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Mesdames, il n’est pas trop tôt pour penser à votre retraite

En 2020, j’ai eu le sentiment de devenir adulte en ouvrant un 3ème pilier. Jusque-là, j’agissais en mode cigale : mon épargne passait dans mes voyages, mes sorties, mes habits et tout autre type de consommation destiné à me procurer un plaisir facile et immédiat. J’étais victime des discours dominants “on n’a qu’une vie” et “de toute façon, on ne sait même pas si on touchera notre retraite”.

 

Passer du mode cigale au mode fourmi

Quelques discussions avec des amies plus âgées ont réveillé mon côté fourmi. Ça tombait bien : pandémie mondiale et urgence climatique obligent, le temps n’était plus aux voyages et autres plaisirs immédiats. La déduction fiscale perçue grâce au versement sur mon 3ème pilier a fini de me convaincre.

 

En parallèle, cette période a correspondu avec une baisse drastique de mon taux d’activité et donc, sans que j’en prenne vraiment la mesure, de mes cotisations au 2ème pilier. Mais, pour ne rien vous cacher, j’avais d’autres chats à fouetter que de me préoccuper d’une retraite qui n’arriverait pas avant une trentaine d’années.

 

En 2021, j’ai assisté un peu par hasard à une soirée d’information sur la Prévoyance professionnelle donnée par Michèle Mottu Stella, experte LPP agréée, économiste et associée Prevanto SA. Ces soirées sont régulièrement organisées par le Bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes de l’Etat de Vaud, en collaboration avec le Rectorat de la HES-SO [1].

 

J’ai alors compris que je jouais un jeu dangereux…et qu’apparemment je n’étais pas la seule. Nombreuses sont les femmes qui manquent d’anticipation financière et en paient le prix fort au moment de la retraite.

 

Désireuse que d’autres femmes bénéficient des conseils de Mme Mottu Stella, je lui ai demandé si elle pouvait revenir sur les principaux éléments de cette soirée d’information.

 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, pourquoi réserver ces soirées aux femmes ?

La plupart femmes ne s’intéressent que trop peu aux questions financières en général, et à la prévoyance professionnelle en particulier. C’est une question d’éducation et d’un rapport à l’argent genré [2].  Il faut rappeler que ce n’est qu’en 1988 que les Suissesses ont eu le droit de détenir un compte bancaire ou exercer une activité lucrative sans l’accord de leur époux [3]. La construction sociale de ce désintérêt concerne toutes les catégories de population [4].

 

Ces soirées visent à alerter les femmes sur les risques de délaisser les questions de prévoyance professionnelle et à les outiller pour sécuriser leur situation financière à la retraite. Elles offrent un espace sécure au sein duquel toutes les questions, qu’elles soient basiques ou très techniques, peuvent être posées.

 

Concrètement, quels sont les risques de ne pas s’y intéresser ?

Le plus grand danger est de ne pas disposer d’un avoir suffisant à la retraite. Ce risque est particulièrement élevé pour les femmes qui d’entente avec leur mari, se sont consacrées aux tâches essentielles pour la famille, sans rémunération.

 

Dans notre pays, en 2021, 219’935 personnes à la retraite touchent un complément de revenus de la part des prestations complémentaires, dont 66% de femmes. La pauvreté à la retraite menace clairement plus les mères devenues veuves, les femmes divorcées et les étrangères.

 

 

 

Le système de prévoyance actuel a été conçu pour les carrières sans interruption et à taux plein. Cela correspond peu à la réalité des parcours professionnels et familiaux des femmes en Suisse. La parentalité notamment met un puissant coup de frein à leur carrière (reprise à temps partiel, manque d’opportunité d’accéder à des postes plus élevés, épuisement dû aux inégalités de répartition des tâches, etc.).

 

L’interruption d’activité génère des réactions en chaîne : pas de cotisations pour la prévoyance professionnelle, stagnation du capital épargne, perte d’intérêt sur ce capital, diminution du montant projeté à la retraite, et donc diminution de la rente de retraite.

 

Il faut toutefois saluer certains progrès comme le partage du deuxième pilier lors de divorce qui a nettement amélioré la situation des divorcées.

 

[ndlr] Selon une étude publiée dans la Vie économique [5], les femmes bénéficiaires d’une rente touchent 37% moins que les hommes. Le fait que nombre d’entre elles n’ont pas pu se constituer une prévoyance professionnelle en est la cause principale. Environ la moitié des femmes interrogées n’a pas de rente du 2ème pilier, contre près d’un quart pour les hommes.

 

À quel âge faut-il commencer à se soucier de sa retraite ?

Dès que l’on a une situation professionnelle stable. Au plus tard à 35 ans, afin d’avoir suffisamment de temps devant soit pour planifier et à un rythme pas trop contraignant. Il est ainsi possible de mieux partager les risques lorsque l’on est en couple et surtout lorsque l’on devient mère. Plus on repousse la prise de conscience, plus grand est le risque de devoir se serrer la ceinture violemment par la suite.

 

Comment cotiser pour avoir un revenu suffisant à la retraite ?

Chacun devrait d’abord commencer par se poser la question de la qualité intrinsèque du plan de prévoyance offert par son employeur. S’il est de bonne qualité – car l’employeur assume sa responsabilité sociale – les solutions à disposition pour se permettre une retraite sans souci financier sont alors à porter de main. En revanche, si le plan de prévoyance s’avère de piètre niveau, alors il est judicieux de compléter sa prévoyance avec un 3ème pilier par exemple. Peut-être même, si c’est possible, d’envisager un changement d’employeur.

 

Ensuite, il est important de se pencher sur son certificat de prévoyance professionnelle et de ne pas hésiter de demander une aide à la lecture à sa caisse de prévoyance. Si des lacunes de prévoyance se présentent, deux solutions peuvent être mises en place, mais uniquement par l’intervention de l’assurée (l’employeur ne joue aucun rôle).

 

La première est le rachat volontaire du 2ème pilier dès que les revenus le permettent. Il s’agit de versements ponctuels de l’assurée (CHF 3’000.- minimum). Ses avantages :

  • Augmentation de sa prestation de libre passage
  • Amélioration de sa prévoyance professionnelle à la retraite
  • Diminution de la lacune de prévoyance existante
  • Possibilité de partir en pré-retraite, potentiellement avec la même rente qu’à l’âge de retraite ordinaire
  • Déductibilité fiscale du rachat selon les conditions en vigueur par l’administration des contributions

 

La seconde est celle d’un plan épargne supplémentaire que l’on peut demander à sa caisse de pension si elle en propose. Il s’agit d’un changement de plan de prévoyance dans lequel la cotisation épargne de l’assurée augmente. C’est en quelque sorte un rachat volontaire mensuel. Ses avantages :

  • Pas besoin de sortir un montant important comme pour un rachat volontaire.
  • L’augmentation de la cotisation épargne se fait en douceur par prélèvement direct sur le salaire
  • Déductibilité fiscale 100%
  • Permet de rattraper la lacune de prévoyance qu’un parcours professionnel atypique provoque
  • Grande flexibilité : le choix peut être changé chaque année

 

Plus la décision intervient tôt, plus l’efficacité de ces outils est grande. Selon les scénarios, les gains supplémentaires à la retraite sont significatifs.

