La rude leçon de l’Eiger

Rarement une course ne m’aura essoré comme cet Eiger Ultra Trail. Sur le papier, avec 51 kilomètres pour un dénivelé positif (et négatif) de 3000 mètres, la course n’était pourtant pas particulièrement impressionnante. Si j’ai terminé avec un temps satisfaisant (7 h 30), je suis tombé malade comme rarement quelques heures après avoir franchi l’arrivée. S’en sont suivis trois jours de fièvre et de délire qui m’ont fait me repasser ces quelques heures d’effort en boucle dans ma tête jusqu’à la nausée.

Mais revenons en arrière. Tout a plutôt bien commencé, hormis le fait que durant la semaine qui a précédé, de fortes précipitations ont lessivé les sols et fait rimer pâturages avec marécages. Arrivé à Grindelwald vendredi 16 juillet, j’ai pu profiter de récupérer tranquillement mon dossard et de faire mes préparatifs en vue du départ prévu le lendemain matin à 6 heures. Comme il a plu jusqu’au soir, j’ai renoncé à mon traditionnel petit footing d’acclimatation pré-course pour me concentrer sur le repos.

Je trouve cette station des Alpes bernoises dépourvue de tout charme et sans aucun intérêt urbanistique, mais la présence de l’Eiger est si forte qu’elle relègue tout le reste au second plan. On n’a d’yeux que pour lui, l’Ogre. Passionné d’alpinisme et d’histoire, j’ai lu d’innombrables récits relatant les expéditions souvent dramatiques qui se sont jouées dans sa terrible face nord. Depuis le balcon de ma chambre d’hôtel, j’ai longtemps observé la montagne drapée dans des voiles de brume jusqu’à ce que le soir apporte une accalmie et qu’elle apparaisse enfin, nimbée de toute son austère majesté.

Le réveil était programmé pour sonner à 4 h 30 mais j’étais debout avant déjà. On ne dort jamais très bien la veille d’une course. Le sommeil est léger. On s’endort, on se réveille, on regarde la montre, on se rendort… Partenaire de l’événement, l’hôtel où je suis descendu a mobilisé du personnel dès cette heure extrêmement matinale pour servir les coureurs que j’ai retrouvés dans la salle du petit-déjeuner, silencieux et tendus.

J’ai mangé un peu de müsli et une tartine au miel en buvant un café, puis un deuxième. Une collation assez frugale mais je n’avais pas beaucoup d’appétit et j’ai préféré ne pas me forcer. Mon sac était prêt et à 5 h 45, j’étais dehors, admirant l’Eiger encore voilé de bleu. Avec d’autres coureurs, j’ai marché en direction du départ, situé sur la place principale de Grindelwald. Des centaines d’athlètes venus pour certains de loin patientaient en écoutant le speaker donner quelques ultimes instructions avant le départ.

“Les sentiers sont vraiment trempés et n’ont pas eu le temps de sécher. Soyez extrêmement prudents tout au long de la course !”

3, 2, 1… Boum ! Silencieusement, notre masse mouvante de coureurs a filé à travers le centre de Grindelwald peuplé de nombreux spectateurs malgré l’heure matinale. En moins de cinq minutes, nous étions sur les sentiers avec comme première montée en vue la Grosse Scheidegg, bien connue des cyclistes qui considèrent ce col comme l’un des plus beaux des Alpes. Le brouillard nous est vite retombé dessus et nous n’avons pas tellement pu profiter du panorama. Chacun dans sa bulle, nous avons gravi le plus rapidement possible les quasi 1000 mètres de dénivelé.

Au ravitaillement, j’ai attrapé une barre énergétique, rempli mes flasques avec de l’eau et je suis reparti en trottinant dans une section très roulante du parcours jusqu’à First. Je me réjouissais de découvrir une attraction promettant son lot de vues à couper le souffle, le Tissot Cliff Walk, une passerelle accrochée à même la falaise façon James Bond. Hélas, le brouillard est devenu encore plus dense lorsque j’y suis passé et je n’ai franchement pas pu admirer grand chose…

Tant pis et surtout pas le temps pour les regrets. Je suis reparti aussi vite que je suis arrivé et cette fois, le soleil a enfin réussi à percer les nuages. J’ai vraiment dû faire un effort pour me dominer et regarder un peu le sentier sinon j’aurais sans doute fini étalé par terre. La vue sur l’Eiger, le Mönch et la Jungfrau était véritablement renversante alors que je courais vers le ravitaillement de Bussalp, au km 21.

Une petite section technique de blocs et de pierriers instables a fini de me convaincre de me concentrer sur mes pieds. Nous avons contourné la montagne et attaqué la montée vers le Faulhorn, point culminant du parcours, à quasi 2700 mètres. Je suis toujours le premier surpris de voir à quelle vitesse la course se transforme à mesure qu’on progresse. J’en avais une nouvelle fois la preuve en me hâtant vers le sommet qui marquait aussi la mi-course. Le vent s’est levé et il a commencé à pleuvoir légèrement.

Arrivé en haut, j’ai regardé la montre qui marquait 10 heures. Je me suis hâté d’avaler un bouillon et le sandwich que j’avais préparé avant de quitter l’hôtel. Dans l’effort, les barres et autres aliments sucrés sont vite écoeurants. Quel dommage que les organisateurs fassent si rarement l’effort de préparer autre chose que les sempiternelles bananes, quartiers d’orange, barres énergétiques, carrés de chocolat, coca et boisson isonotonique…

J’ai filé sans demander mon reste avec la Schynige Platte en ligne de mire. Un autre haut-lieu touristique que ce charmant jardin alpin que l’on atteint en montant à bord d’un train d’époque à Interlaken. Mais cette fois, je n’étais pas là pour admirer les fleurs et je commençais à me réjouir de boucler la boucle. Après plusieurs montées-descentes, nous y sommes enfin arrivés. Une mention spéciale tout de même pour le sentier qui semblait à cet endroit suspendu entre terre et ciel, avec une vue plongeante de toute beauté sur le lac de Brienz et ses eaux turquoises, 1500 mètres plus bas.

De là, il n’y avait plus qu’à se laisser descendre. Facile à dire quand on a les jambes entamées par 35 kilomètres de course et près de 3000 mètres de dénivelé positif avalés en moins de 5 heures… Je me suis quand même lancé dans la pente avec l’impression de descendre dans une fournaise à mesure que je perdais de l’altitude. La chaleur et l’humidité rendaient cette dernière partie vraiment éprouvante. Mais le plus dur était à venir.

Si la traversée des pâturages détrempés où le pied s’enfonçait parfois jusqu’à la cheville était pénible, les quelques kilomètres restants à travers la forêt tenaient véritablement du parcours du combattant. Racines, cailloux, tout concourait à faire perdre du temps, obligeant à la plus grande vigilance. J’ai glissé plusieurs fois sans jamais tomber, heureusement. Hormis trois ou quatre coureurs qui m’ont dépassé, j’ai réussi à tenir mon rythme jusqu’à sortir de cet enfer et arriver en un seul morceau à Burglauenen, dernier ravitaillement avant l’arrivée.

Plus écoeuré que jamais, j’ai seulement bu un peu de thé sucré et je suis reparti. J’ai fait les 7 km qui me séparaient de Grindelwald en mode pilote automatique, m’interdisant de marcher malgré la tentation. J’ai dépassé plusieurs coureurs et continué à avancer à un rythme de 12 km/h. A cette allure, les kilomètres défilent rapidement et bientôt, je suis passé sous la barre des 5 puis des 3 kilomètres, une paille.

