* Ce billet de blog est une version mise à jour et complétée du récit de ma participation à l’UTMB paru dans le Temps du 2 septembre.
«On dit mariage pluvieux, mariage heureux, c’est un signe que la course va bien se passer», plaisante le speaker alors qu’une grosse averse s’abat sur les centaines de coureurs déjà rassemblés sur la place du Triangle de l’Amitié, à Chamonix. Pas de chance. L’application Météo France, que j’ai consulté une bonne demi-douzaine de fois depuis ce matin, ne prévoyait pourtant pas de précipitations. Chacun tire du sac sa gore-tex, pièce maîtresse de l’équipement obligatoire dûment vérifié par les organisateurs à la remise des dossards.
Même si l’imperméabilité de la mienne laisse à désirer, ce n’est pas tant la météo qui me pose un problème à cet instant mais plutôt un besoin pressant de faire pipi qui m’empêche de penser à quoi que ce soit d’autre. La foule est trop dense, je suis coincé. Enhardi par l’urgence de la situation, je m’accroupis pour attraper une bouteille vide entre les jambes du coureur chinois qui se trouve juste devant moi. Je me remets debout, bricole un urinoir de poche dans mon short et me soulage en riant intérieurement de ce début de course. On est de toute façon partis pour la guerre, alors…
Chair de poule sous la gore-tex
De la brume émergent les cimes des aiguilles de Chamonix. Le Mont-Blanc se dévoile, seigneurial. J’ai quarante-six heures et trente minutes au maximum pour en faire le tour. A 18 heures, Conquest of Paradise de Vangelis, diffusé à plein volume, sonne le départ. Dans mes écouteurs, la musique électronique est encore plus forte. Je sens comme une décharge d’adrénaline couler dans mes veines alors que je m’élance dans cette nouvelle aventure qui s’annonce épique. Des centaines de spectateurs nous applaudissent et nous encouragent. Je profite des premiers kilomètres sur le bitume pour dépasser autant que je peux et éviter les embouteillages qui ne manqueront pas de se former plus loin.
Après Les Houches, le béton cède la place au gravier. Le ciel gronde pendant qu’on monte en bataillon rangé vers le col de Voza. A trois mètres au plus du chemin, un coureur s’essuie les fesses avec des touffes d’herbe sèche. On peine à ne pas pouffer de rire. Une lueur rose orangée baigne le paysage d’une beauté surnaturelle. Beaucoup de participants n’ont jamais vu le plus haut sommet d’Europe. J’essaie de me mettre à la place des Chinois, la cinquième nation représentée cette année avec presque 400 coureurs. Que se disent-ils? Que pensent-ils de cette nature dont la beauté me transporte?
Si l’ambiance à Chamonix était folle, à Saint-Gervais on est proche du délire. Toute la population semble être descendue dans la rue pour nous encourager. Sur les terrasses des cafés, les clients lèvent leur verre à notre santé en nous criant bonne chance. Je pense à la traditionnelle bière de l’arrivée, mais 150 kilomètres m’en séparent encore. Je repars du ravitaillement avec un gobelet de bouillon brûlant dans la main, du fromage et du saucisson dans l’autre. Dans les courses de longue distance, rien de tel que la vraie nourriture. A mon goût, les barres, gels et autres aliments sucrés sont trop écœurants. Sauf fringale de degré 5, je n’y touche pas.
La pente se redresse à l’approche du col du Bonhomme qu’on passe après 1 heure du matin. Je suis déjà venu me balader par ici, mais c’était il y a longtemps. Le paysage, pour ce que j’en distingue à la lueur de ma lampe, est rocheux et sauvage. A part les lumières de nos frontales qui dansent dans l’obscurité, tout est calme, immobile. Neuf cents mètres plus bas, le village des Chapieux ne dort pas. Musique techno, vuvuzelas, grosse ambiance. On repart à bloc pour l’ultime montée de cette première nuit, le col de la Seigne. Derrière, c’est l’Italie! L’envie de faire un somme me fait ralentir, mais je ne veux pas m’arrêter. Ici et là, des coureurs se sont étendus par terre pour quelques minutes de repos. J’ai faim mais hélas pas grand-chose à manger dans mon sac. Je m’accroche en pensant que le jour ne va plus tarder.
