La grande bifurcation post-pandémique: faites votre choix!

Photo: Laurent Gilliéron, Keystone

On cite beaucoup Churchill ces temps-ci, à qui on attribue, semble-t-il à tort, la phrase « il ne faut jamais gaspiller une bonne crise ». Dans une période où certains pays se déconfinent alors que d’autres attendent le pic de la pandémie, des intellectuels, des élus et des chefs d’entreprise ont très bien assimilé le message churchillien, mais à des fins radicalement différentes.
Le sociologue Bruno Latour a été l’un des premiers à nous inviter à réfléchir à l’après-pandémie et à ce que nous ne souhaiterions ne pas faire redémarrer. Il nous a surtout suggéré de trouver des solutions pour celles et ceux qui seraient impacté.e.s négativement par ce non redémarrage (par exemple: les hôtesses de l’air pour celles et ceux qui souhaiteraient réduire les vols domestiques). Nicolas Hulot, ex-ministre français de l’environnement, a lui proposé une longue liste de transformations écologiques et sociales qu’il est temps de mettre en oeuvre. L’anthropologue Philippe Descola, spécialiste des rapports variés que les sociétés entretiennent avec l’environnement proposait dans Le Monde du 20 mai quelques mesures urgentes: « instauration d’un revenu de base ; développement des conventions citoyennes tirées au sort ; impôt écologique universel proportionnel à l’empreinte carbone ; taxation des coûts écologiques de production et de transport des biens et services ; développement de l’attribution de la personnalité juridique à des milieux de vie ». Il y a ainsi beaucoup d’appels à ne pas gaspiller la crise pour opérer des changements radicaux de société, dont la nécessité a notamment été mise en lumière par la crise climatique.

Les colombes et les faucons de l’après crise

Il y a de bonnes raisons de penser cependant que ces colombes de la crise vont être peu entendues. Les transitions nécessaires (énergétiques, économiques, sociales), telle que proposées notamment par Descola, vont probablement être perçues comme trop compliquées à mettre en oeuvre, et, sous la pression de la dette et des taux de chômage, nous risquons fort de nous retrouver avec un retour à la normale ou à ce que des militants appellent intelligemment le « retour à l’anormal ». Des signes portent même à penser que nous risquons un retour à l’anormal…en pire.

Pendant que certains en appellent publiquement au changement radical de société, d’autres tentent en effet – généralement beaucoup moins publiquement – de profiter de la crise pour aller dans un sens exactement inverse. Le récent conseil des ministres brésilien présidé par Jair Bolsonaro, qui se tient normalement dans la confidentialité mais dont la vidéo a été rendue publique, témoigne de projets de démantèlement de réglementations environnementales sous couvert d’actualité pandémique. Arthur Laffer et Stephen Moore, deux économistes proches de Donald Trump et co-fondateurs du Committee to unleash prosperity, voient eux dans l’après crise l’occasion de mettre au pas les Etats gouvernés par le parti démocrate. Les investisseurs, espèrent-ils, vont se diriger vers les Etats gouvernés par les Républicains où il y a généralement une fiscalité plus basse, pas de salaire minimum et moins de réglementation en matière d’environnement.

Dans un article publié par le Guardian, la journaliste et essayiste canadienne Naomi Klein montre comment Eric Schmidt – CEO de Google entre 2001 et 2011, actuellement à la tête d’Alphabet et Président du Defense Innovation Board auprès du Département de la Défense américain – renforce le lobbyisme des GAFAM pour des investissements publics massifs dans l’intelligence artificielle, notamment dans le secteur de la défense. La pandémie est décrite par Schmidt comme une opportunité de développer la télé-médecine, le télé-travail et le télé-enseignement. Le problème ne réside pas ici dans les avancées technologiques possibles, mais, écrit Klein, dans le solutionnisme technologique: profiter de l’urgence et de la crise pour ne pas se demander si des solutions non-technologiques (par des créations de poste d’enseignant permettant de diminuer le taux de chômage, par exemple) seraient préférables. Cette instrumentalisation de la crise illustre ce que Klein a appelé, dans un ouvrage parfois schématique, la « doctrine du choc »: l’utilisation répétée des crises pour court-circuiter les processus démocratiques et mettre en place des mesures au profit des grandes entreprises et des grandes fortunes.