J’ai passé la station de Grindelwald Terminal et arrêté de courir au pied de la dernière rampe menant de la plaine au village, 200 mètres plus haut. J’ai gravi cette montée en poussant aussi fort que je pouvais sur mes cuisses et recommencé à accélérer à peine j’ai pu. Je me suis retrouvé comme parachuté dans la rue principale, n’en revenant pas d’être enfin de retour. J’ai accéléré autant que mes jambes en feu me le permettaient pour franchir la ligne d’arrivée en 7 heures, 30 minutes et 22 secondes, soit 106e sur les 766 coureurs partis ce matin.

J’étais très heureux de ce temps mais j’étais dans le même temps très fatigué. Je me suis couché un moment sur le bitume chaud, savourant la liberté de pouvoir enfin m’arrêter. J’ai regardé encore mon magnifique trophée, un caillou en guise de médaille qui souligne bien le caractère alpin de cette course. Péniblement, je me suis traîné vers mon hôtel pour prendre une douche. Après un repas sans intérêt pris le regard béatement perdu dans le vide, j’ai repris le train pour Genève où je suis arrivé juste au moment où j’étais pris par les premiers frissons annonciateurs de la dégradation de mon état.

Les trois nuits et les trois jours qui ont suivi ont passé comme dans un mauvais rêve, entre forte fièvre et nausées. Je n’ai quasiment rien pu avaler et perdu beaucoup de mes forces. Je ne saurai jamais ce que j’ai attrapé, même si la fatigue, la déshydratation et le manque de calories absorbées pendant le course ont certainement joué un rôle. Peut-être que j’ai bu une eau infectée par une bactérie, ou alors c’était tout autre chose… En tout cas, je me souviendrai longtemps de cet Eiger Ultra Trail. Même si j’ai toujours tendance à avoir les yeux plus gros que le ventre, je suis bien content que cette année, l’épreuve à laquelle je devais participer, longue de 101 km, a été annulée pour raisons sanitaires…

 

Un marathon pour les beaux yeux du Cervin

C’est la tête encore dans les nuages flottant sur Zermatt que je reviens sur cette première épreuve de la saison. Quel plaisir de vivre à nouveau l’excitation et la joie qui précèdent les compétitions ! Une semaine avant le jour-J, cette tension bien connue des coureurs s’installe. On soigne l’alimentation, on évite l’alcool, on tente de dormir suffisamment… autant d’efforts qui peuvent faire une différence même si la qualité de la préparation reste fondamentale.

Samedi matin, après un petit déjeuner avalé sans appétit, je rejoins les dizaines de coureurs qui montent à bord du train spécial affrété pour les conduire de Zermatt à St-Niklaus. La veille, tous ceux qui n’étaient pas encore vaccinés ont dû se soumettre à un test antigénique dans un hôtel de la station. Les wagons s’ébranlent. Il faut 40 minutes pour gagner ce joli village reconnaissable à sa charmante église à bulbe, où le départ doit être donné d’ici une heure. L’ambiance est bon enfant, des petits groupes discutent et s’échangent des plaisanteries. Une odeur de baume du tigre flotte dans l’air en même temps qu’un sentiment de légèreté délicieux.

Se trouver à nouveau au milieu d’autres sportifs, c’est revenir à ce temps qui semble désormais si loin et où il n’y avait ni barrières ni restrictions.

A St-Niklaus, la foule des coureurs a grossi. Les minutes filent et on ne tarde pas à gagner nos blocs de départ. A 8 h 36, le coup de pistolet met fin à l’attente. Cette fois, c’est parti ! Ne pas démarrer trop vite est la seule consigne que je me suis donnée. Car la course commence véritablement après Zermatt, au km 21. Il s’agit d’y arriver aussi vite que possible mais aussi frais que nécessaire, pour que la suite de l’épreuve ne se transforme pas en calvaire. Les bips de ma montre, qui sonne à chaque kilomètre, rythment les premières minutes de ce marathon au tracé de rêve qui nous permettra de tutoyer bientôt le Cervin.

Après une brève apparition, le soleil s’est retiré derrière les nuages. La température est idéale pour courir. En silence, on longe la Viège, qui nous sert de guide pour remonter cette vallée verdoyante où les paysans sont en train de faire les foins. Devant les hameaux et les villages, on nous applaudit, on agite des cloches, on joue de la musique. Nous passons Randa, puis Täsch. Aux ravitaillements, pas le temps de trainer. Un verre d’eau à moitié bu (l’autre moitié sur le maillot), un morceau de banane et ça repart !

Zermatt se rapproche. Peu après le 19ème kilomètre, la station apparaît enfin au détour du sentier. Intérieurement, je jubile. La première partie est sur le point de se terminer et j’ai réussi à ne pas m’emballer. Je passe la marque du semi en 1 h 55 avec 500 mètres de dénivelé dans les jambes. Il s’agit maintenant d’avaler le plus vite possible les 21 km et les 1500 mètres de D+ restants.

 

 

Dans la Bahnhofstrasse, grosse ambiance ! On est applaudis et encouragés, de quoi faire oublier un petit coup de fatigue passager. A la sortie du village, le Cervin apparaît, drapé dans un voile de brume. Quelle vision ! Beaucoup de sommets de plus de 4000 mètres sont imposants mais celui-ci est vraiment unique, un diamant de roche à plusieurs facettes qui s’élance tout droit vers le ciel.

Quelques kilomètres faciles à plat s’enchaînent avant la montée vers Sunnega. La pente se redresse. Courir devient de plus en plus ardu, mais je m’accroche en repoussant l’envie de marcher. Au ralenti, je continue de dépasser des coureurs qui soufflent et ahanent à mes côtés. C’est ici que commence le combat entre la raison qui me pousse à ralentir et mon esprit qui m’exhorte à trottiner malgré tout.

En guise de récompense, les kilomètres continuent de défiler comme par enchantement. Chaque course est comme un morceau de sucre qu’il s’agit de faire fondre à la force des jambes et de la pensée. Des 42 kilomètres à parcourir au départ il n’en reste plus que 12, puis 10, puis 9… le but se rapproche. Le sentier est plus roulant et j’en profite pour accélérer (un peu) malgré la fatigue.

A Riffelalp, je regarde avec envie les personnes attablées sur la pelouse de l’hôtel qui encouragent les participants en buvant des bières. Surtout que le plus dur est à venir: il reste encore un mur de 400 mètres à gravir avant d’arriver au Riffelberg, mais il en faudrait plus pour me décourager. Je repars après avoir avalé un énième morceau de banane et un peu de coca. Je fantasme à l’idée de manger des röstis dans ma petite gargote habituelle à Zermatt, une fois la course finie.

Hopp, hopp, nous encouragent des spectateurs alors que nous abordons la dernière portion de cette infernale montée. La pente se couche et je recommence à trottiner. Je suis dans les temps pour finir en-dessous de 5 h, un temps qui me paraît plus qu’honorable et que je n’étais pas sûr de pouvoir faire encore ce matin. Je jette mes dernières forces dans les deux kilomètres qui restent. Le ciel qui était déjà bien gris est en train de virer au noir. L’ultime bosse passée, il ne reste plus qu’à se laisser glisser vers le finish que je franchis après exactement 4 h 48 de course !

Je me vois remettre la traditionnelle médaille et un bénévole me propose une couverture de survie brillante pour éviter que je prenne froid en attendant de récupérer mon sac contenant des affaires de rechange. Emballé d’aluminium, je m’échoue comme un naufragé à côté de la gare sur un muret, savourant le plaisir de ne plus devoir avancer. Pour quelques heures, je vais flotter dans ce bonheur indescriptible suivant l’arrivée, dans un temps suspendu où je serai délivré de toute obligation et où chaque instant d’immobilité sera comme un bonheur fugace qu’il faudra s’empresser de savourer avant que la magie ne cesse d’opérer.

