le shopping) ici d’autant plus abordable.

Tous les commerces ont dû s’adapter à cette nouvelle foule de visiteurs. Presque tous les restaurants de Shinjuku ont maintenant un ou plusieurs employés chinois pour guider leurs compatriotes dans l’utilisation des machines à coupon repas dont sont affublés beaucoup d’établissements, tandis que mes camarades de classe venus de Taiwan ou du continent reçoivent d’innombrables offres de jobs d’étudiant dans les grands magasins comme aides aux consommateurs. L’effort en vaut la peine, et les affaires n’ont pour beaucoup jamais été meilleures.

 

Et influence positive

Les bénéfices pour le Japon du boom du tourisme chinois ne sont pas uniquement économiques. Peut-être plus important encore, les touristes du continent ramènent chez eux non seulement des appareils ménagers en tout genre, mais également de bons souvenirs qui contribuent à améliorer en Chine l’image du Japon. Dû à « l’éducation patriotique » et aux médias qui maintiennent et renforcent dans la population du Royaume du Milieu les souvenirs douloureux de l’invasion japonaise durant la Seconde Guerre Mondiale, et dû également aux disputes répétées autour de ces questions historiques et des îles Senkaku (Diaoyu en mandarin), près de 90% des Chinois affirmaient ces dernières années avoir une impression négative du Japon.

Heureusement, pour beaucoup de visiteurs de l’archipel, un séjour ici semble corriger quelque peu cette impression. Il faut dire qu’entre la nourriture fraiche et délicieuse et l’air pur des montagnes et de la campagne traditionnelle (facilement accessibles depuis tous les centres urbains), la politesse et honnêteté des habitants et la qualité du service fourni partout, on comprend pourquoi, après la pollution et le chaos des grande villes chinoises, les touristes du continent apprécient leur séjour ici. Ceux-ci sont donc souvent surpris et heureux de découvrir que leurs images préconçues du Japon n’ont que peu à voir avec la réalité d’aujourd’hui.

Les Chinois résidant ici en tant qu’étudiants ou migrants avec qui j’ai pu discuter s’y plaisent d’ailleurs également beaucoup. Et, grâce aux récits et photos dont bénéficient ensuite amis et famille, et grâce aux discussions ayant lieux sur les médias sociaux dont les Chinois sont des utilisateurs assidus, ces expériences positives sont partagées et disséminées. Résultat, si l’on en croit les sondages récents, l’image du Japon en Chine commence déjà à reprendre des couleurs. On ne peut donc qu’espérer que cette tendance positive continuera encore longtemps, et qu’aucune dispute diplomatique ne viendra à nouveau l’entacher.

L’enseignement des sciences humaines et sociales en danger au Japon?

L’été japonais a été dominé par plusieurs sujets d’actualité majeurs tels que les négociations autour de l’Accord de Partenariat Transpacifique (un accord de libre échange ambitieux avec les Etats-Unis et dix autres pays des deux côtés de l’Océan Pacifique), la débâcle autour du nouveau stade olympique, et surtout la bataille politique (et même physique) autour de la politique sécuritaire du pays. Il est donc peu surprenant que d’autres nouvelles soient passées quelque peu inaperçu.

 

Abandonner les sciences humaines et sociales?

Parmi elles se trouve notamment une controverse grandissante autour d’une directive issue du Ministre de l’éducation,  Hakubun Shimomura, encourageant les universités publiques japonaises (il y en a 86 en tout) à abandonner l’enseignement des sciences humaines et sociales et à « favoriser des disciplines qui servent mieux les besoins de la société », c’est-à-dire les sciences et technologies ainsi que les formations techniques.

Cette directive avait été publiée début juin sans grande publicité, mais le sujet a progressivement gagné plus d’attention après qu’il a été révélé que de nombreux présidents d’universités comptaient répondre à cet appel, et que le Conseil Scientifique Japonais a exprimé sa « profonde préoccupation » concernant l’affaiblissement de l’enseignement des sciences humaines et sociales. La grogne contre cette politique de l’éducation a augmenté à tel point que Kaidanren, l’association faitière des grandes entreprises japonaises, s’est sentie obligée de se distancer de l’initiative de M. Shimomura et d’insister sur le fait que ses membres n’en sont aucunement à l’origine. L’affaire a enfin récemment été récupérée par la presse internationale, avec notamment un article sur le site du Monde.