Nous nous trouvons donc devant une bifurcation où certain.e.s indiquent un chemin avec l’espoir d’un changement profitable pour le plus grand nombre et tout simplement pour l’avenir de la planète, alors que d’autres empruntent déjà le chemin de sa destruction accélérée. Dans ce contexte, il est difficile de pratiquer la nuance: grande et utile spécialité des universitaires. C’est la raison pour laquelle tant d’entre nous sortent ces derniers mois de leur réserve pour essayer de promouvoir un changement radical possible et indispensable, alors que d’autres s’affairent à empirer l’anormal. Entre les difficultés et les incertitudes d’un changement de cap et la certitude du désastre nous devrions être capables de choisir notre chemin de sortie de la pandémie.

Ola Söderström

Ola Söderström est professeur de géographie sociale et culturelle à l'Université de Neuchâtel. Il observe les villes en mouvement depuis 25 ans, quand sa curiosité ne le mène pas ailleurs...

6 réponses à “La grande bifurcation post-pandémique: faites votre choix!

  1. Il y a une troisième hypothèse que très peu de personnes, avant tout pour des raisons morales, n’osent envisager : le progrès humain, DANS SON PRINCIPE MÊME, est destructeur de la planète.

    « Entre les difficultés et les incertitudes d’un changement de cap et la certitude du désastre nous devrions être capables de choisir notre chemin de sortie de la pandémie. »

    Etant donné la prolifération de l’humanité, quelle que soit la voie choisie, partage équitable ou darwinisme social, les prélèvements sur la biosphère seront tels que le désastre est quasi assuré.
    Au mieux son avènement pourra-t-il être retardé, mais ça n’est même pas sûr.

    Pour l’éviter, il faudrait remettre en cause tellement de valeurs qui sont les fondements de la modernité progressiste et de la « décence commune », que penser éviter la catastrophe tient plus du management de l’espoir ou du « story telling » que de la vision réaliste de ce qui nous attend.

    1. Bon… fondamentalement, je vous donne raison: à l’heure ou nous parlons, le désastre est quasi assuré. Mais il vaut néanmoins la peine de se pencher sur l’homme, son origine, ses passions, ses ressources, afin de mieux comprendre la notion de progrès. Le progrès tel que nous le concevons est d’abord une révolution religieuse puis sociale avant d’être technique. J’entends par là qu’il existe un moment précis dans l’histoire de l’humanité il y a 14000ans où les hommes ont cessés de se concevoir comme une composante du règne animal pour croire en leur destinée manifeste de propriétaire de la terre, de la faune et de la flore. C’est à cette période que l’on voit apparaître les premières représentations de dieux à forme humaine, les premiers monuments religieux et… l’agriculture. Les populations préhistoriques nomades savaient déjà récolter l’engrain et cuire le pain. Mais transformer la terre pour en faire des champs, la posséder pour garantir son investissement et l’exploiter pour augmenter son rendement nécessitait une révolution religieuse. Depuis, nous avons intégrer ces convictions et nous avons poussé notre complexe de supériorité, notre sens du rendement et de l’exploitation. En réalité, la sédentarisation a permis l’accumulation de richesse et l’exploitation des hommes.
      Si donc vous me demandez ce qu’est la foi, je vous répondrai qu’elle rend toute révolution possible et qu’aucun monde n’est plus que le nôtre bâti sur la foi. Ainsi, toute personne qui veut construire sa maison va trouver son banquier qui, si tout va bien, lui ouvrira un compte immeuble et inscrira dessus le montant du crédit hypothécaire. Cet argent n’est jamais entré dans ses coffres, mais l’important est que les ouvriers y croient et que les autres banquiers jouent le jeu. Dès lors, vous pourrez juger de la foi des ouvriers en contemplant l’avancée des travaux. Bon, cette explication pourrait passer pour de l’humour Juif… mais ça fonctionne réellement comme ainsi.
      Je veux croire en une religion qui nous rende mature et responsable. Car il ne s’agit pas d’un manque de moyen, mais d’une foi erronée sur le sens même du progrès.