Le covid est derrière, la prochaine course devant

J’ai enfin un dossard pour une course ! Ce samedi, je vais participer au Marathon de Zermatt, ma première compétition depuis l’automne 2019 et une saison qui s’était terminée en beauté avec l’UTMB, il y a exactement 639 jours, dixit Google à qui j’ai posé la question.

Après plusieurs années passées à enchaîner les trails dans les Alpes et ailleurs, j’ai eu envie de changement. J’ai passé l’essentiel de ces 639 jours à courir sur route, dans le but de passer en-dessous de la barre mythique des 3 heures au marathon. Mais le covid est passé par là et en 2020, toutes les courses ont été annulées. Toujours très motivé, j’ai reporté mon projet à l’année suivante, en continuant de m’entraîner plus sérieusement que jamais.

Mais en mars 2021, quand les stades ont enfin rouvert leurs portes et que la possibilité de s’entraîner correctement sur piste pour faire du fractionné est revenue, j’ai eu un moment d’hésitation. Tout à coup, ça ne me disait plus rien. J’ai laissé passer une semaine, un mois puis deux, en ne faisant que des sorties épisodiques, généralement en montagne. J’avais besoin de faire cette pause pour retrouver l’envie de courir après autre chose.

J’ai repris d’instinct le chemin du Salève. J’ai refait les sentiers déjà parcourus des centaines de fois mais aussi d’autres, plus à l’écart, qui permettent d’éviter facilement la foule. Les premières semaines, j’ai eu des courbatures terribles, mes jambes et surtout mes quadriceps ayant complètement perdu l’habitude de l’effort dans les montées et surtout dans les descentes.

Après ce temps de transition, j’avais l’impression d’être de nouveau chez moi, un peu comme quand, après une longue période, on retrouve une maison où on a vécu et où on s’est senti toujours senti bien. J’ai vite retrouvé le goût des longues sorties dans la nature et de la sensation particulière qui suit les efforts d’endurance. Et assez rapidement, l’envie de compétition s’est fait sentir.

Cela tombait bien puisque les organisateurs du marathon de Zermatt avaient gardé au chaud mon dossard 2020 que je n’avais pas pu porter, la faute au covid. Cette année, tous les signaux sont au vert et je suis dans les starting blocks. La course débute samedi 3 juillet à 8 h 30, à Saint-Niklaus. Les 20 premiers kilomètres mènent à Zermatt en longeant le verdoyant Vispertal. On passe la marque du semi-marathon devant la gare de la célèbre station valaisanne. C’est là que les choses sérieuses commencent véritablement.

Dès la sortie de Zermatt, la pente s’incline davantage et c’est sur une route de montagne qu’on arrive jusqu’à Sunnegga. Après Gant et en empruntant un sentier presque plat, on atteint ensuite Riffelalp, à 2222 m d’altitude. Il faut encore avaler 400 m de dénivelé supplémentaire sur les derniers kilomètres avant de franchir la ligne d’arrivée au Riffelberg, sur le Gornergrat, à 2585 m.

J’ai déjà participé à cette course en 2009. C’était un de mes premiers trails et je me souviens avoir boité non stop de Zermatt jusqu’au finish, sur 21 kilomètres. Douze ans après cet exploit stupide dont j’étais alors très fier, je serai sur la même ligne de départ. Hormis le Tor des Géants, je n’ai jamais refait deux fois la même course. Ce sera donc une nouvelle expérience que je me réjouis déjà de partager avec vous dans quelques jours !

 

Le plaisir de courir avec la tête

Hier, c’était échauffement 2-3k + 8 x 300m en 60”, r 100 en 45” + retour au calme 2-3k. Après demain, ce sera plus long et plus dur: 3 x 8k vitesse marathon, récup 3′ + retour au calme 3k en EB. Voilà mon quotidien depuis deux mois: déchiffrer, quatre fois par semaine, les instructions du coach sportif Olivier Baldacchino.

En décembre, je suis allé voir ce pro de la course à pied pour lui demander de me préparer un plan d’entraînement personnalisé, adapté à mon prochain objectif: courir le marathon de Genève en moins de 3 heures. A la maison, sur la porte d’un placard, j’ai affiché une impression A3 de son programme intensif de 22 semaines, qui comprend exactement 75 entraînements.

J’en suis à 51, soit les deux tiers du chemin. Pour le moment – je touche du bois -, je ne me suis pas blessé et je progresse de mois en mois – même si courir à 14 km/h pendant 3 heures est encore hors de ma portée. Olivier Baldacchino, qui accompagne entre autres coureurs le Genevois Tadesse Abraham, le meilleur marathonien du pays, y croit. Moi aussi.

Le plus surprenant dans toute cette aventure est de voir à quel point on peut prendre goût à un programme aussi rigide. Moi l’hédoniste qui vante à qui veut bien m’écouter les vertus de la course à pied pour le plaisir comme premier moteur, je me retrouve à tourner plusieurs fois par semaine au stade comme un hamster dans sa cage. Que m’est-il donc arrivé?

Comme beaucoup de défis, celui-ci est né d’une bête conversation. J’entends encore mon ami Marco me lancer, tandis qu’on papotait en redescendant une énième fois du Salève: “C’est impossible qu’on arrive pas à passer en-dessous des 3 heures au marathon si on s’entraîne sérieusement.” Il n’a pas fallu longtemps pour qu’on se tape dans la main: “Chiche, on fait ça?”.

Quelques semaines plus tard, on suait sur un tapis de course, un masque à oxygène sur le visage. Suivant sur un écran la réponse de notre organisme à l’augmentation progressive de la cadence, de 10 à 18 km/h, Olivier Baldacchino nous a fait passer un test d’ergospirométrie pour définir avec précision notre potentiel en endurance, estimer nos performances et optimiser la planification de l’entraînement en définissant pour cela des zones d’intensité en fonction des différents seuils et les temps de maintien dans ces mêmes zones.

Comme un cadeau de Noël un peu empoisonné, on a reçu par mail notre plan d’entraînement, que l’on suit religieusement depuis. Finies les sorties au Salève, bonjour les séances sur piste. Au début, comme un cheval que l’on débourre, je me suis cabré devant cette routine millimétrée. Mais au fil des jours et des semaines, j’en suis venu à me réjouir à l’idée de reprendre le chemin du stade.

La cendrée est mon nouveau terrain de jeu. Qu’il fasse beau, qu’il pleuve ou qu’il vente, je viens y faire mes tours. Je ne tiens pas le compte, mais l’unité de mesure est la centaine. Conséquent, l’effort à fournir me force à me concentrer sur ma foulée, ma respiration, ma gestuelle. Dès que mes pensées commencent à divaguer, le chrono le relève.

J’aime être obligé de penser au fait que je suis en train de courir et à rien d’autre. C’est l’instant présent puissance 10. En manque d’oxygène, mon cerveau se replie sur l’essentiel: faire au mieux de mes capacités du jour, que ce soit sur 100, 300 ou 5000 mètres.

De l’extérieur, je conçois que cela paraît (très) ennuyeux. Pourtant, s’entraîner de cette façon est passionnant. Tour à tour, on travaille l’endurance ou la vitesse, voire la combinaison des deux… Dans cette approche, chaque séance est utile.

Accepter la routine et la souffrance induit une progression quasi mathématique. C’est physique autant que cérébral. Une jolie manière de rappeler qu’on peut trouver de la poésie en toutes choses, dans les battements du coeur comme au passage des minutes et des secondes qui s’égrènent. En attendant un nouveau tour de piste.

Des milliers de kilomètres de souvenirs

A la maison, dans une boîte en carton, j’ai gardé la plupart de mes dossards et médailles. En plus de dix ans de course à pied, j’ai eu l’occasion de m’essayer à pratiquement toutes les distances. J’ai participé à des courses de quartier, à des courses populaires, à des kilomètres verticaux, à des semis, à des marathons, à des ironman et à des trails.

