Des milliers de kilomètres de souvenirs

A la maison, dans une boîte en carton, j’ai gardé la plupart de mes dossards et médailles. En plus de dix ans de course à pied, j’ai eu l’occasion de m’essayer à pratiquement toutes les distances. J’ai participé à des courses de quartier, à des courses populaires, à des kilomètres verticaux, à des semis, à des marathons, à des ironman et à des trails.

Sierre-Zinal a été un de mes premiers défis. C’était en 2008. J’ai pris le départ sans aucun entraînement excepté quelques tours sur plat de 10 à 15 km dans la campagne genevoise. A l’époque, je n’avais aucune idée de ce que signifiait courir en montagne pendant des heures. Il faut dire qu’il n’y avait pas le même battage autour de cette discipline. La carrière de Kilian Jornet ne faisait que débuter. Personne ne connaissait son nom. Les réseaux sociaux étaient balbutiants, le trail running pas encore un phénomène mondial.

Inscrit dans la catégorie touriste, je me rappelle encore le départ à 4 h du matin après une mauvaise nuit. Les premiers embouteillages, puis cette montée terrible qui ne laisse aucun répit jusqu’à Chandolin. Le lever de soleil sur la couronne de Zinal. Le besoin pressant de me soulager 20 mètres au-dessus du sentier en regardant passer les coureurs après un mélange bouillon-coca-café mal digéré. La peur de me casser la figure dans la descente, exercice que je ne maîtrisais pas du tout. Et enfin l’arrivée, sous les applaudissements tonitruants d’une foule chaleureuse et survoltée.

Un an plus tard, en 2009, j’ai couru, ou plutôt boîté, le marathon de Zermatt. Toujours aussi mal préparé, j’ai ressenti une vive douleur au genou bien avant le 20ème. Cela ne m’a pas empêché de claudiquer les 20 km restants jusqu’à la ligne d’arrivée que j’ai franchi moins de dix minutes avant le temps limite. Je n’aurais jeté l’éponge pour rien au monde. Ce n’était bien sûr pas sérieux du tout, mais ce souvenir me fait encore sourire aujourd’hui.

 

 

Je continue de farfouiller dans la boîte à souvenirs. Le dossard de mon premier marathon, celui d’Amsterdam, fait surface. En 2013, après un accident de ski qui m’a obligé à suivre une longue rééducation de l’épaule, j’ai cherché un objectif qui m’aiderait à oublier que je ne pourrais pas refaire de l’alpinisme de sitôt. Je suis allé voir un coach qui m’a fait courir sur un tapis, un masque à oxygène sur la figure. Il m’a donné un plan avec le menu de mes séances hebdomadaires, que j’ai suivi religieusement.

L’entraîneur a su prédire mon temps à la minute. J’ai fait 3 h 45 à mon premier marathon, presque 25 minutes de moins au deuxième et puis j’en ai eu assez de suivre une routine aussi précise. Par la suite, j’ai participé à plusieurs autres marathons pour le plaisir – en décidant le plus souvent de m’inscrire à la dernière minute -, mais je ne me suis plus astreint à une préparation spécifique.

J’ai entendu parler du format Ironman en rencontrant des triathlètes: 3,8 km de natation, 180 km à vélo, 42 km de course. Le défi semblait taillé sur mesure pour moi qui ai toujours eu les yeux plus gros que le ventre. Cet enchaînement XXL me semblait aussi la promesse de belles découvertes, à condition de combiner la compétition et le voyage. Un ami m’a présenté un amateur qui s’entraînait comme un pro et qui avait décroché une place aux championnats du monde de Kona à Hawai.

C’est lui qui m’a expliqué les bases et prêté une combinaison de natation (je lui ai fait la promesse – trahie quelques semaines plus tard – de ne pas faire pipi dedans) et souhaité bonne chance. Pour une fois, j’ai pris le défi au sérieux. Je me suis entraîné jusqu’à cinq à six fois par semaine, entre la piscine (deux à trois fois par semaine), le vélo (une fois au minimum, avec de longues séances de home trainer – mon record est de six heures!) et la course (une à deux fois aussi).