Je conseille de travailler à 70% minimum : cela permet généralement de limiter les lacunes et de profiter de périodes plus fastes pour opérer le rattrapage adéquat. Je recommande également de demander un conseil financier indépendant autour des 45 ans pour une planification de la retraite : c’est une dépense qui peut s’avérer finalement judicieuse et économique. Enfin, il est important pour les couples de réfléchir à la répartition des taux d’activité et, lors d’achat immobilier, de ne pas puiser uniquement dans le deuxième pilier de madame, le cas échéant de prévoir le remboursement avant un rachat.

 

L’Etat a-t-il un rôle à jouer pour changer la donne ?

C’est un peu la question de la poule ou de l’œuf. Est-ce que les femmes sont pauvres à cause de leur choix dans un système donné de prévoyance ? Ou est-ce que le système est conçu de sorte à ne pas chercher à offrir une prévoyance égalitaire aux femmes ? Une prévoyance égalitaire signifierait qu’elle soit sans biais de genre, autrement dit qu’elle ne péjorerait pas plus les femmes que les hommes au regard de leur parcours professionnel et familial.

 

[ndlr] Plusieurs études montrent que l’égalité des sexes inscrite dans la Constitution n’est pas réalisée dans la prévoyance professionnelle. Le deuxième pilier en particulier présente des inégalités structurelles entre les sexes. Pour respecter le droit constitutionnel, les mesures sont connues : égalité salariale, mesures pour la conciliation vie professionnelle et vie familiale, valorisation des emplois à temps partiel, révisions du seuil d’entrée et de la déduction de la coordination en cas de multi-activités salariées, et prise en compte du travail non rémunéré [6].

 

Sources  

[1] Ces soirées ont été initié en 2020 par l’Office cantonal de l’égalité et de la famille de l’Etat du Valais. Forte de leurs succès, elles sont régulièrement réitérées dans les cantons de Vaud et du Valais. Désormais, certains employeurs l’organisent également pour leur personnel.

[2] [ndlr] Selon deux études récentes sur la question :

  • “Les garçons associent très tôt qu’obtenir plus ou moins d’argent dépend d’eux ; les filles sont davantage dans l’acceptation qu’autrui décide de l’argent qui leur revient”.
  • Plus tard, les femmes empruntent pour subvenir à leurs besoins et augmenter leur niveau de formation (avec malheureusement un faible retour sur investissement), alors que les hommes le font pour valoriser leur capital ou prendre le risque de l’entreprenariat.

[3] [ndlr] Ce droit est entré en vigueur avec l’abolition de la tutelle masculine sur la famille. Cette disposition du droit matrimonial désignait l’homme comme chef de famille et la femme comme responsable des tâches ménagères. Source : Zünd C., Héron C. L’évolution du droit des femmes en Suisse de 1971 à 2020. Le Temps.

[4] [ndlr] Voir par exemple l’étude UBS Women’s Wealth 2021 qui met en lumière ce paradoxe : “la moitié des femmes interrogées affirment que l’argent joue un rôle important pour compenser les lacunes de prévoyance et pour disposer d’une sécurité en cas de maladie ou de perte d’autonomie. Pourtant, très peu de femmes interrogées s’intéressent activement aux questions financières à long terme. (…) Environ la moitié des femmes fortunées pensent s’y connaître moins bien en placements et en produits financiers”.

[5] Fluder R., Salzberger R. (2017). Une retraitée sur deux n’a pas de deuxième pilier. La vie économique.

[6] Voir par exemple les références et l’avis de droit Perrenoud S., Hürzeler M. (2021). Inégalités dans la prévoyance professionnelle suisse et possibilités d’action. Conférence suisse des délégué·e·s à l’égalité entre femmes et hommes.

Peut-on encore consommer pour le plaisir?

Michaël Foessel est philosophe et homme de gauche. Cela ne l’empêche pas de reprocher à une partie du camp écologiste, et plus largement de gauche, de trop culpabiliser les gens sur leurs comportements. Cette stigmatisation se fait au détriment d’une véritable prise de responsabilité collective qu’exigeraient des problématiques comme l’urgence climatique.

 

Comment en est-on arrivé à culpabiliser les individus ?

Dans un entretien donné à Laura Raim dans l’émission d’Arte Les idées larges [1], Michaël Foessel rappelle que cette tendance résulte de la division de la gauche sur la question du droit au plaisir, mais également de l’échec des politiques de gauche :

 

« L’échec historique de la gauche réformiste, redoublé évidemment de l’échec encore plus dramatique de la gauche communiste, a fait que puisqu’on a renoncé à transformer le monde, il nous reste quand même à changer notre vie. En attendant que cela change vraiment collectivement, il faut modifier nos pratiques, notre conception du plaisir, notre rapport au monde. Mais je dirais que cette manière de vouloir porter sur soi-même le poids de l’injustice du monde me paraît avoir davantage trait à la morale et même à la religion qu’au politique. En somme, faute d’être en mesure de s’en prendre aux causes profondes des inégalités, un certain militantisme s’est rabattu sur la stratégie moins ambitieuse de scruter notre éthique personnelle et de politiser tous nos petits gestes quotidiens. »

 

Aujourd’hui, on est loin du slogan « jouir sans entraves » de 68. Les entraves se trouvent désormais dans la nature et dans la contradiction générée par la société de consommation. Celle-ci crée des désirs infinis alors même que nous vivons dans un monde aux ressources limitées. Pire, l’assouvissement de ces désirs détruisent la possibilité de renouveler nombre de ces ressources.

 

Responsabiliser les individus pour se décharger de la responsabilité collective

Toutefois, pour Michaël Foessel, même s’il est nécessaire de repenser nos modes de consommation, la priorité ne devrait pas être de stigmatiser les petits luxes des gens, en particulier ceux des moins riches :

 

« Il est quand même difficile de s’adresser à des gens qui n’ont jamais fait la fête pour leur dire que la fête est finie ».

 

Bien sûr, la culpabilisation est un phénomène qui dépasse largement la gauche ou l’écologie. Mais que cela vienne de gauche ou de droite, responsabiliser les individus, c’est en même temps déresponsabiliser le champ du social et évidemment les politiques [2].

 

Et cela nous entraîne vers de véritables impasses. En Suisse, cela a par exemple été le cas lors du refus par le peuple de la Loi sur la réduction des émissions de gaz à effets de serre [3]. Quant à la France, l’introduction d’une taxe carbone uniforme sans prise en compte des inégalités de pouvoir d’achat a rapidement placé le pays dans une impasse politique.