Sierre-Zinal a été un de mes premiers défis. C’était en 2008. J’ai pris le départ sans aucun entraînement excepté quelques tours sur plat de 10 à 15 km dans la campagne genevoise. A l’époque, je n’avais aucune idée de ce que signifiait courir en montagne pendant des heures. Il faut dire qu’il n’y avait pas le même battage autour de cette discipline. La carrière de Kilian Jornet ne faisait que débuter. Personne ne connaissait son nom. Les réseaux sociaux étaient balbutiants, le trail running pas encore un phénomène mondial.

Inscrit dans la catégorie touriste, je me rappelle encore le départ à 4 h du matin après une mauvaise nuit. Les premiers embouteillages, puis cette montée terrible qui ne laisse aucun répit jusqu’à Chandolin. Le lever de soleil sur la couronne de Zinal. Le besoin pressant de me soulager 20 mètres au-dessus du sentier en regardant passer les coureurs après un mélange bouillon-coca-café mal digéré. La peur de me casser la figure dans la descente, exercice que je ne maîtrisais pas du tout. Et enfin l’arrivée, sous les applaudissements tonitruants d’une foule chaleureuse et survoltée.

Un an plus tard, en 2009, j’ai couru, ou plutôt boîté, le marathon de Zermatt. Toujours aussi mal préparé, j’ai ressenti une vive douleur au genou bien avant le 20ème. Cela ne m’a pas empêché de claudiquer les 20 km restants jusqu’à la ligne d’arrivée que j’ai franchi moins de dix minutes avant le temps limite. Je n’aurais jeté l’éponge pour rien au monde. Ce n’était bien sûr pas sérieux du tout, mais ce souvenir me fait encore sourire aujourd’hui.

 

 

Je continue de farfouiller dans la boîte à souvenirs. Le dossard de mon premier marathon, celui d’Amsterdam, fait surface. En 2013, après un accident de ski qui m’a obligé à suivre une longue rééducation de l’épaule, j’ai cherché un objectif qui m’aiderait à oublier que je ne pourrais pas refaire de l’alpinisme de sitôt. Je suis allé voir un coach qui m’a fait courir sur un tapis, un masque à oxygène sur la figure. Il m’a donné un plan avec le menu de mes séances hebdomadaires, que j’ai suivi religieusement.

L’entraîneur a su prédire mon temps à la minute. J’ai fait 3 h 45 à mon premier marathon, presque 25 minutes de moins au deuxième et puis j’en ai eu assez de suivre une routine aussi précise. Par la suite, j’ai participé à plusieurs autres marathons pour le plaisir – en décidant le plus souvent de m’inscrire à la dernière minute -, mais je ne me suis plus astreint à une préparation spécifique.

J’ai entendu parler du format Ironman en rencontrant des triathlètes: 3,8 km de natation, 180 km à vélo, 42 km de course. Le défi semblait taillé sur mesure pour moi qui ai toujours eu les yeux plus gros que le ventre. Cet enchaînement XXL me semblait aussi la promesse de belles découvertes, à condition de combiner la compétition et le voyage. Un ami m’a présenté un amateur qui s’entraînait comme un pro et qui avait décroché une place aux championnats du monde de Kona à Hawai.

C’est lui qui m’a expliqué les bases et prêté une combinaison de natation (je lui ai fait la promesse – trahie quelques semaines plus tard – de ne pas faire pipi dedans) et souhaité bonne chance. Pour une fois, j’ai pris le défi au sérieux. Je me suis entraîné jusqu’à cinq à six fois par semaine, entre la piscine (deux à trois fois par semaine), le vélo (une fois au minimum, avec de longues séances de home trainer – mon record est de six heures!) et la course (une à deux fois aussi).

 

 

Quelques mois plus tard, je me suis retrouvé sur une plage de Lanzarote avec des centaines d’autres triathlètes affûtés comme des machines. L’expérience a été incroyable, que ce soit de nager pour la première fois aussi longtemps dans l’océan que de pédaler à travers cette île volcanique aux paysages magnifiques. J’ai terminé l’épreuve en enchaînant 4 boucles de 10 km en courant sous un soleil brûlant. J’étais dans les temps. J’ai franchi la ligne d’arrivée dans un élan de joie qui a duré bien plus longtemps que les courbatures qui m’ont empêché de dormir pendant près de deux jours.

J’ai ensuite sérieusement amorcé un virage vers les courses de montagne. Après un dernier Ironman mémorable dans les Alpes (le Swissman), j’ai enchaîné les épreuves et les voyages, en privilégiant à chaque fois la beauté des parcours. Les trails les plus marquants? La Transvulcania, à La Palma, aux Canaries, confirmation après Lanzarote que cet archipel se prêtait à merveille aux explorations sportives.

Il y a bien sûr aussi le Lavaredo Ultra Trail, pour ses montagnes incroyables autour desquelles on navigue les yeux toujours emplis d’émerveillement. Le Tenerife Blue Trail, qui passe par le sommet du Teide, un volcan culminant à plus de 3800 mètres d’altitude. Le Gran Trail Courmayeur, qui fait le tour des vals Veni et Ferret, que j’ai parcouru dans tous les sens et où je suis comme chez moi.

 

 

Je tombe sur le premier de mes trois dossards du Tor des Géants. J’ai entendu parler de cette course d’ultra endurance sur le tard, mais j’ai vite eu le sentiment que c’était le nouveau défi vers lequel il fallait que je me tourne. A ma première participation, j’ai échoué au 280ème kilomètre. Le genou gros comme un melon, je suis allé voir un médecin qui m’a conseillé de m’arrêter. L’arrivée n’était plus qu’à 50 kilomètres…

Je suis rentré empli d’une inexplicable nostalgie. Pendant ces cinq jours à travers les montagnes du val d’Aoste, j’avais vécu des émotions tellement fortes que le retour à la vie normale m’a paru fade et sans intérêt. Ce spleen a duré pendant de longues semaines voire des mois. L’année suivante, j’étais à nouveau sur la ligne de départ. Mais je ne m’étais pas assez entraîné et au 220ème j’ai jeté l’éponge à cause d’une double tendinite aux tibias. Mais comme on dit, jamais deux sans trois: en 2018, pour la troisième année consécutive, je repartais pour le grand voyage.

La troisième tentative a été la bonne. Franchir la ligne d’arrivée a brisé le cercle de l’insuccès. Même si j’ai plusieurs fois hésité à le faire, je ne me suis pas réinscrit au Tor en 2019, entre autres parce que j’ai eu la chance de décrocher un dossard pour l‘UTMB, autre course mythique. Contrairement à ce que j’imaginais, l’épreuve ne m’a pas semblé si difficile. Il faut dire qu’après avoir passé sept jours et six nuits dans la montagne pendant le Tor, on est vacciné à vie contre à peu près n’importe quoi.

 

 

Et maintenant? En buvant un café, je feuillette quelques uns des livres de ma bibliothèque qui présentent les plus belles courses du monde. Il y a quelques années, je me serais précipité sur mon ordinateur pour m’inscrire à l’une d’elles. Si je suis moins impulsif, je ne suis pas blasé du tout, bien au contraire. J’aime plus que jamais la course, autant pour le plaisir qu’elle me procure à chaque sortie que pour tout ce que cette pratique m’a apporté. Il est temps de ranger la boîte. Je remets un à un les dossards à l’intérieur. D’autres les rejoindront bientôt. Tous racontent une histoire, la mienne, celle d’un modeste amateur pour qui courir c’est continuer de rêver.

L’UTMB, version longue et bonus *

* Ce billet de blog est une version mise à jour et complétée du récit de ma participation à l’UTMB paru dans le Temps du 2 septembre.