 

La course vers les STEM

Etant moi-même hôte de la faculté de droit et de science politique de l’Université de Tokyo, je considère, cela va sans dire, cette attaque contre l’enseignement des sciences sociales déplorable et l’argument que celles-ci ne servent pas les besoins de la société ridicule. Il convient cependant d’examiner de plus près le contexte dans lequel se place la directive de M. Shimomura, ce qui pourra rendre celle-ci non pas excusable, mais du moins plus compréhensible.

Le premier élément de ce contexte est global. En effet, la tendance vers le renforcement de l’enseignement des « STEM » selon leur acronyme anglais (c’est-à-dire Science, Technologie, Engineering – Ingénierie – et Mathématique), jugées cruciales pour la compétitivité économique en cet âge de rapide progrès technologique et informatique, est observable tout autour du monde, autant dans les pays industrialisés que dans ceux en développement. Or, à l’heure où la dette nationale est un sujet d’inquiétude un peu partout (et nulle part plus qu’au Japon, où elle atteint 240% du Produit National Brut), les subventions publiques à l’éducation ne peuvent être augmentées pour soutenir ce renforcement des STEM – au contraire, la tendance est plutôt à la baisse – et ce sont trop souvent les sciences humaines et sociales qui sont donc vulnérables aux coupes budgétaires.

 

Promotion des formations professionnelles

A cette tendance internationale, il faut en ajouter deux plus particulièrement japonaises. La première est la volonté du gouvernement de Shinzo Abe de mettre en place ici un système d’apprentissage et de formation professionnelle similaire à celui dont disposent par exemple la Suisse et l’Allemagne. En effet, les Japonais considèrent traditionnellement un diplôme universitaire comme indispensable à la réussite dans le monde du travail, et ce même si la carrière choisie n’a que peu à voir avec les études qui la précèdent, ou ne nécessiterait normalement pas une longue et coûteuse formation universitaire (les frais de scolarité sont plus élevé ici qu’en Europe continentale).

Pour changer cette situation, M. Abe aimerait promouvoir une plus grande synergie entre les employeurs et les pourvoyeurs d’éducation, encourager une diversification des chemins de formation possibles, et permettre à plus de jeunes de se spécialiser dès la fin de l’école obligatoire. C’est donc également dans ce sens qu’il faut comprendre la directive du Ministère de l’Education visant à détourner des ressources des sciences humaines vers les formations plus pratiques.

 

Les effets de la baisse de la population

Il faut enfin citer un dernier facteur, peut-être le plus important de tous, à savoir les effets sur le système universitaire japonais du vieillissement de la population, qui affecte le Japon tout comme ses voisins ou une grande partie de l’Europe, mais qui est ici plus avancé qu’ailleurs. Du au faible taux de natalité qui règne dans l’archipel depuis plus de deux décennies, le nombre de jeunes en âge d’entrer à l’université à fortement baissé. Si l’on ajoute à ce phénomène l’attrait continu des grandes villes et des prestigieuses universités qu’elles abritent, on comprend vite que de nombreuses universités provinciales (ainsi que les universités privées moins prestigieuses) ont connu une importante baisse de fréquentation, des classes à moitié vides, et par conséquent des difficultés financières.

L’invitation à réduire l’enseignement des sciences humaines est donc également (et peut-être avant tout) une reconnaissance des réelles difficultés auxquelles font face un nombre non négligeable d’universités publiques japonaises loin des grands centres urbains. Face à cette situation, et compte tenu de la volonté au fond plutôt louable du gouvernement japonais d’augmenter les possibilités pour les jeunes d’entreprendre des formations professionnelles, il est finalement peu surprenant que plusieurs institutions doivent faire le choix difficile d’abandonner complètement certaines formations. Il n’en reste pas moins déplorable que ce soient, comme toujours, les sciences humaines et sociales qui doivent se battre pour leur survie. On ne peut donc qu’espérer que les critiques de plus en plus nombreuses de la tendance actuelle parviendront à imposer une approche plus équilibrée des réformes entreprises par les universités publiques japonaises.