 

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La transition écologique nécessite une responsabilité partagée

Celles et ceux qui s’opposent à de telles mesures ne sont pas nécessairement en désaccord avec l’idée de faire face à l’urgence climatique. Mais ces personnes ne sont pas forcément d’accord sur les moyens proposés par les décideurs, ni que l’on décharge la responsabilité des politiques et des entreprises sur la responsabilité individuelle.

 

Peut-on par exemple décemment culpabiliser des femmes de ménage issues de l’immigration qui prennent l’avion pour rendre visite à leur famille ? Tout en laissant les compagnies aériennes être exemptes de TVA ou de taxe sur le carburant. En Suisse, le Parlement – à majorité de droite – a d’ailleurs récemment refusé que le Conseil fédéral s’engage au niveau international en faveur d’une taxe sur le kérosène [4].

 

Faire reposer le changement climatique uniquement sur les individus ne peut être que vécu comme injuste, en particulier par les plus modestes d’entre nous. Et il est compréhensible que certains s’y opposent fermement. Sans justice sociale, la transition écologique ne peut que faire face à une impasse politique. On ne l’évitera que si la responsabilité d’agir exigée par l’urgence climatique est également assumée par les politiques et les entreprises les plus polluantes [5].

 

🤔 Et vous, qu’en pensez-vous ? Répondre à l’urgence climatique relève-t-il de la responsabilité individuelle ou collective ? Donnez votre avis en commentaire👇

 

 

Sources

[1] Peut-on jouir dans un monde injuste ? Les Idées Larges, Arte, émission du 22 juin 2021. Voir aussi Foessel M. (2022). Quartier rouge. Le plaisir et la gauche. Paris : PUF.

[2] Pour la philosophe et psychanalyste Elsa Godart, le 21ème siècle serait celui de la culpabilité, une culpabilisation sociale qui pèsent avant tout sur les individus. Voir E. Godart (2021). En finir avec la culpabilisation sociale. Paris : Albin Michel.

[3] Le 13 juin 2021 le peuple suisse a voté sur la Loi fédérale du 25 septembre 2020 sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (loi sur le CO2). Elle a été refusée par 51,6% des votant·e·s et 21 cantons.

[4] Contrairement aux autres carburants d’origine fossile, le kérosène est exempté de taxe. Cette décision a été prise après la seconde guerre mondiale. L’aviation a gardé ce statut d’exception tant à Kyoto en 1997 et à Paris en 2015. Le régime actuel CORSIA porté par l’Organisation de l’aviation civile internationale vise à compenser (et non pas à limiter) les émissions et reste sur une base non contraignante jusqu’en 2027. En Suisse, une motion a été déposée par les Vert·e·s au Parlement pour que le Conseil fédéral s’engage en faveur d’une taxe sur le kérosène. Ce dernier a proposé de rejeter cette motion, ce qui a été fait par le Parlement en mai 2022.

[5] Voir par exemple l’article de C. Caddeo Ces 20 firmes responsables d’un tiers des émissions carbone mondiales depuis 1965. Le Temps, article du 10 octobre 2019.

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“Vivre plus longtemps, c’est travailler plus longtemps”

L’argument de base pour légitimer l’augmentation de l’âge de départ à la retraite est celui de l’allongement de l’espérance de vie.

En Suisse, cet argument a largement été utilisé l’an dernier pour motiver le prolongement de la vie active des femmes. Début 2023, c’est au tour d’Emmanuel Macron de l’avancer pour justifier sa réforme des retraites.

Puisque l’espérance de vie augmente, il paraît en effet de “bon sens” [1] de prolonger la vie active. Pourtant, ce raisonnement – logique à première vue et largement ancré dans nos sociétés – élude un peu trop rapidement certaines données de l’équation [2].

 

Pas tout le monde ne vit si longtemps

Ce n’est clairement pas un scoop mais c’est toujours important de le rappeler. Il existe d’importantes inégalités en matière d’espérance de vie.  La catégorie socioprofessionnelle, le niveau d’instruction, le revenu ou encore le lieu de résidence [3] en sont notamment des déterminants puissants.

En France par exemple, les départements ayant une faible longévité et une faible espérance de vie en bonne santé sont ceux que l’on sait les moins favorisés économiquement (départements des Hauts-de-France, Outre-mer) ou très ruraux (Limousin). À l’inverse, les départements qui cumulent forte longévité et meilleure espérance de vie en bonne santé constituent souvent des territoires économiquement aisés avec des populations d’actifs et socialement avantagés (départements de l’Ile‑de‑France, Savoie…) [4].

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En Suisse, l’écart socio-économique de l’espérance de vie en bonne santé s’est même creusé ces dernières années. En 1990, les diplômés universitaires vivaient 3,3 ans (femmes) et 7,6 ans (hommes) de plus en bonne santé que les personnes sans formation post-obligatoire. Un quart de siècle plus tard, cet écart a augmenté à 5 ans chez les femmes et 8,8 ans chez les hommes [5].

 

Pas tout le monde n’arrive à travailler à un âge avancé

Travailler plus longtemps nécessite d’avoir pu cumuler les ressources nécessaires au maintien de sa santé physique et mentale. Un état de santé dégradé, une faible espérance de vie anticipée, la pénibilité et / ou la charge psychosociale du secteur professionnel – et donc plus ou moins directement le niveau d’étude et la catégorie socioprofessionnelle – sont autant d’explications à un retrait précoce du marché de l’emploi [6].

Une étude suisse montre qu’une majorité des personnes qui ont pris une retraite anticipée l’ont fait en raison de la pénibilité de leur travail (psycho-sociale, maladie ou invalidité), suite à un licenciement, ou encore à la restructuration ou une proposition de leur entreprise. Seule une minorité déclare l’avoir fait pour profiter de la vie [7].

 

Pas tout le monde ne souhaite travailler plus longtemps

En Suisse – mais pas seulement – on entend régulièrement des décideurs politiques dire que celles et ceux qui souhaitent travailler plus longtemps devraient pouvoir le faire, justifiant ainsi la flexibilisation de l’âge à la retraite. Or, cette remise en cause d’un âge fixe au retrait de l’emploi relève de rapports sociaux puissants :

 

“Le rapport à l’âge n’est pas universel et ce sont, bien souvent, une minorité d’individus socialement favorisés qui dénoncent ce critère. (…) La mobilisation contre la discrimination sur l’âge émane de cadres supérieurs, de managers et d’executives, et non de l’ensemble des individus. De surcroît, ce sont également plus souvent des hommes que des femmes, des individus en bonne santé, dotés de diplômes ou de compétences qui leur permettent d’être encore “compétitifs” sur le marché du travail, qui ont connu une carrière professionnelle ascendante et valorisante” [8].