«On dit mariage pluvieux, mariage heureux, c’est un signe que la course va bien se passer», plaisante le speaker alors qu’une grosse averse s’abat sur les centaines de coureurs déjà rassemblés sur la place du Triangle de l’Amitié, à Chamonix. Pas de chance. L’application Météo France, que j’ai consulté une bonne demi-douzaine de fois depuis ce matin, ne prévoyait pourtant pas de précipitations. Chacun tire du sac sa gore-tex, pièce maîtresse de l’équipement obligatoire dûment vérifié par les organisateurs à la remise des dossards.

Même si l’imperméabilité de la mienne laisse à désirer, ce n’est pas tant la météo qui me pose un problème à cet instant mais plutôt un besoin pressant de faire pipi qui m’empêche de penser à quoi que ce soit d’autre. La foule est trop dense, je suis coincé. Enhardi par l’urgence de la situation, je m’accroupis pour attraper une bouteille vide entre les jambes du coureur chinois qui se trouve juste devant moi. Je me remets debout, bricole un urinoir de poche dans mon short et me soulage en riant intérieurement de ce début de course. On est de toute façon partis pour la guerre, alors…

Chair de poule sous la gore-tex

De la brume émergent les cimes des aiguilles de Chamonix. Le Mont-Blanc se dévoile, seigneurial. J’ai quarante-six heures et trente minutes au maximum pour en faire le tour. A 18 heures, Conquest of Paradise de Vangelis, diffusé à plein volume, sonne le départ. Dans mes écouteurs, la musique électronique est encore plus forte. Je sens comme une décharge d’adrénaline couler dans mes veines alors que je m’élance dans cette nouvelle aventure qui s’annonce épique. Des centaines de spectateurs nous applaudissent et nous encouragent. Je profite des premiers kilomètres sur le bitume pour dépasser autant que je peux et éviter les embouteillages qui ne manqueront pas de se former plus loin.

Après Les Houches, le béton cède la place au gravier. Le ciel gronde pendant qu’on monte en bataillon rangé vers le col de Voza. A trois mètres au plus du chemin, un coureur s’essuie les fesses avec des touffes d’herbe sèche. On peine à ne pas pouffer de rire. Une lueur rose orangée baigne le paysage d’une beauté surnaturelle. Beaucoup de participants n’ont jamais vu le plus haut sommet d’Europe. J’essaie de me mettre à la place des Chinois, la cinquième nation représentée cette année avec presque 400 coureurs. Que se disent-ils? Que pensent-ils de cette nature dont la beauté me transporte?

Si l’ambiance à Chamonix était folle, à Saint-Gervais on est proche du délire. Toute la population semble être descendue dans la rue pour nous encourager. Sur les terrasses des cafés, les clients lèvent leur verre à notre santé en nous criant bonne chance. Je pense à la traditionnelle bière de l’arrivée, mais 150 kilomètres m’en séparent encore. Je repars du ravitaillement avec un gobelet de bouillon brûlant dans la main, du fromage et du saucisson dans l’autre. Dans les courses de longue distance, rien de tel que la vraie nourriture. A mon goût, les barres, gels et autres aliments sucrés sont trop  écœurants. Sauf fringale de degré 5, je n’y touche pas.

La pente se redresse à l’approche du col du Bonhomme qu’on passe après 1 heure du matin. Je suis déjà venu me balader par ici, mais c’était il y a longtemps. Le paysage, pour ce que j’en distingue à la lueur de ma lampe, est rocheux et sauvage. A part les lumières de nos frontales qui dansent dans l’obscurité, tout est calme, immobile. Neuf cents mètres plus bas, le village des Chapieux ne dort pas. Musique techno, vuvuzelas, grosse ambiance. On repart à bloc pour l’ultime montée de cette première nuit, le col de la Seigne. Derrière, c’est l’Italie! L’envie de faire un somme me fait ralentir, mais je ne veux pas m’arrêter. Ici et là, des coureurs se sont étendus par terre pour quelques minutes de repos. J’ai faim mais hélas pas grand-chose à manger dans mon sac. Je m’accroche en pensant que le jour ne va plus tarder.

Un orage qui coûte 400 places

A 5h30, je vois enfin briller le feu de camp allumé au col. Le ciel a encore la couleur de l’encre, mais on devine la silhouette de l’Aiguille Noire de Peuterey qui se découpe sur ce fond bleu nuit. Dans la montée au col des Pyramides calcaires, qu’on enchaîne sans transition, je rêve debout, à moins que je ne marche en dormant. Décidément, pas de répit sur cet UTMB. L’aube naissante me tire heureusement de cet état de torpeur. Et puis c’est tellement beau! Au ravitaillement du lac de Combal, les traits sont tirés. Dans un coin, un coureur vomit en silence son bouillon.

En arrivant à Courmayeur, au kilomètre 81, je sais que beaucoup de difficultés sont derrière moi. Je me dirige vers l’espace de repos pour vingt minutes d’une sieste réparatrice. Encore un peu endormi, je remets de l’ordre dans mon sac et repars. J’achète un peu de focaccia et un thé glacé dans une épicerie, que je savoure en marchant. Pour l’avoir parcouru dans tous les sens, notamment sur d’autres courses, je connais bien la suite de l’itinéraire qui remonte en balcon tout le val Ferret italien. Ce versant du Mont-Blanc est très sauvage, avec ses glaciers suspendus et des vues inhabituelles sur l’envers des sommets mythiques du massif.

Dans le ciel, les cumulus commencent à bourgeonner de façon inquiétante. Des orages violents sont annoncés. Je me hâte autant que je peux, profitant des rares sections qui ne sont pas trop pentues pour trottiner jusqu’à Arnouvaz, où débute la montée vers le grand col Ferret, porte d’entrée vers la Suisse. Quelques gouttes commencent à tomber alors que j’attaque la descente vers La Fouly. D’abord timides, elles se changent en grêlons juste au moment où j’arrive à l’alpage de la Peule, tenu par des amis. Je préfère attendre à l’abri que ça se calme, et tant pis pour le classement – je verrai plus tard que ces deux heures de pause imprévue m’ont fait reculer de 400 places. Il faut dire que j’ai fait deux siestes et mangé une énorme croûte au fromage, la meilleure de toute ma vie.

Trop fatigué pour dormir

Calé par cette nourriture réconfortante, je dépasse le ravitaillement de la Fouly sans m’arrêter. L’envie de dormir revient plus forte que jamais dans la montée vers Champex. Je m’allonge plusieurs fois dans la forêt, mais je suis trop fatigué pour sombrer. Au-dessus de moi, le ciel est constellé d’étoiles. J’admire le spectacle enveloppé d’un silence magique. C’est souvent dans ces moments qu’on se demande: pourquoi? Les réponses varient selon les jours, l’humeur, le nombre de kilomètres dans les jambes, l’état de fatigue… Mais une chose est sûre: si ces courses n’étaient pas aussi longues et aussi difficiles, ce ne serait pas pareil. Pour moi, un ultra est un voyage qui condense d’une manière unique beaucoup de choses importantes à mes yeux: la montagne, l’effort, le partage, l’émotion.

Sur le moment, je me dis surtout que cette deuxième nuit sans sommeil est difficile. Mais le but se rapproche. Il manque 35 kilomètres maintenant, moins d’un marathon! Loin de me décourager, cette pensée me redonne de l’énergie. De la même manière que toutes les choses, agréables ou non, passent, l’aube naissante gomme l’obscurité. Comme par enchantement, il fait à nouveau jour. C’est une petite résurrection comme on en connaît parfois au long des courses.

La dernière montée vers la Flégère est coriace. A force de s’entendre répéter au bord du chemin: «Vous êtes bientôt à Chamonix», je sais que je vais finir par y arriver, même si cette perspective a encore un petit quelque chose d’irréel. Sur le sentier, il y a de plus en plus de monde. Encouragé par la perspective de finir, j’allonge la foulée pour faire fondre un peu plus vite les derniers kilomètres.