      1. « aucun monde n’est plus que le nôtre bâti sur la foi »

        Le « story telling » dont je parle dans mon commentaire …

        Je n’ai pas la foi. Je pense que nos vies n’ont pas de sens et que c’est ce qui en fait le charme et la beauté. Parfois la drôlerie.

        Les faits sont têtus comme disait l’autre et la foi ne suffit pas toujours à déplacer les montagnes.
        Si l’on peut se permettre ce luxe, je pense qu’il va falloir apprendre à devenir des désespérés heureux.

        Comme vous semblez aimer l’humour juif, j’aime bien cette phrase de Woody Allen : « Je m’intéresse beaucoup à l’avenir, car c’est là que j’ai décidé de passer le reste de mes jours. »

        1. J’espère que vous avez compris que ce que j’appelle foi inclus tout ce que l’on croit ou qui relève de la confiance. A ce titre, l’estime de soi comme le manque d’estime de soi sont du domaine de la foi. Ce n’est pas pour rien que j’ai mentionné le destin manifeste ou la monnaie comme relevant de la foi… Cette approche à la fois neutre et large est une remise en cause de tous les dogmes inavoués. En cela, elle appelle au doute et à la cohérence. Cette démarche cartésienne est en adéquation avec une approche scientifique.
          Bien sûr, un tel discours attaque tous les détenteurs de vérités qui prétendent ne pas avoir de foi. Pour exemple, l’existencialisme ou le matérialisme scientifique ne reposent-ils pas eux-mêmes sur des dogmes on ne peut plus contestables?
          Vous l’avez compris, cette idée de l’individu qui se fabrique totalement lui-même dans une parfaite cohérence n’est pas ma tasse de thé et me semble d’une extrême arrogance.
          Au nom de leur foi, beaucoup de musulmans, même parmi ceux qui ne sont pas pratiquants, répugnent à manger du porc. Ce serait beau si au nom de la foi (à défaut du simple bon sens), l’humanité répugnait à détruire la planète.
          Oui, si les montagnes de fric pouvaient se jeter dans la mer (avant d’avoir irrigué la terre ) comme c’est du reste leur vocation…

    2. Votre vision de l’avenir n’est peut-être pas la bonne. Vous vous inquiétez de la “prolifération de l’humanité”, mais le reflux de celle-ci est déjà bien amorcé, partout dans le monde; dans les pays industrialisée, qui sont aussi les plus gros pollueurs, le taux de fertilité ne permet même plus le simple renouvellement de générations. Je serais même assez prêt à parier qu’au siècle prochain c’est l’effondrement démographique, qui risque d’être aussi brutal que l’a été la croissance ces derniers siècle, qui deviendra LE problème. On a observé chez des espèces grégaires confinées (et l’Humanité l’est par les dimensions finies de notre planète, la seule à notre disposition pour le moment) qu’après avoir atteint un pic de population, une décroissance rapide s’ensuivait, qui ne s’arrêtait plus et conduisait à terme à l’extinction de ladite espèce dans son environnement borné. Ce pourrait bien être le sort qui nous attend également.
      Mais restons optimistes et espérons que la décroissance pourra être (mieux) maîtrisée, même si la croissance, elle, ne l’a pas été de manière satisfaisante! D’autant plus que le progrès humain, contrairement à ce que vous écrivez, n’est pas nécessairement un facteur destructeur pour la planète. Alors que la croissance n’a jusqu’ici pas été renversée, nous consommons moins d’énergie globalement dans nos pays qu’il y a quelques décennies; même la consommation d’électricité stagne, preuve qu’il est possible de vivre confortablement tout en préservant les ressources et l’environnement terrestre. Tout n’est donc pas perdu, mais il ne faut pas faire l’autruche et changer ce qui doit l’être, pour arriver à vivre avec les ressources d’une seule planète et pas deux ou trois!

  2. Mon choix était déjà fait, lorsque je suis né et comme j’en ai bientôt 66, ce n’est donc pas la pandémie qui aurait pu m’influencer.

    Maintenant, nous ne sommes, làs, que minoritaires et bien démunis face à ces capitaux gigantesques.
    Et encore, on ne parle que des américains, car maintenant va arriver le dragon chinois…
    … pauvres jeunes!

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