 

Dans une étude menée avec mon collègue Ignacio Madero-Cabib [9], 17% de notre échantillon déclarent avoir travaillé au-delà de l’âge légal de départ à la retraite. Parmi eux, la moitié l’ont fait pour compléter une rente jugée insuffisante. Ce groupe était principalement composé de personnes titulaires d’une formation secondaire ou inférieure, de travailleurs indépendants, d’agriculteurs, de personnes étrangères, ainsi que d’individus divorcés ou veufs.

 

L’autre moitié déclarait avoir prolongé leur vie active pour le plaisir. Ce groupe se distinguait par une surreprésentation d’individus hautement qualifiés. Cela peut s’expliquer par le fait que ces personnes ont également plus tendance à être satisfaites de leur trajectoire professionnelle et  ont rarement des métiers pénibles.

 

Rappelons également que les systèmes de prévoyance vieillesse joue un rôle majeur dans la capacité financière à se retirer du marché de l’emploi et dans les revenus à la retraite. Le type de poste occupé, les secteur et taux d’activité, les périodes de chômage, d’invalidité, de parentalité, etc. sont autant de facteurs influençant la capacité à cotiser et donc l’âge de départ à la retraite[10].

 

Penser les retraites nécessite plus de créativité

Les systèmes de retraite actuels donnent une grande importance au nombre d’années travaillées et/ou à un âge fixe auquel toucher les prestations de retraite. Un tel focus est trop limitant. Il discrimine les individus ayant connu des bas salaires, un métier pénible, une discontinuité de leur trajectoire professionnelle, un travail à temps partiel ou une entrée tardive sur le marché de l’emploi. Typiquement les femmes et les personnes qui travaillent dans des secteurs pénibles.

 

Les politiques de retraite doivent être davantage créatives. Pour cela, il faut s’inscrire dans un débat plus large et inviter autour de la table les politiques d’emploi, de santé, familiale et économique. Il s’agit en particulier d’inclure les questions de pénibilité, d’accès à la santé, de formation continue, du marché du travail pour les personnes en fin de carrière et des mesures en faveur des chômeurs âgés.

 

Autre axe indispensable : introduire des mesures qui valorisent le rôle pris par de nombreuses personnes âgées – notamment les femmes – dans les activités de soins auprès de parents dépendants ou de petits-enfants et qui pallient ainsi les manques de structures dans ces secteurs.

 

Et, last but not least, d’autres mesures économiques que la prolongation de la vie active pour assurer la soutenabilité des régimes de retraite devraient être sérieusement envisagées et discutées. 💡 Des idées? Mettez-les en commentaires 👇

 

 

 

Sources

[1] Cette expression fait référence à la rhétorique de l’inéluctabilité mobilisée par le politique comme outil pour imposer une solution comme impératif technique correspondant à la marche naturelle de l’économie. Pour en savoir plus, voir les travaux en sociologie de l’expertise. Par ex. : Cusso R., Gobin C. 2008. Du discours politique au discours expert : le changement politique mis hors débat ?, Mots. Les langages du politique, n°88.

[2] Ces éléments sont tirés de ma thèse : Kaeser L. 2015. Personnes âgées issues de la migration et vieillissement actif : interroger les normes contemporaines du vieillissement au prisme des parcours de vie. Genève : Thèse de l’Université de Genève.

[3] Forney Y.  2011. Les inégalités devant la mort : longévité différentielle en Suisse selon les catégories socio-professionnelles (1991-2004). Genève : Thèse de l’Université de Genève.

[4] Crouzet M., Carrère A., Laborde C. et al. 2021. Différences d’espérance de vie sans incapacité dans les départements français . Revue Quetelet, n°8.

[5] Remund A., Cullati, S. 2022. Les inégalités d’espérance de vie en bonne santé en Suisse depuis 1990. Social Change in Switzerland, n°31.

[6] Blanchet D., Debrand T. 2007. Souhaiter prendre sa retraite le plus tôt possible : santé, satisfaction au travail et facteurs monétaires. Économie et statistique, n°403-404.

[7] Kaeser L. (2015), cité.

[8] Lefrançois C. 2013. Tensions autour du critère de l’âge. Les chômeurs âgés face aux politiques de l’emploi en France et au Royaume-Uni. Lille : Thèse de l’Université Charles-de-Gaulle Lille 3, p. 403.

[9] Madero-Cabib I., Kaeser L. 2016. Active Ageing in Switzerland: A Study on the Determinants of Extending Occupational Activity and Voluntarism of Late Retirement. European Journal of Ageing, vol. 13, n°1.

[10] Debrand  T., Sirven N. 2009. Les facteurs explicatifs du départ à la retraite en Europe. Retraite et société, vol. 57, n°1.

 

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S’engager en politique quand on a de jeunes enfants

Étant donné mon bel âge, mes quelques amies et amis engagés en politique ont généralement des enfants en bas âge. Quand je les croise, une question me taraude systématiquement. Mais qu’est-ce qui pousse donc ces personnes à sacrifier leur énergie pour la politique alors même que boulot et marmots leur en prennent déjà plus que de raison ?

Cette question, Oriane Sarrasin, députée au Grand Conseil Vaudois et parent de jeunes enfants (4, 6 et 8 ans), se l’est également posée. Voici la réponse qu’elle donne après avoir passé une nuit courte (virus hivernaux + enfants = sommeil abrégé), puis enchainé avec une journée complète de politique :

La politique – en tout cas dans les législatifs communaux, cantonaux et fédéraux de Suisse – a la particularité de s’exercer souvent en plus d’un travail. Je suis employée à 70%, et je fais de la politique au grand minimum un jour et demi par semaine.

💡 Comment peut-on y arriver ?

Déjà, cela aide beaucoup la vie si les séances sont en journée, quand les crèches et le parascolaire sont ouverts, et non exclusivement en fin d’après-midi ou le soir. La vie des parents engagés en politiques est donc facilitée si on a accès facilement à des places de garde (qui ouvrent avant 8h !) et que l’on n’est pas sur liste d’attente pendant des années. Le Grand Conseil Vaudois siège en journée, ce qui est bien pratique pour moi. Je suis également conseillère communale : ça c’est le soir, mais il n’y a pas des séances toutes les semaines.

Mais la politique c’est aussi beaucoup de moments informels ou semi-informels, qui remplissent des fonctions importantes d’échanges entres politiciennes et politiciens de différents partis [1]. Pour établir un climat de confiance, parler dans un climat plus détendu d’un objet qui polarise en public, ou simplement se connaître. Et là, verre(s) de blanc et horaires de parascolaire ne sont pas toujours compatibles. Ma technique : je priorise les événements auxquels je veux vraiment participer.