Longeant l’Arve, je dépasse le gymnase où j’ai retiré mon dossard 48 heures plus tôt. J’accélère encore dans la rue qui mène vers le finish. Ma femme et mes enfants m’attendent, de chers amis sont aussi là. L’aîné de mes fils à mes côtés, je parcours les derniers mètres en poussant le landau du petit dernier qui dort, indifférent à la musique et aux hurlements du speaker. Quelle scène surréaliste! Je vois des visages souriants, j’entends crier mon prénom, encore des applaudissements. Je franchis la ligne d’arrivée avec un temps de 44 heures et 25 minutes qui m’importe peu. La satisfaction que je ressens est au-delà du classement et des mots. Je suis sur un nuage. Et puis je vais enfin avoir droit à ma bière.

Dans la tête d’un coureur à cinq jours de l’UTMB

Les jours qui précèdent les courses sont toujours particuliers. Un peu comme avant de partir en vacances, mais en pire. Mille choses à faire à la dernière minute s’ajoutent au stress habituel d’un quotidien surchargé où, comme tout le monde, je jongle du mieux que je peux entre obligations professionnelles et vie familiale, le tout saupoudré d’un mélange d’euphorie et d’appréhension. Cette fois, c’est encore plus palpable, parce que je vais participer à l’UTMB et que cette boucle autour du plus haut sommet d’Europe est mythique.

 

Je ne me voile pas la face: je ne me suis pas assez entraîné pour m’attaquer sereinement à un morceau pareil. Cette année a été intense à tous points de vue et comme je l’ai déjà écrit dans ce blog à plusieurs reprises, je n’ai pas réussi à m’installer dans une routine d’entraînement régulière. J’ai fait entre deux et trois sorties hebdomadaires les semaines où j’étais le plus assidu, mais sur des distances qui excédaient rarement 20 km.

Sachant que l’UTMB, c’est 170 km pour 10’000 mètres de dénivelé, c’est plutôt léger. Je compte sur l’élan que me donnera le plaisir de participer à cette grande aventure pour compenser la forme que je n’ai pas. Et puis, soyons honnêtes, je suis souvent du côté des canards boiteux pour ce qui est de se préparer correctement, donc pas de panique.

Si mon entraînement insuffisant ne m’inquiète pas plus que ça, le travail c’est autre chose. Je passe en revue toutes les tâches urgentes à faire dans la semaine avant de pouvoir boucler mon sac à toute vitesse vendredi midi et partir pour Chamonix. Comment je vais y arriver? C’est encore un mystère. J’essaie de me rassurer en me disant que ça se passera aussi bien que les autres fois. Sûrement, oui, à condition de ne pas trop penser au retour au bureau lundi, après 48 heures sans dormir…

Le départ de la course aura lieu vendredi 29 août à 18 heures, sur la place du Triangle de l’Amitié, d’où je me suis élancé il y a deux mois pour les 90 km du Marathon du Mont-Blanc. En début d’après-midi, je vais faire la queue avec des centaines d’autres coureurs pour récupérer mon précieux dossard et présenter le matériel obligatoire, dans un Chamonix transformé en capitale assiégée du trail. Je vais essayer de ne pas attendre jeudi soir – ça sent déjà le vœu pieux! – pour sortir de mes armoires les indispensables que chaque participant doit avoir dans son sac pour cette longue virée en semi-autonomie dans les montagnes.

Le temps maximum pour boucler l’épreuve est de 46 heures 30. Pour être finisher, il faut être de retour à Chamonix dimanche avant 16 h 30. Je n’ai pas encore fait mes calculs mais il est évident que comme le gros du peloton, je passerai deux nuits d’affilée sur les sentiers. L’expérience du Tor des Géants me sera bien utile pour gérer la fatigue et le manque de sommeil durant la course. Je ne me fais pas trop de souci pour ça. En revanche, la météo, c’est autre chose. Pour le moment, MétéoFrance annonce du soleil toute la semaine jusqu’à jeudi et dès vendredi… des averses orageuses.

Soyons philosophes, inutile de s’inquiéter pour ce qu’on ne peut pas maîtriser. Hier, j’ai fait une petite sortie sur les crêtes de La Clusaz pour évacuer un peu de la pression qui commençait à s’accumuler dans ma tête. La semaine peut commencer, je suis d’attaque. D’ici quelques jours, je vous raconterai la suite de l’aventure. UTMB à nous deux, jour J-5!

 

Un nouveau challenge se profile: l’UTMB!

“BONJOUR ALEXANDER, NOUS VOUS CONFIRMONS L’ATTRIBUTION DE VOTRE DOSSARD POUR L’UTMB”. Les yeux écarquillés, j’ai lu et relu plusieurs fois la première ligne du mail validant ma demande d’accréditation pour l’une des courses les plus mythiques du monde, en août 2019: l’Ultra Trail du Mont-Blanc.

En hibernation sportive depuis la fin du Tor des Géants, je savais que tôt ou tard l’envie de courir reviendrait. Mais là, en l’espace de quelques secondes, je suis passé du mode veille à full power. Comment aurait-il pu en être autrement avec un tel objectif soudainement en ligne de mire? Pour ceux qui ne connaissent pas encore ce monument de la course de montagne, l’UTMB c’est une boucle de 171 km autour du Mont-Blanc, à cheval sur trois pays. Elle fait rêver autant les amateurs que les professionnels, qui se livrent chaque année des batailles épiques pour remporter la victoire et entrer dans la légende.

 

 

Le tracé est évident et parfait. Au départ de Chamonix, on file sur les Houches, Saint-Gervais, Les Contamines-Montjoie, Les Chapieux puis, via le col de la Seigne, on passe la frontière italienne. Après la descente intégrale du grandiose Val Veny, qui offre des vues à couper le souffle sur le versant italien du massif, on entre dans Courmayeur. De là, on remonte le Val Ferret, somptueux aussi, jusqu’au Grand Col Ferret qui marque la frontière avec la Suisse. Côté valaisan, on passe par la Fouly, Champex-Lac, puis Trient. Après une dernière montée au Catogne, on entre en France pour la dernière ligne droite. Temps limite: 46 h 30, quand il faut à des randonneurs normalement entraînés 7 jours pour parcourir cet itinéraire.

Mais si la course est ardue, l’obtention d’un dossard l’est tout autant. Tout d’abord, il faut avoir glané 15 points ITRA au cours des deux années précédant l’épreuve. Cela équivaut à devoir terminer avec succès 3 trails de plus de 100 km. Ayant fait une bonne saison 2018 et emmagasiné assez de points, je me suis donc inscrit fin 2018 au tirage au sort officiel. L’affluence a été exceptionnelle sur cette édition 2019 et sur 7861 prétendants, seuls 2300 coureurs ont été retenus. N’en faisant pas partie, j’ai décidé de tenter ma chance par la voie presse, en proposant une série de reportages à paraître dans différents titres ainsi qu’un compte rendu régulier de la préparation sur ce blog. Oui, je sais, les journalistes sont des privilégiés…

Je vais donc partager avec vous les grands moments de cette préparation qui débute tout juste et je m’en réjouis. La course est dans 5 mois, largement de quoi se remettre en forme. Ayant moins de temps à consacrer à l’entraînement cette année pour des raisons aussi bien familiales que professionnelles, je vais devoir être efficace et miser sur la qualité de l’entraînement plus que sur la quantité. Ce sera l’occasion de tester de nouvelles approches, dont le vélo de route, et peut-être que pour la première fois de ma vie, je ferai sérieusement du gainage, mon cauchemar… mais c’est une autre histoire!