Un orage qui coûte 400 places
A 5h30, je vois enfin briller le feu de camp allumé au col. Le ciel a encore la couleur de l’encre, mais on devine la silhouette de l’Aiguille Noire de Peuterey qui se découpe sur ce fond bleu nuit. Dans la montée au col des Pyramides calcaires, qu’on enchaîne sans transition, je rêve debout, à moins que je ne marche en dormant. Décidément, pas de répit sur cet UTMB. L’aube naissante me tire heureusement de cet état de torpeur. Et puis c’est tellement beau! Au ravitaillement du lac de Combal, les traits sont tirés. Dans un coin, un coureur vomit en silence son bouillon.
En arrivant à Courmayeur, au kilomètre 81, je sais que beaucoup de difficultés sont derrière moi. Je me dirige vers l’espace de repos pour vingt minutes d’une sieste réparatrice. Encore un peu endormi, je remets de l’ordre dans mon sac et repars. J’achète un peu de focaccia et un thé glacé dans une épicerie, que je savoure en marchant. Pour l’avoir parcouru dans tous les sens, notamment sur d’autres courses, je connais bien la suite de l’itinéraire qui remonte en balcon tout le val Ferret italien. Ce versant du Mont-Blanc est très sauvage, avec ses glaciers suspendus et des vues inhabituelles sur l’envers des sommets mythiques du massif.
Dans le ciel, les cumulus commencent à bourgeonner de façon inquiétante. Des orages violents sont annoncés. Je me hâte autant que je peux, profitant des rares sections qui ne sont pas trop pentues pour trottiner jusqu’à Arnouvaz, où débute la montée vers le grand col Ferret, porte d’entrée vers la Suisse. Quelques gouttes commencent à tomber alors que j’attaque la descente vers La Fouly. D’abord timides, elles se changent en grêlons juste au moment où j’arrive à l’alpage de la Peule, tenu par des amis. Je préfère attendre à l’abri que ça se calme, et tant pis pour le classement – je verrai plus tard que ces deux heures de pause imprévue m’ont fait reculer de 400 places. Il faut dire que j’ai fait deux siestes et mangé une énorme croûte au fromage, la meilleure de toute ma vie.
Trop fatigué pour dormir
Calé par cette nourriture réconfortante, je dépasse le ravitaillement de la Fouly sans m’arrêter. L’envie de dormir revient plus forte que jamais dans la montée vers Champex. Je m’allonge plusieurs fois dans la forêt, mais je suis trop fatigué pour sombrer. Au-dessus de moi, le ciel est constellé d’étoiles. J’admire le spectacle enveloppé d’un silence magique. C’est souvent dans ces moments qu’on se demande: pourquoi? Les réponses varient selon les jours, l’humeur, le nombre de kilomètres dans les jambes, l’état de fatigue… Mais une chose est sûre: si ces courses n’étaient pas aussi longues et aussi difficiles, ce ne serait pas pareil. Pour moi, un ultra est un voyage qui condense d’une manière unique beaucoup de choses importantes à mes yeux: la montagne, l’effort, le partage, l’émotion.
Sur le moment, je me dis surtout que cette deuxième nuit sans sommeil est difficile. Mais le but se rapproche. Il manque 35 kilomètres maintenant, moins d’un marathon! Loin de me décourager, cette pensée me redonne de l’énergie. De la même manière que toutes les choses, agréables ou non, passent, l’aube naissante gomme l’obscurité. Comme par enchantement, il fait à nouveau jour. C’est une petite résurrection comme on en connaît parfois au long des courses.
La dernière montée vers la Flégère est coriace. A force de s’entendre répéter au bord du chemin: «Vous êtes bientôt à Chamonix», je sais que je vais finir par y arriver, même si cette perspective a encore un petit quelque chose d’irréel. Sur le sentier, il y a de plus en plus de monde. Encouragé par la perspective de finir, j’allonge la foulée pour faire fondre un peu plus vite les derniers kilomètres.
Longeant l’Arve, je dépasse le gymnase où j’ai retiré mon dossard 48 heures plus tôt. J’accélère encore dans la rue qui mène vers le finish. Ma femme et mes enfants m’attendent, de chers amis sont aussi là. L’aîné de mes fils à mes côtés, je parcours les derniers mètres en poussant le landau du petit dernier qui dort, indifférent à la musique et aux hurlements du speaker. Quelle scène surréaliste! Je vois des visages souriants, j’entends crier mon prénom, encore des applaudissements. Je franchis la ligne d’arrivée avec un temps de 44 heures et 25 minutes qui m’importe peu. La satisfaction que je ressens est au-delà du classement et des mots. Je suis sur un nuage. Et puis je vais enfin avoir droit à ma bière.