Et bien sûr, on peut concilier travail, politique et vie familiale si on n’est pas seul·e à être investi·e dans le quotidien des enfants. Quand on voit qu’en Suisse, dans les couples hétérosexuels avec de jeunes enfants, la femme consacre en moyenne 20 heures de plus par semaine que l’homme au travail domestique et familial, on comprend pourquoi beaucoup de femmes estiment de ne pas avoir le temps et l’énergie de s’engager en politique même si cela les tente [2].

 

🔥 Comment garder la flamme ?

C’est fatiguant, parfois pas facile, mais si je continue, c’est parce que je me demande : dans quel état sera le monde lorsque mes filles et mon fils auront mon âge, dans une trentaine d’années ? À combien de degrés de réchauffement seront nous ? Les inégalités seront-elles encore là ? Je ne pourrai pas les regarder dans les yeux et dire qu’à mon humble niveau—professionnellement, politiquement et personnellement—je n’ai rien essayé.

PS : je me suis demandé « quelle image pour accompagner ce texte ? ». Alors voici une photo de moi mardi, qui prend la parole en plénum : fatiguée…mais engagée !

 

Pour aller plus loin

[1] Mes interrogations de députée #5: Doit-on sortir de sa zone de confort ?, post LinkedIn d’Oriane Sarrasin, publié le 13 mars 2023

[2] Les femmes font 50% de plus de tâches domestiques que les hommes, article de la RTS, publié le 20 mai 2021

6 pratiques qui dézinguent les jeunes parents …et leurs antidotes parents-friendly, article de Welcome to the Jungle, publié le 20 juillet 2021

“Je ne suis pas féministe, je suis humaniste”

Ainsi commence un post que je découvre ce matin sur Linkedin. Forcément, ça m’interpelle. Quand je fais face à ce type de déclaration, je n’arrive jamais à trouver les  mots pour expliquer pourquoi non, humaniste et féministe, ce n’est pas la même chose.

C’est là qu’intervient l’auteure du post Léa Niang [1] : en quelques lignes bien efficaces, elle fournit 3 arguments à retenir pour celles et ceux qui comme moi se retrouve face à ce genre de situation. Les voici:

 

1️⃣  La nature même de l’humanisme
L’humanisme place l’homme et son épanouissement au centre de tout.

Dans cette logique, les valeurs de tolérance, d’égalité et de liberté doivent lui permettre de devenir ✨ la meilleure version de lui-même ✨.

Et le féminisme, c’est pas tout à fait une théorie de développement personnel.

2️⃣ L’humanisme, c’est une affaire d’hommes
L’humanisme, c’est un mouvement créé à la Renaissance par les hommes (blancs, bourgeois) pour les hommes.

Parmi l’élite intellectuelle qui fait vivre le mouvement, il n’y a pas de femmes.
D’ailleurs, celles-ci sont plutôt mal loties au 18e siècle.

3️⃣ Le mot humanisme invisibilise les oppressions liées au genre
Souvent, le mot ‘féminisme’ fait peur.
Alors on lui préfère le mot ‘humaniste’, plus socialement acceptable.

Le problème, c’est justement qu’il fait disparaître le mot ‘femmes’.
Et qu’il invisibilise par la même occasion la spécificité des oppressions qu’elles subissent.
Et si on ne nomme pas, on ne peut pas agir.

 

 

 

En savoir plus

La grande histoire de l’humanisme, Dossier coordonné par Nicolas Journet, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines 2020/12 (N° 61)

La place des femmes à la Renaissance, Article écrit par Maria Barbero, La Compagnie Littéraire, publié le 17 octobre 2016

Riot-Sarcey, M. (2015). Histoire du féminisme. Paris : Éditions de La Découverte.

 

[1] Léa Niang est consultante en communication inclusive.

En 2022, l’humanité s’est une nouvelle fois surpassée

Parmi les vœux que j’ai reçus aujourd’hui, ceux de mon ami Armando Rocha ont tellement détonné que je lui ai proposé de les partager sur mon blog. Voici donc son bilan de l’année écoulée: empreint de cynisme, mais somme toute assez réaliste…

Ce fut une année formidable! Nous pensions avoir vu beaucoup, mais nous arrivons toujours à nous sur-dépasser et à être surpris!

En 2022, nous avons vu…

… les élans d’irréversibles envie et besoin de solidarité, de justice sociale et d’écologie pendant la période Covid disparaître soudainement (un peu comme la dernière première ministre britannique).

…des températures extrêmes ponctuées de sécheresse et d’incendies monstres un peu partout autour du globe, mais c’est déjà du business as usual.

… encore une conférence de la dernière chance sur le climat qui n’aboutit à rien, si ce n’est à des œuvres d’art aspergées de soupe.

… une coupe du monde FIFA en plein milieu du désert (mais si, je vous assure!)

… un président envahir une partie d’un pays aux portes de l’Europe, mais ce n’est pas très original parce qu’il l’avait déjà fait en 2014, quatre avant la… coupe du monde FIFA chez lui!

… un drôle d’oiseau qui s’offre à coup de milliards de dollars un des plus grands réseaux sociaux en virant du jour au lendemain la moitié du personnel, comme ça, plouf.

… les iraniennes qui se soulèvent courageusement contre le patriarcat qui insiste pour se maintenir au pouvoir au nom d’un Dieu tout puissant.

… un peuple suisse voter pour augmenter l’âge de la retraite des femmes (sûrement les mêmes qui avaient refusé plus de vacances).

Nous espérons que toute cette fantastique créativité débordante soit bientôt canalisée au service de la lutte contre le réchauffement climatique et l’extinction des espèces pour éviter que nous passions d’immortels à espèce menacée. Mais là encore, au pire, on serait heureux de se dire que nous sommes la seule capable de s’autodétruire, dans la plus grande des originalités!

Chouette Youpiiiii Tralala Pouet Pouet!

Alors… Bonne Année et Santé à toutes et à tous, à la vie, à toi, à moi, à nous, à elles , à eux, à 2023!

Économie d’énergie : doit-on tous faire les mêmes efforts ?

Dans son allocution du 31 août 2022, le Conseil fédéral a prodigué à la population ses recommandations pour éviter une pénurie d’énergie cet hiver. Depuis, des affiches nous invitent un peu partout à adopter des gestes simples pour économiser l’énergie. Mais peut-on vraiment demander les mêmes efforts à l’ensemble de la population ?

Cette question fait écho à l’un des épisodes de l’excellent podcast Chaleur humaine. À la question « Climat : faut-il faire payer les riches ? », l’économiste Lucas Chancel répond que si l’ensemble de la population est appelé à faire des efforts, il va de soi que les plus riches – qui consomment bien davantage – sont celles et ceux qui doivent en faire plus. En France, les 10 % les plus aisés émettent plus de vingt-cinq tonnes de CO2 par an, alors que la moitié des Françaises et Français n’en émettent “que” cinq tonnes…et que l’idéal serait d’en produire 2 tonnes.