 

 

 

Attention à ne pas jeter l’éponge trop vite

Il y a deux semaines, j’ai participé au Gran Trail Courmayeur, une épreuve de 105 km pour 7000 mètres de dénivelé positif. La météo annonçait un grand soleil pour la première partie du weekend et c’est donc avec un matériel obligatoire minimaliste que je me suis aligné au départ à 7 heures, le samedi 14 juillet. Le début de course s’est bien passé et j’ai pu faire les premières dizaines de kilomètres en me maintenant sans trop de difficulté aux abords de la quarantième place. Jusque là, tout allait bien.

A peu près tous les organisateurs présentent leur événement comme “Le plus beau”, “Le plus sauvage”, “Le plus dur”, etc. Le Gran Trail ne déroge pas à la règle, mais contrairement à bien des compétitions, tous ces superlatifs correspondent à la réalité. Pour commencer, le parcours est vraiment somptueux. On traverse d’abord le vallon de la Thuile puis tout le Val Veny, en passant par plusieurs cols très peu fréquentés. Longeant le fil d’arêtes aériennes, on accède à des belvédères offrant des vues renversantes sur le versant italien de la chaîne du Mont-Blanc.

Malheureusement, nous n’avons pas pu profiter longtemps de ce décor de carte postale. Très vite, le ciel s’est obscurci et des nuages de mauvais augure se sont amoncelés dans le ciel. Les premières gouttes ont commencé à tomber en début d’après-midi, sous le col de Youlaz. Le vent s’est levé, la pluie a forci et bientôt le ciel s’est empli de grondements menaçants. J’ai continué ma progression trempé, le moral dans mes chaussettes humides. Vers le milieu d’après-midi, il y a bien eu une accalmie, mais elle a été de courte durée.

Un autre orage s’est abattu sur la vallée en début de soirée, juste au moment où je pointais au contrôle de Dolonne, au 75e kilomètre. Après avoir mangé un copieux plat de pâtes et repris des forces, j’ai commencé à douter. Comment allais-je survivre aux trente prochains kilomètres sans vêtements de pluie sérieux ? Le ciel continuait d’être zébré d’éclairs et à mesure que passaient les minutes, je sentais s’envoler ma motivation. Pourtant, autour de moi, d’autres coureurs repartaient dans la nuit, indifférents à ces conditions dantesques.

Dans ma tête, une petite voix continuait de me répéter que je n’étais pas suffisamment équipé pour une nuit en montagne. Parfaitement d’accord avec ce constat, je ne me voyais pas continuer. D’un autre côté, je savais pour l’avoir déjà vécu qu’un abandon n’était pas sans conséquences. Dans le cas où c’est à cause d’une douleur ou d’une blessure, cela peut-être un soulagement de s’arrêter. Mais après quelques heures de repos, le doute revient comme un boomerang. Est-ce que c’était vraiment justifié? N’aurait-il pas quand même fallu pousser encore, quitte à finir vraiment blessé?

Sur le moment, c’est difficile de faire la part des choses. Après 75, 100 ou 200 kilomètres de course, on n’est plus en état de raisonner avec logique. N’importe quelle personne censée dirait que quand on n’en peut plus, il faut abandonner. Mais les courses de longue distance comportent une part d’irrationnel qui fait qu’on ne peut pas penser comme dans la vie de tous les jours. Parfois, après des passages à vide qui paraissent interminables, on revient à la vie. Littéralement.

J’avais l’impression de m’engluer et je sentais que plus j’attendais, plus j’aurais de la peine à repartir. C’est justement à ce moment que mon ami Franco, responsable de la communication de la course, est passé me demander quand je comptais y aller. Je lui ai répondu que j’envisageais presque de jeter l’éponge, n’ayant pas d’habits chauds pour affronter le mauvais temps dans la montagne. Il m’a répondu avec son sens de l’humour habituel: “Tu ne vas quand même pas te laisser abattre par deux gouttes de pluie?” Alors que l’averse redoublait, il a corrigé: “D’accord, trois gouttes!” Puis, spontanément, il a enlevé la polaire qu’il portait et me l’a tendue. “Tu la veux? Prends-la!”

Je n’avais plus d’excuse. Je me suis levé d’un bond, j’ai fait mon sac, rempli mes gourdes, et je suis reparti le moral gonflé à bloc, alors que quelques minutes plus tôt, j’étais quasi certain de ne pas finir la course. Etant sorti du top 50 après cette longue interruption, j’ai effectué sans me presser les trente derniers kilomètres, m’accordant même le luxe d’une sieste de 45 minutes sur un banc, à un ravitaillement. Emmitouflé dans la polaire de Franco, je n’avais plus peur de rien.

Le jour s’est levé lentement et avec lui j’ai pu admirer le Mont-Blanc paré de lueurs roses. Les montées et descentes interminables de la fin de course ont laissé la place à un sentier filant droit vers le centre de Courmayeur. J’ai atteint les premières maisons du village puis, au bout d’un virage, j’ai aperçu le clocher de l’église. J’étais arrivé.

J’ai été submergé par une immense émotion. On est toujours heureux de finir des courses aussi longues. Mais après avoir repassé des dizaines de fois dans ma tête ce moment où j’avais tellement envie d’abandonner, passer la ligne d’arrivée avait une saveur particulière. En regardant vers le ciel parfaitement bleu, j’ai réalisé à quel point je me serais mordu les doigts d’avoir jeté l’éponge. J’espère ne jamais oublier cette leçon: il faut faire très attention de ne pas abandonner trop vite.

A saute-volcan sur l’île de Tenerife

Me voilà de retour sur terre, quatre jours après avoir terminé le Tenerife Bluetrail, un ultra de 102 km pour 6400 mètres de dénivelé positif. C’est drôle comme la mémoire fonctionne. J’ai presque l’impression aujourd’hui que ces 19 heures et trois minutes de montées, de descentes, d’exaltation, de fatigue, de chaleur et de visions n’ont jamais existé.

Sur la ligne de départ, donné vendredi 8 juin à 23 h 30 sur la plage de Fanabe, on était près de 400. Il y avait surtout des Espagnols, pour la plupart membres de clubs locaux. Pas de star internationale, mais des coureurs capables de couvrir cette distance à un train d’enfer. Réputé autant pour sa difficulté que pour sa beauté, cet ultra n’attire paradoxalement pas encore les foules. Le parcours traverse l’île du sud au nord, en passant par le sommet du Teide, un volcan qui a donné son nom à un site naturel exceptionnel inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Parti dans le groupe des cent premiers, je suis vite rentré dans le rythme de la course. On a laissé derrière nous cette partie très touristique de l’île pour gagner les contreforts des montagnes. 102 kilomètres, c’est une distance impressionnante mais qui fond comme un morceau de sucre dans une tasse de café. Après 7 ou 8 km au pas de charge, il n’en restait déjà plus que 90 et des poussières.

Venga, chicos, animo!

Passé le premier ravitaillement, je me suis accroché à un groupe d’Espagnols que j’ai suivi durant près de deux heures dans un silence seulement troublé par les “Venga, chicos, animo!” échangés par les coureurs se croisant ou se dépassant dans l’obscurité. Il y a des moments, surtout la nuit, où l’on est littéralement hypnotisé par de petits détails, comme la couleur des chaussettes de celui qui vous précède, la façon dont il pose les pieds ou encore la manière avec laquelle il s’appuie sur ses bâtons pour progresser. Sans presque m’en rendre compte, j’ai passé le cap du 20è puis du 30è kilomètre.

J’étais trop pris par l’envie d’avancer pour chercher à contempler le paysage nocturne, mais pour être passé dans cette zone de jour, la veille, je pouvais parfaitement visualiser le décor lunaire façonné par les éruptions volcaniques successives. Trottinant au milieu des pins des Canaries, j’ai poursuivi mon chemin, surpris par la quantité de sueur que mon corps pouvait produire. J’étais littéralement trempé. On se serait cru dans la jungle tellement l’air était humide. Un épais brouillard s’est levé, ajoutant encore à l’irréalité du moment.

