Il est temps de courir après de nouveaux rêves

J’avais échoué en 2016 et en 2017. La troisième tentative aura été la bonne. Samedi 15 septembre à 13 h 22, j’ai franchi la ligne d’arrivée du Tor des Géants, après un voyage de 339 kilomètres pour 31 000 mètres de dénivelé positif, bouclés en un peu plus de 145 heures.

J’en ai tant rêvé, de ce parcours magnifique qui sillonne les principales vallées de la région d’Aoste. Cent fois, mille fois, j’ai gravi dans ma tête les cols, trottiné dans les descentes vertigineuses, joué à l’équilibriste dans les pierriers instables, longé des lacs beaux comme des diamants, passé au pied de montagnes grandioses, traversé des villages de pierre. J’ai revu les ciels changeants, les levers et les couchers de soleil, la lune, les animaux qui peuplent les montagnes, les bouquetins, les aigles, les marmottes et les renards.

Cette année, le Tor a été magnifique. Un cadeau. La fatigue des jours et des nuits sans sommeil a été légère. Je suis entré doucement dans le rythme, jusqu’à n’avoir plus aucun autre désir que celui d’avancer en profitant du chemin, comme un authentique pèlerin.

Je me suis fait emporter. J’ai savouré chaque jour, chaque instant, chaque gorgée de café, chaque lever de soleil, chaque rencontre, chaque nouveau paysage. Je n’ai pas cherché à résister. Quand il fallait monter, j’ai obtempéré. Quand il fallait descendre, je l’ai fait aussi. Je n’ai pas maudit le dénivelé. Je n’ai pas laissé mon esprit se rebeller contre le parcours. Je ne me suis pas dit que le Tor était interminable, trop long, tordu… J’ai accepté les choses comme elles étaient.

Le Tor peut être doux, mais il peut surtout être cruel. Il vous fait rêver et l’instant d’après il vous broie. Il épuise les coureurs, il les abime, il leur fait mal. Il les dépossède de leur espoir de finir. Il les abandonne au bord du chemin, seuls, pleins de regrets, en proie à un sentiment de vide. Pendant deux ans, je n’ai eu qu’une envie. Que les mois défilent, que l’hiver s’en aille, que le printemps passe et que l’été m’ouvre à nouveau les portes de la montagne, en attendant septembre, et le Tor. 

Deux semaines après la fin du voyage, j’y repense comme à un songe dont les contours sont en train de devenir flous. Quoiqu’il en soit, c’est derrière maintenant. Je pourrai désormais penser au Tor de façon plus apaisée. Je le referai probablement un jour. Mais d’abord, je vais laisser mon esprit profiter de sa liberté retrouvée. L’automne s’installe. En montagne, les lumières sont magnifiques. Les journées sont encore chaudes et ensoleillées. 

Je me réjouis de retourner sur les sentiers. De retrouver le plaisir de courir. A la poursuite de nouveaux rêves, que je ne connais pas encore. 

Tor des Géants, le voyage au bout de la nuit

Tic tac, tic tac, le compte à rebours a commencé. Il ne reste plus que deux semaines avant le départ du Tor des Géants. Recensée dans le top 10 des ultra-trails les plus difficiles du monde par Red Bull, la “Course des masochistes” rassemble chaque année 750 coureurs désireux de relever ce défi XXL: 336 kilomètres à parcourir en boucle depuis Courmayeur, quasi 31000 mètres de dénivelé, 25 cols à plus de 2000 mètres, des conditions météo souvent dantesques, une privation constante de sommeil…

 

 

J’ai participé aux deux dernières éditions, c’est vraiment du costaud. La première année, j’ai dû abandonner au 280ème kilomètre, après avoir évité de justesse le déchirement de mon quadriceps. En 2017, une double tendinite tibiale m’a contraint à jeter l’éponge au 220ème. Paradoxalement, je n’en garde que de très bons souvenirs.

En fait, c’est une course qui m’a tellement marqué qu’elle fait désormais partie intégrante de ma vie. En septembre, beaucoup se réjouissent des désalpes, des vendanges, des fêtes qui vont avec, de la venue de l’automne. Moi, c’est le Tor que j’attends avec impatience. J’aime l’idée que ce voyage puisse durer jusqu’à 7 jours et 6 nuits. Une course de 100 km, voire de 100 miles comme l’UTMB, a un début et une fin qu’on peut clairement appréhender. Avec le Tor, c’est impossible. On ne peut jamais tout prévoir. C’est une aventure, une vraie.

Nicolas Bouvier disait que le voyage vous fait ou vous défait. C’est la même chose avec cette course. On peut se projeter à deux voire trois jours, et encore. Tant d’éléments peuvent venir chambouler le programme: un pépin de santé, la météo, le moral, un problème de matériel… Le premier jour, on est valide, tout semble faisable. Après 150 ou 200 km, plus rien n’est sûr. La fatigue fait son travail de sape. Elle joue avec les nerfs, triture les émotions. Beaucoup de coureurs ont des hallucinations. Ils voient des choses et des gens qui n’existent pas.

 

 

Je comprends qu’on puisse trouver pareille entreprise démesurée, voire stupide. Je pense pour ma part que c’est justement la longueur de la course qui lui confère toute sa beauté. Dans nos existences millimétrées, où tant de choses sont mesurées et évaluées, le Tor offre une opportunité unique de sortir du temps. Jour après jour, on entre dans une dimension parallèle. Il n’y a plus de jour, plus de nuit. On incarne la progression. On devient le paysage.

Cette année, je me suis mieux entraîné mais à deux semaines du départ, je sais bien que cela ne me donne aucune garantie. Je suis néanmoins impatient de partir pour ce voyage vers les montagnes et de laisser mon esprit vagabonder aussi librement que mes pas à travers les montagnes du val d’Aoste. Quelques jours durant, je serai un pèlerin en baskets qui essaiera de marcher jusqu’au bout de lui-même, au-delà de la nuit.