Cette logique ne s’applique-t-elle pas également en termes d’économie d’énergie ? Comme en France, les chiffres montrent qu’en Suisse, les ménages à hauts revenus consomment davantage d’énergie. En cause: des logements plus grands, des loisirs, appareils électroniques,  équipements électroménagers et véhicules plus gourmands en énergie, davantage de résidences secondaires, etc. Quant aux personnes à bas revenu, elles adoptent, le plus souvent par défaut, des comportements de sobriété…voire de précarité énergétique.

 

Dépenses d’énergie par mois, couples avec enfants selon la classe de revenu, 2015-2017 [2]

 

 

Pour des recommandations spéciales riches

Face aux recommandations du Conseil fédéral, une femme de ménage – qui réalise donc des tâches pénibles et peu rémunérées – et qui prend un bain pour détendre ses muscles, doit-elle désormais culpabiliser ? Peut-on décemment lui demander les mêmes efforts qu’à des personnes qui utilisent leur piscine intérieure ou leur jacuzzi privé en plein hiver ? Ou qu’à celles qui chauffent en avance leurs résidences secondaires pour éviter d’y avoir froid les premières heures de leur retour ? Ne serait-il pas plus efficace d’établir des recommandations dans ces domaines plutôt que nous enjoindre à mettre un couvercle quand on cuisine?

Ces exemples illustrent à quel point on ne peut penser économie d’énergie sans y associer l’idée de répartition des efforts. À s’adresser à la population sans tenir compte de l’hétérogénéité de ses moyens d’action, les autorités risquent de rater le coche : plus nos revenus et nos consommations sont élevés, plus nous pouvons faire une réelle différence cet hiver. À défaut d’y avoir pensé par soi-même, le Conseil fédéral doit nous y inciter!

 

Notes

[1] Energie : Le Conseil fédéral lance la campagne d’économies d’énergie. Communiqué de presse du Conseil fédéral du 31.08.2022

[2] Source des données : Enquête sur le budget des ménages, Office fédéral de la statistique. Utilisation des classes de revenu par type de ménage afin d’avoir des situations de composition de ménages comparables.

Les femmes : ces résistantes d’hier et d’aujourd’hui

Cette année, la Journée internationale des droits des femmes a lieu dans un contexte extrêmement tendu pour l’équilibre géopolitique. L’invasion des troupes de Poutine en Ukraine jette sur la route de l’exil des millions de personnes, et oblige le peuple ukrainien à se mobiliser face aux visées impérialistes du chef du Kremlin. Loin d’être accueillies en sauveur d’un régime nazi fantasmé, les troupes russes font face à la résistance de tout un peuple.

 

Le contraste des images

L’image rappelle les heures les plus sombres du XXème siècle : un chef d’Etat va-t-en-guerre, assis confortablement derrière son bureau envoie sa chair à canon sur le terrain et détruit les infrastructures de tout un pays à coup de raids aériens.

 

 

Cette image pathétique d’un autre siècle contraste avec celles de nombreuses ukrainiennes qui ont pris les armes aux côtés de leurs frères, amis ou voisins. L’histoire montre que les guerres de résistance contre un envahisseur étranger engendrent une très forte participation des femmes aux combats [1], et c’est le cas encore aujourd’hui.

Dans une chronique du Washington Post reprise par le Courrier international, la journaliste Monica Hesse, souligne “la force des femmes ukrainiennes”. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Personne ne souhaite l’égalité des sexes dans la guerre parce que personne ne souhaite la guerre“, ajoute la journaliste.

 

 

La résistance des femmes dans l’histoire

Si l’on a de cesse de mettre au premier plan de l’histoire les guerres menées dans leur immense majorité par des hommes, il est temps de rappeler que les mouvements féministes se sont construits dans la résistance contre la guerre “telle qu’elle est vue par les courants nationalistes et l’impérialisme économique – à savoir un moyen de tirer des profits et de renforcer les rapports de hiérarchie” [2].

 

Le contexte de guerre froide a favorisé l’émergence “d’un mouvement féministe pacifiste puissant et solide qui revendique le désarmement nucléaire et l’instauration de la paix” [3]. Les Femmes en noir de Bosnie et Serbie illustrent ce mouvement féministe dont la solidarité transcende les frontières nationales.

 

Traitées de “traitres à la nation”, de “sorcières” ou encore de “putes”, elles manifestaient toutes les semaines à la place de la République, pendant la guerre de Bosnie et le conflit du Kosovo pour lutter contre le nationalisme et la guerre [4]. Dans une démarche de résistance non violente au militarisme, elles revendiquaient la fin du conflit en se réunissant en silence vêtues de noir. Elles ont protégé des objecteurs de conscience et ont aidé les réfugié·e·s. Elles sont désormais activement engagées pour la consolidation de la paix et la reconnaissance des crimes de guerre.

 

Hier en Serbie, aujourd’hui en Russie

Les mouvements féministes russes actuels font écho à ces formes de résistance. Longtemps considérées comme un mouvement politique non dangereux par les autorités russes, les féministes sont l’une des rares forces politiques encore actives en Russie. Elles ont donc été moins touchées par la répression étatique que d’autres groupes politiques. Désormais, elles protestent dans la rue contre la guerre de Poutine. Dans un manifeste [5], elles appellent les féministes du monde entier à se mobiliser. En voici un extrait:

 

  • Rejoindre des manifestations pacifiques et lancer des campagnes hors ligne et en ligne contre la guerre en Ukraine et la dictature de Poutine, en organisant leurs propres actions. Ne pas hésiter à utiliser le symbole du mouvement féministe de résistance anti-guerre dans leurs documents et publications, ainsi que des hashtags #FeministAntiWarResistance et #FeministsAgainstWar.

 

  • Partager des informations sur la guerre en Ukraine et l’agression de Poutine. Nous avons besoin que le monde entier soutienne l’Ukraine en ce moment et refuse d’aider le régime de Poutine de quelque manière que ce soit.

 

  • Partager ce manifeste avec d’autres. Il est nécessaire de montrer que les féministes sont contre cette guerre – et tout type de guerre. Il est également essentiel de démontrer qu’il y a encore des militant·es russes prêt·es à s’unir pour s’opposer au régime de Poutine. Nous sommes tou·tes en danger de persécution par l’État maintenant et avons besoin de votre soutien.

 

Vers le manifeste en anglais

Vers le manifeste en français

 

Notes

Photo de couverture: Création de l’artiste de rue Seth dans le 13e arrondissement de Paris. Reprise par Terriennes, TV5 Monde, Guerre en Ukraine: visages féminins de la résistance.

[1] Voir Les femmes et la guerre : une approche historique, de Daniel Palmieri et Irène Herrmann, publié par la Revue internationale de la Croix Rouge en mars 2010.