Sachant que la nuit ne durerait pas, j’ai profité des rares sections plates pour éteindre de temps à autre ma frontale et admirer les étoiles. Le temps a continué à filer. A 4 heures du matin, j’ai écouté un peu de musique pour penser à autre chose qu’à mon envie de dormir. Parvenu à un plateau, vers 2000 mètres d’altitude, la lueur du jour, d’abord très faible mais tout de même visible, a percé les ténèbres. Les silhouettes des arbres ont commencé à se détacher progressivement sur un ciel de plus en plus bleu. En contrebas, une mer de nuages cotonneux flottait au-dessus de la forêt.

A un détour du sentier, le soleil s’est levé pour de bon et au même moment, j’ai aperçu pour la première fois la pyramide massive du Teide, le plus haut sommet des Canaries, mais aussi d’Espagne. Un colosse de 3718 mètres! Encore quelques heures et je serais moi aussi en haut. Depuis le temps que j’attendais ce moment…

Au ravitaillement du 48è, j’ai trouvé des pâtes, des fruits frais, du café bien chaud, une vraie oasis. C’est le seul moment de la course où je me suis octroyé une pause assise de dix minutes. Mais étant bien parti, je voulais vite me remettre en chemin. Je peux l’avouer maintenant, le gros morceau à venir me préoccupait un peu. Car en termes d’acclimatation à l’altitude, j’aurais pu mieux faire que de passer trois jours au bord de l’océan à boire des cervezas et à manger du poisson.

Un cosmonaute en baskets

Je me suis remis en route dans une lumière orange éblouissante. Les 500 premiers mètres de la montée ont été vite avalés, mais dès 2500 mètres d’altitude, j’ai dû ralentir. Plusieurs coureurs m’ont dépassé. Je continuais d’avancer du mieux que je pouvais en composant avec une sensation de vertige persistante, qui me faisait vaciller à chaque fois que je regardais de côté ou derrière moi. Mais un pas après l’autre, tout finir par passer, y compris les moments les plus pénibles.

Peu après 3300 mètres d’altitude, après une dernière épaule rocheuse, j’ai entrevu enfin les pylônes de la gare d’arrivée du téléphérique du Teide, où se trouvait le ravitaillement du 58è kilomètre. Le chaos de blocs rocheux que j’escaladais péniblement a cédé la place à un sentier pierreux bien aménagé. J’ai pu reprendre une cadence plus rapide et je suis enfin arrivé à la cabane où d’autres coureurs reprenaient des forces.

Sans traîner, j’ai rempli mes gourdes, avalé une demi assiette de pâtes debout et je suis reparti, en me réjouissant de reprendre un peu mes esprits une fois redescendu de quelques centaines de mètres. Le vent qui soufflait avec force est tombé comme par enchantement de l’autre côté de la montagne. Un nouveau panorama s’est ouvert devant moi, époustouflant. Mille mètres plus bas, je pouvais voir s’étendre à perte de vue un autre haut plateau, seulement zébré par le trait blanc d’une route en gravier pour les jeeps. J’ai pensé à l’émoji de l’astronaute sur mon smartphone. Parfait pour résumer mon sentiment en une image.

Il faisait de plus en plus chaud. J’ai jeté un coup d’oeil à ma montre: Midi et demi. Presque l’heure de la sieste, mais malheureusement pas pour moi. J’ai enchaîné les lacets jusqu’au bas de la pente. Personne derrière, personne devant, j’étais seul au monde. J’ai rejoint bientôt une piste que j’ai suivie durant quelques kilomètres. J’ai pu recommencer à courir librement sans regarder chaque caillou susceptible de me faire trébucher. Une option peu recommandée sur les roches volcaniques aussi abrasives que du papier de verre.

La piste est devenue sentier et je l’ai suivi en serpentant à travers des buissons épineux. Plus aucun souffle de vent ne traversait l’air. Le soleil était toujours plus inamical. L’eau des gourdes était entre tiède et chaude. Ma montre s’est éteinte. Je me suis lancé dans un petit calcul mental pour savoir où j’en étais dans cette longue descente de 25 kilomètres. Une opération a priori toute simple qui m’a néanmoins occupé durant plusieurs minutes.

La tentation de la pastèque

J’ai continué ma progression à un bon rythme. Un coureur rencontré en chemin a pointé du doigt une forêt de pins au loin. J’avais de la peine à croire que c’est là que nous devions aller et pourtant, une heure plus tard, les arbres sont devenus autre chose que de vagues formes dans un paysage. Après ce qui m’a semblé une éternité dans la fournaise, j’ai enfin trouvé l’ombre bienfaisante sous leur couvert.

Je n’ai presque pas regardé une seule fois derrière moi pour voir le chemin parcouru mais je l’ai fait avant que le Teide ne disparaisse tout à fait de ma vue. Je me trouvais alors à une quinzaine de kilomètres de la mer, et donc de l’arrivée. Au ravitaillement du 85è, il y avait de la pastèque, coupée en morceaux et plongée dans des bacs de glace. A la troisième tranche, j’ai pensé à Ulysse cédant au chant des sirènes et je me suis forcé à repartir.

Pendant plusieurs kilomètres, j’ai suivi une piste forestière, avançant à près de 10 km/heure, ce qui m’a semblé assez incroyable après une bonne quinzaine d’heures de course. J’ai continué à descendre dans la forêt et dans les nuages, définitivement à l’abri des rayons impitoyables du soleil. Mais si la distance à parcourir n’était plus très grande, je n’en avais pas fini pour autant avec les surprises. Il me restait encore une dernière montée de 600 mètres à gravir. Un escalier vers le ciel, avec des marches qui semblaient davantage taillées pour des géants que pour les hommes.

Mais comme pour le Teide, je me suis hissé pas à pas vers le haut jusqu’à ce que j’aperçoive la jeep d’une équipe médicale présente pour contrôler l’état de santé des coureurs avant la descente. J’étais tellement fatigué que je prêtais à peine attention à la pluie qui s’était transformée en déluge. En voyant patiner les coureurs dans la boue, j’ai compris que ce n’était pas encore gagné. Certains étaient tellement désespérés par l’état du terrain qu’ils préféraient se laisser glisser sur les fesses que de retomber une énième fois par terre.

Heureusement, aidé par mes bâtons et par une certaine habitude à composer avec la boue, je m’en suis mieux sorti, glanant une dizaine de places au passage. Je voyais la mer à présent. L’arrivée était toute proche. Sur la fin, le tracé n’était pas des plus élégants, mais j’ai essayé d’en faire abstraction. Dans ces moments, de telles pensées peuvent devenir un fardeau. Il ne faut pas leur laisser trop de place. J’ai remis mes écouteurs et continué de me laisser porter par la musique.

A mesure que j’approchais du centre-ville de Puerto de la Cruz, ma foulée est devenue plus souple. J’ai accéléré. Je voulais donner tout ce que j’avais. Je regardais devant moi, savourant la dernière ligne droite. 100 kilomètres derrière, plus qu’un à parcourir. Le meilleur moment de la course. Des passants et des spectateurs ont commencé à applaudir, de plus en plus nombreux à mesure que je me frayais un chemin vers l’arrivée. A 18 h 33, je sautais de joie en passant la ligne symbolique tant attendue, à la 70è place.

Je suis resté quelques instants debout au milieu du vacarme, de la musique, des gens, avant de m’asseoir. C’était un sentiment fantastique. Parce que cette fois, je savais que je pouvais rester là aussi longtemps que je le voudrais. Le temps s’était arrêté de courir en même temps que moi.

Photo: Jordi de la Fuente