L’enseignement des sciences humaines et sociales en danger au Japon?

L’été japonais a été dominé par plusieurs sujets d’actualité majeurs tels que les négociations autour de l’Accord de Partenariat Transpacifique (un accord de libre échange ambitieux avec les Etats-Unis et dix autres pays des deux côtés de l’Océan Pacifique), la débâcle autour du nouveau stade olympique, et surtout la bataille politique (et même physique) autour de la politique sécuritaire du pays. Il est donc peu surprenant que d’autres nouvelles soient passées quelque peu inaperçu.

 

Abandonner les sciences humaines et sociales?

Parmi elles se trouve notamment une controverse grandissante autour d’une directive issue du Ministre de l’éducation,  Hakubun Shimomura, encourageant les universités publiques japonaises (il y en a 86 en tout) à abandonner l’enseignement des sciences humaines et sociales et à « favoriser des disciplines qui servent mieux les besoins de la société », c’est-à-dire les sciences et technologies ainsi que les formations techniques.

Cette directive avait été publiée début juin sans grande publicité, mais le sujet a progressivement gagné plus d’attention après qu’il a été révélé que de nombreux présidents d’universités comptaient répondre à cet appel, et que le Conseil Scientifique Japonais a exprimé sa « profonde préoccupation » concernant l’affaiblissement de l’enseignement des sciences humaines et sociales. La grogne contre cette politique de l’éducation a augmenté à tel point que Kaidanren, l’association faitière des grandes entreprises japonaises, s’est sentie obligée de se distancer de l’initiative de M. Shimomura et d’insister sur le fait que ses membres n’en sont aucunement à l’origine. L’affaire a enfin récemment été récupérée par la presse internationale, avec notamment un article sur le site du Monde.

 

La course vers les STEM

Etant moi-même hôte de la faculté de droit et de science politique de l’Université de Tokyo, je considère, cela va sans dire, cette attaque contre l’enseignement des sciences sociales déplorable et l’argument que celles-ci ne servent pas les besoins de la société ridicule. Il convient cependant d’examiner de plus près le contexte dans lequel se place la directive de M. Shimomura, ce qui pourra rendre celle-ci non pas excusable, mais du moins plus compréhensible.

Le premier élément de ce contexte est global. En effet, la tendance vers le renforcement de l’enseignement des « STEM » selon leur acronyme anglais (c’est-à-dire Science, Technologie, Engineering – Ingénierie – et Mathématique), jugées cruciales pour la compétitivité économique en cet âge de rapide progrès technologique et informatique, est observable tout autour du monde, autant dans les pays industrialisés que dans ceux en développement. Or, à l’heure où la dette nationale est un sujet d’inquiétude un peu partout (et nulle part plus qu’au Japon, où elle atteint 240% du Produit National Brut), les subventions publiques à l’éducation ne peuvent être augmentées pour soutenir ce renforcement des STEM – au contraire, la tendance est plutôt à la baisse – et ce sont trop souvent les sciences humaines et sociales qui sont donc vulnérables aux coupes budgétaires.

 

Promotion des formations professionnelles

A cette tendance internationale, il faut en ajouter deux plus particulièrement japonaises. La première est la volonté du gouvernement de Shinzo Abe de mettre en place ici un système d’apprentissage et de formation professionnelle similaire à celui dont disposent par exemple la Suisse et l’Allemagne. En effet, les Japonais considèrent traditionnellement un diplôme universitaire comme indispensable à la réussite dans le monde du travail, et ce même si la carrière choisie n’a que peu à voir avec les études qui la précèdent, ou ne nécessiterait normalement pas une longue et coûteuse formation universitaire (les frais de scolarité sont plus élevé ici qu’en Europe continentale).

Pour changer cette situation, M. Abe aimerait promouvoir une plus grande synergie entre les employeurs et les pourvoyeurs d’éducation, encourager une diversification des chemins de formation possibles, et permettre à plus de jeunes de se spécialiser dès la fin de l’école obligatoire. C’est donc également dans ce sens qu’il faut comprendre la directive du Ministère de l’Education visant à détourner des ressources des sciences humaines vers les formations plus pratiques.

 

Les effets de la baisse de la population

Il faut enfin citer un dernier facteur, peut-être le plus important de tous, à savoir les effets sur le système universitaire japonais du vieillissement de la population, qui affecte le Japon tout comme ses voisins ou une grande partie de l’Europe, mais qui est ici plus avancé qu’ailleurs. Du au faible taux de natalité qui règne dans l’archipel depuis plus de deux décennies, le nombre de jeunes en âge d’entrer à l’université à fortement baissé. Si l’on ajoute à ce phénomène l’attrait continu des grandes villes et des prestigieuses universités qu’elles abritent, on comprend vite que de nombreuses universités provinciales (ainsi que les universités privées moins prestigieuses) ont connu une importante baisse de fréquentation, des classes à moitié vides, et par conséquent des difficultés financières.

L’invitation à réduire l’enseignement des sciences humaines est donc également (et peut-être avant tout) une reconnaissance des réelles difficultés auxquelles font face un nombre non négligeable d’universités publiques japonaises loin des grands centres urbains. Face à cette situation, et compte tenu de la volonté au fond plutôt louable du gouvernement japonais d’augmenter les possibilités pour les jeunes d’entreprendre des formations professionnelles, il est finalement peu surprenant que plusieurs institutions doivent faire le choix difficile d’abandonner complètement certaines formations. Il n’en reste pas moins déplorable que ce soient, comme toujours, les sciences humaines et sociales qui doivent se battre pour leur survie. On ne peut donc qu’espérer que les critiques de plus en plus nombreuses de la tendance actuelle parviendront à imposer une approche plus équilibrée des réformes entreprises par les universités publiques japonaises.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.