Le prix de la pêche à la baleine du Japon

De toutes les controverses que le gouvernement japonais suscite sur la scène internationale, celle autour des expéditions de « pêche scientifique » de baleines dans l’Océan Pacifique du sud est peut-être la plus étrange. Chaque année, de telles expéditions sont lancées sous le prétexte d’étudier ces animaux marins, mais – selon les accusations des groupes écologistes et de nombreux pays occidentaux – en réalité surtout pour approvisionner en viande de baleine l’archipel nippon.

En 2014, la Cour Internationale de Justice (CIJ),  saisie par l’Australie, avait rejeté l’excuse « scientifique » du Japon et condamné comme illégal le programme officiel qui gouvernait les chasses annuelles. Le programme en question fut dûment interrompu, mais cette année, un nouveau a été lancé sous le même prétexte de « recherche scientifique essentielle ». Son objectif de proies à tuer est bien inférieur aux années précédentes, certes, mais la controverse qu’il suscite ne disparaîtra pas pour autant. Pourquoi le gouvernement japonais s’obstine-t-il donc à poursuivre ces expéditions qui lui attirent une publicité si négative et de fortes critiques émanant de ses alliés les plus proches ?

 

Un public indifférent

Ce n’est certainement pas parce que le public japonais réclame à grand cri sa dose annuelle de viande de baleine. Certes, on peut aisément en trouver dans les restaurants à produits maritimes, mais j’ai rencontré nombre de Japonais qui n’en ont jamais mangé de leur vie, et je ne connais personne qui en raffole.

Certes, également, les amis avec qui j’ai parlé de la question ne voient rien de mal, en principe, à chasser des baleines pour leur viande, évoquant une tradition millénaire dans certaines localités du pays, mais le public japonais me semble en réalité largement indifférent à, et même ignorant de, la controverse autour du programme de « pêche scientifique ». Peu de gens sont au courant de son existence, ou de la colère qu’il suscite parmi les écologistes et de l’opprobre que subit le pays. Cela est partiellement dû au fait que les médias d’ici ont couvert le sujet sans s’y attarder outre mesure, mais également au fait que le gouvernement lui-même, malgré l’énergie surprenante qu’il consacre à défendre la pêche à la baleine à l’échelle internationale, ne fait aucun effort pour sensibiliser son propre public, ou lui expliquer sa position.

La raison en est probablement qu’il aurait du mal à pousser les Japonais à monter aux barricades. Quand on leur explique à quel point le programme de pêche fait débat à l’étranger, nombreux sont ceux qui se montrent surpris, et proposent sans autre d'y mettre fin. Le public serait également peu heureux d’apprendre que le soutien à la flotte de bateaux pêcheurs de baleine lui coûte plusieurs millions de dollars par année, sans qu’il n’ait aucun mot à dire sur la question.

 

Une vache sacrée politique

La détermination du gouvernement japonais à continuer le programme de pêche envers et contre tout est donc d’origine purement politique. On pourra d’abord citer les relations très proches entre la petite industrie de pêche de baleine et l’agence gouvernementale qui la supervise, et qui défend farouchement ses intérêts. Ces relations presque incestueuses entre régulateur et régulé sont une spécialité japonaise dont le danger a été clairement démontré, dans le domaine du nucléaire par exemple, par l’accident de Fukushima.

Le soutien aux pêcheurs s’étend cependant bien au-delà de l’agence en question. Un grand nombre de parlementaires du Parti Libéral Démocrate (LDP), qui domine la politique japonaise, sont également bien plus attachés à la pêche à la baleine que le public. Pour exprimer le soutien du parti, un repas de midi spécial à base de viande de baleine est offert chaque semaine à la cafétéria du Parlement. Un geste de défiance presque enfantin, mais qui révèle à quel point nombre de politiciens conservateurs considèrent la défense de cette petite industrie comme un insigne d’honneur.

Nous touchons là au cœur du problème. Une partie du LDP se lamente souvent de l’occidentalisation du Japon, qu’elle considère comme trop prêt à suivre en tout son allié américain. Elle réclame à grands cris une révision de la Constitution imposée durant l’occupation d’après-guerre pour lui donner un caractère « plus japonais ». La défense de la pêche à la baleine contre « l’impérialisme culinaire » des occidentaux provient de la même source, et plus le Japon est critiqué, plus ces politiciens se sentent obligés de résister à la pression internationale en affirmant la détermination du Japon à continuer son programme de « pêche scientifique ».

 

Quid de l’image du pays ?

Cette attitude est très dommageable pour le pays. Il s’attire non seulement chaque année l’opprobre de ses alliés et une très mauvaise publicité, mais il met également en danger la position du Japon dans d’autres disputes internationales. Le gouvernement tente de se différencier de la Chine, avec qui il a une dispute territoriale, en affirmant son respect du droit international et son rôle de membre responsable de la communauté internationale.

Or en respectant la lettre, mais non l’esprit du jugement de la CIJ de l’année dernière – le programme condamné a été suspendu mais un autre très similaire a été lancé – il mine cette position. Un représentant de l’Agence de la Pêche du gouvernement a même prétendu que le Japon n’accepterait plus aucun jugement de la CIJ en la matière. La tradition de pêche de baleine est-elle si importante qu’elle justifie le danger d’exposer le Japon à des accusations d’hypocrisie, ou de voir le même raisonnement adopté par les pays avec qui il se dispute au sujet de diverses îles ? On peut fortement en douter.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.