[2] Voir Des femmes contre le militarisme et la guerre, de Cynthia Cockburn, résumé par Angeliki Drongiti dans la revue Nouvelles questions féministes en 2016.

[3] même source.

[4] Voir « Bourgeoises » puis « traîtres à la nation ». Dissidences féministes vis-à-vis du pouvoir étatique, avant et après la partition de la Fédération yougoslave, de Chiara Bonfiglioli, publié par Tumultes en 2009, et Femmes en noir, trente ans de défi au nationalisme serbe, de Maria Moreno Guerrero, publié par le site d’information Atalayar le 1er novembre 2021.

[5] Pour le français : traduction de l’anglais vers le français par le site d’information Ritimo. Manifeste en anglais, traduction du russe vers l’anglais par Anastasia Kalk et Jan Surman pour le site d’information Jacobin, auteur·e·s de l’article Russia’s Feminists Are in the Streets Protesting Putin’s War.

 

 

Un sein, c’est comme un citron

À l’occasion de la Journée internationale du cancer du sein et d’Octobre rose, je souhaite partager avec vous la campagne Kow Your Lemons qui est la première du genre à m’avoir autant appris et de manière aussi percutante et durable sur l’auto-détection du cancer du sein.

Le cancer du sein peut se manifester autrement que par une grosseur

Basé sur le visuel d’un citron, le graphisme permet d’outrepasser la censure des réseaux sociaux (qui interdisent encore et toujours de montrer un torse nu de femme en 2021…), et donc de partager aisément un message de santé publique essentiel tout en parlant vrai.

Elle touche également un public large puisqu’il n’est pas forcément nécessaire de savoir lire le français, l’anglais ou l’une des nombreuses autres langues de la campagne pour en intégrer ses messages-clés. Elle apprend aux femmes à mieux connaître l’anatomie de leurs seins et les rend plus confiantes quant au besoin de signaler une modification persistante. Parce que le cancer du sein ne se manifeste pas qu’avec une grosseur…et qu’une grosseur n’est pas forcément synonyme de cancer, voici les 12 symptômes à reconnaître :

Retrouvez les explications détaillées de chaque symptôme sur le site Know Your Lemons

 

La fondation a également développé une application gratuite qui apprend à distinguer entre des grosseurs normales et des changements qui doivent être signalés. Elle rappelle en outre à quel moment de son cycle il est le plus judicieux de procéder à son auto-palpation et enseigne comment reconnaître les 12 symptômes du cancer du sein.

 

Vous pouvez aussi tester vos connaissances en la matière grâce au quizz Breast Health IQ Test et tenter de battre mon modeste score de…34%. Et oui, il y a encore du boulot!

Vous l’aurez compris, la campagne et l’application Know Your Lemons sont à partager sans modération auprès de vos connaissances pour les rendre attentives à l’importance de l’auto-observation et de l’auto-palpation. Car rappelons que plus le cancer est détecté tôt, plus grandes sont les chances de survie.

Pour partager la campagne Know Your Lemons:

Obésité : quand le corps médical se rend coupable de grossophobie

Aujourd’hui, c’est la Journée mondiale de lutte contre l’obésité (World Day Obesity). À cette occasion, deux associations suisses de patients atteints d’obésité, Eurobesitas et Perceptio Cibus, ont collaboré pour produire une vidéo de sensibilisation aux effets de la stigmatisation des personnes atteintes de cette maladie.

Elle s’intitule COURAGE, comme le courage quotidien que les personnes qui souffrent de cette maladie doivent avoir pour vivre avec celle-ci, mais également faire face à la grossophobie, soit les attitudes et les comportements hostiles qui stigmatisent et discriminent les personnes grosses, en surpoids ou obèses (Dictionnaire Robert 2019, voir mon dernier article à ce sujet)

 

 

Car, oui, il s’agit bien d’une maladie. Elle n’est certes pas reconnue comme telle en Suisse mais l’Organisation mondiale de la santé l’a établie comme une maladie chronique et complexe qui résulte de multiples facteurs (génétique, environnement social, endocrinologie, sédentarité).

 

De manière inquiétante, certains auteurs[1] de grossophobie appartiennent au corps médical et exercent cette violence dans le cadre de leur fonction

 

Aveuglés par leurs propres préjugés, ces personnes ont tendance à voir la surcharge pondérale comme la cause des maux pour lesquelles on consulte ou comme le premier problème de santé à régler avant de pouvoir s’attaquer au reste.

Or, annoncer à un patient obèse, sans qu’il n’ait rien demandé, que son surpoids est dangereux, qu’il faudrait manger moins, bouger plus, s’occuper enfin de soi, envisager la chirurgie bariatrique, c’est ne pas faire preuve d’une grande originalité – le patient se doute généralement de tout ça – et peut être ressenti comme une véritable violence.

Ces comportements peuvent s’expliquer par la formation suivie par le personnel médical. L’obésité y est généralement étudiée sous l’angle de facteur aggravant les risques de diabète, cardio-vasculaires, troubles musculo-squelettiques, etc. mais rarement comme maladie en tant que telle et qui ne relève pas de la responsabilité du patient.

La vidéo COURAGE revient sur une scène qui peut malheureusement arriver : une personne obèse subit les remarques désobligeantes d’un médecin généraliste. Quand je l’ai visionnée pour la première fois, je l’ai trouvée un brin caricatural. Non atteinte de cette maladie, je n’arrive pas à imaginer qu’on puisse être traitée ainsi par une personne censée nous faire du bien ou, pour le moins, ne pas accentuer notre mal-être.

Dr Dürrer, présidente d’Eurobesitas, une des deux associations à l’origine de cette vidéo, suit de nombreux patients obèses : « Malheureusement cette vidéo ne caricature en rien la réalité. Elle est basée sur une expérience vécue que l’on nous a relatée.

 

Quasi tous mes patients ont au moins une fois dans leur vie fait l’objet d’une telle violence de la part d’un médecin, d’un infirmier ou d’un autre membre du personnel médical.

 

Certains en viennent à ne plus consulter par peur d’être stigmatisé. Leurs problèmes s’aggravent et peuvent aller jusqu’à une prise en charge tardive aux urgences.

Cette stigmatisation médicale entraîne également des effets physiques car elle génère du stress et donc une production de cortisol. Or celui-ci, au même titre que la cortisone, augmente les troubles alimentaires par une surconsommation d’aliments. Ceux-ci causent une croissance du tissu adipeux viscéral et c’est ce surplus de graisse qui est responsable de l’aggravation des risques cardio-vasculaires et du diabète. Le corps médical devrait se rendre compte que toute stigmatisation exercée à l’encontre de patients a des conséquences psychiques et physiques sur eux ».