 

 

Quelques mois plus tard, je me suis retrouvé sur une plage de Lanzarote avec des centaines d’autres triathlètes affûtés comme des machines. L’expérience a été incroyable, que ce soit de nager pour la première fois aussi longtemps dans l’océan que de pédaler à travers cette île volcanique aux paysages magnifiques. J’ai terminé l’épreuve en enchaînant 4 boucles de 10 km en courant sous un soleil brûlant. J’étais dans les temps. J’ai franchi la ligne d’arrivée dans un élan de joie qui a duré bien plus longtemps que les courbatures qui m’ont empêché de dormir pendant près de deux jours.

J’ai ensuite sérieusement amorcé un virage vers les courses de montagne. Après un dernier Ironman mémorable dans les Alpes (le Swissman), j’ai enchaîné les épreuves et les voyages, en privilégiant à chaque fois la beauté des parcours. Les trails les plus marquants? La Transvulcania, à La Palma, aux Canaries, confirmation après Lanzarote que cet archipel se prêtait à merveille aux explorations sportives.

Il y a bien sûr aussi le Lavaredo Ultra Trail, pour ses montagnes incroyables autour desquelles on navigue les yeux toujours emplis d’émerveillement. Le Tenerife Blue Trail, qui passe par le sommet du Teide, un volcan culminant à plus de 3800 mètres d’altitude. Le Gran Trail Courmayeur, qui fait le tour des vals Veni et Ferret, que j’ai parcouru dans tous les sens et où je suis comme chez moi.

 

 

Je tombe sur le premier de mes trois dossards du Tor des Géants. J’ai entendu parler de cette course d’ultra endurance sur le tard, mais j’ai vite eu le sentiment que c’était le nouveau défi vers lequel il fallait que je me tourne. A ma première participation, j’ai échoué au 280ème kilomètre. Le genou gros comme un melon, je suis allé voir un médecin qui m’a conseillé de m’arrêter. L’arrivée n’était plus qu’à 50 kilomètres…

Je suis rentré empli d’une inexplicable nostalgie. Pendant ces cinq jours à travers les montagnes du val d’Aoste, j’avais vécu des émotions tellement fortes que le retour à la vie normale m’a paru fade et sans intérêt. Ce spleen a duré pendant de longues semaines voire des mois. L’année suivante, j’étais à nouveau sur la ligne de départ. Mais je ne m’étais pas assez entraîné et au 220ème j’ai jeté l’éponge à cause d’une double tendinite aux tibias. Mais comme on dit, jamais deux sans trois: en 2018, pour la troisième année consécutive, je repartais pour le grand voyage.

La troisième tentative a été la bonne. Franchir la ligne d’arrivée a brisé le cercle de l’insuccès. Même si j’ai plusieurs fois hésité à le faire, je ne me suis pas réinscrit au Tor en 2019, entre autres parce que j’ai eu la chance de décrocher un dossard pour l‘UTMB, autre course mythique. Contrairement à ce que j’imaginais, l’épreuve ne m’a pas semblé si difficile. Il faut dire qu’après avoir passé sept jours et six nuits dans la montagne pendant le Tor, on est vacciné à vie contre à peu près n’importe quoi.

 

 

Et maintenant? En buvant un café, je feuillette quelques uns des livres de ma bibliothèque qui présentent les plus belles courses du monde. Il y a quelques années, je me serais précipité sur mon ordinateur pour m’inscrire à l’une d’elles. Si je suis moins impulsif, je ne suis pas blasé du tout, bien au contraire. J’aime plus que jamais la course, autant pour le plaisir qu’elle me procure à chaque sortie que pour tout ce que cette pratique m’a apporté. Il est temps de ranger la boîte. Je remets un à un les dossards à l’intérieur. D’autres les rejoindront bientôt. Tous racontent une histoire, la mienne, celle d’un modeste amateur pour qui courir c’est continuer de rêver.

Alexander Zelenka

La nuit, Alexander Zelenka enfile ses baskets et allume sa lampe frontale pour voir autrement les montagnes suisses ou plus lointaines. L'obscurité amène le coureur dans un univers onirique où le paysage est transformé, propice aux plus belles aventures. Le jour, Alexander Zelenka est rédacteur en chef du magazine Terre&Nature.