Autre facteur qui est à l’origine de souffrance pour ces patients : l’absence de matériel adapté et facilement accessible dans les cabinets et hôpitaux. Dans un pays où 42 % souffrent de surpoids et 11% d’obésité[2], avoir des sièges, des lits, des tensiomètres etc. à portée de main devrait être la norme mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas.

Suite à un accident de voiture, Léa (prénom d’emprunt) se retrouve hospitalisée et doit porter une minerve. Sur place, le personnel a du mal à en trouver une à sa taille. Léa en vient à culpabiliser de ne pas avoir un tour de cou “normal”.

Dre Lucie Favre, Médecin au CHUV responsable de la Consultation de Prévention et Traitement de l’obésité et co-responsable d’une filière mise en place au CHUV pour une meilleure prise en charge des patients souffrant d’obésité (voir encadré ci-dessous) rend toutefois attentif à ne pas caricaturer le soignant en maltraitant :

« Il faut rappeler que cette maltraitance existe malheureusement et qu’elle doit être combattue.

 

Mais, même si ces situations existent, elles ne sont pas la règle.

 

Le risque serait du point de vue des patients de renforcer les craintes de consulter alors que c’est justement un évitement des soins qui est le problème majeur de ces personnes en souffrance, plus particulièrement en cette période de pandémie et alors qu’ils sont très vulnérables face au Covid-19.

Au cours de toutes les consultations menées pour la mise en place de notre filière avec les soignants (ambulanciers, urgentistes, intensivistes, chirurgiens, gynécologues…), nous n’avons rencontré aucune résistance mais au contraire partout une réelle volonté participative, des propositions et des demandes de formation sur cette maladie. C’est aussi ce message porteur d’espoir que nous voulons transmettre. »

 

Un danger de santé publique: l’évitement de la consultation

 

La stigmatisation entraîne des souffrances telles chez les personnes obèses qu’elles peuvent entrer dans un cercle vicieux dont il est difficile de sortir. Ces personnes internalisent souvent cette stigmatisation en se sentant responsable, et donc coupable, de leur maladie et en viennent à trouver normal qu’on ne les traite pas avec le respect que tout être humain mérite.

S’en suivent d’une part une aggravation des troubles du comportement alimentaire et de multiples atteintes au fonctionnement psychique : faible estime de soi, dépression, anxiété, phobie sociale, agressivité, idées suicidaires, voire tentatives de suicide, et d’autre part, des stratégies d’évitement à l’exposition de leur corps (isolement, moins de sortie dans les espaces publics, arrêt de la pratique d’un sport, renoncement à fréquenter une salle de fitness, etc.).

Parmi les stratégies d’évitement figure celle de renoncer à des examens médicaux et, par conséquent, de mettre sa santé en danger.

 

 

Si vous êtes en situation d’obésité et qu’il vous arrive d’éviter des examens médicaux (check-up, contrôle gynécologique annuel, coloscopie de dépistage, etc.) par peur d’être confronté à un matériel inadéquat, un manque de connaissances de l’obésité de la part du praticien ou à un échange malaisant, la Consultation de Prévention et Traitement de l’obésité tenue par la Dre L. Favre au CHUV vous adresse volontiers à des généralistes, gynécologues, urologues, etc. capables de vous offrir des soins qui tiennent compte de vos besoins.

 

 

 

S’attaquer à la grossophobie fait partie intégrante de la lutte contre l’obésité

L’objectif de la vidéo COURAGE est de sensibiliser le corps médical en formation et en exercice sur les effets néfastes de la stigmatisation, mais également de présenter les bonnes pratiques en matière d’accueil d’une personne atteinte d’obésité. Elle servira de support de cours de formations de base et continue dans les universités et autres écoles pour le personnel de soin.

Espérons que de telles actions contribuent à faire cesser des attitudes qui alimentent ce que le corps médical est censé combattre, et à rappeler aux instances dirigeantes l’importance de donner aux soignants les moyens matériels et les connaissances nécessaires pour accompagner et soigner au mieux les personnes en situation d’obésité.

 

 

 

 

Le Covid-19 comme révélateur de la non reconnaissance de l’obésité comme maladie

“Lors de la première vague, l’obésité n’est nulle part apparu comme facteur de risque alors même que l’on savait que les patients souffrant d’obésité étaient à risque de développer des complications suite à une grippe. L’IMC ne faisait tout simplement pas partie des facteurs de risque analysés. Avec la propagation rapide de la maladie, les cliniciens ont constaté une apparente surreprésentation des patients souffrant d’obésité dans les unités de soins
intensifs et, début avril 2020, plusieurs publications ont confirmé cette relation : l’obésité représente un risque indépendant de présenter une forme sévère de Covid-19.

Cependant, en Suisse, ce n’est que début mai 2020, soit à la fin de la première vague, que l’OFSP a adapté les facteurs de vulnérabilité et intégré l’obésité, mais uniquement à partir d’un IMC de 40 kg/m2 [en France, ce seuil a été abaissé à 30kg/m2]. Le manque de considération de l’obésité au début de la crise sanitaire est révélateur de la difficulté de nos institutions à reconnaître l’obésité comme une maladie qu’il faut considérer et traiter au même titre que toute maladie chronique.”

Extrait de l’éditorial Le choc de deux pandémies : Covid-19 et obésité, écrit par Dre Lucie Favre pour la Revue médicale suisse, à paraître fin mars 2021.   

 

Lutter pour que la Suisse reconnaisse l’obésité comme une maladie

 

En janvier 2021 a été créée Alliance obésité, une structure nationale pour combattre la stigmatisation, améliorer la prise en charge de l’obésité et lutter pour que l’obésité soit reconnue et prise en charge comme maladie afin que les prestations y relatives soient remboursées au titre de l’assurance de base obligatoire.

Elle regroupe l’association suisse pour l’étude de l’obésité, l’association suisse pour les enfants et adolescents qui souffrent d’obésité, l’association suisse de chirurgie bariatrique, la ligue suisse pour l’obésité (association de patients en Suisse allemande), Eurobesitas (association de patients en Suisse romande).

Eurobesitas est aussi active politiquement et socialement dans la lutte contre la stigmatisation en travaillant conjointement avec l’Office Fédéral de la Santé publique, L’Association Suisse de l’Etude de l’Obésité et la Coalition Européenne des patients souffrant d’Obésité dans de nombreux projets.

 

Une initiative du CHUV pour répondre aux besoins des soignants

 

Au CHUV, une filière est actuellement mise sur pied pour une meilleure prise en charge des patients souffrant d’obésité. Consciente que l’on peut mieux faire en la matière et témoin de la forte volonté des soignants d’améliorer les choses, la direction du CHUV a décidé d’agir de manière transverse à l’ensemble des services. Objectifs:  les équiper de matériels adéquats (tables d’examens ou pèse-personnes pouvant supporter des poids supérieurs à aux maximums usuels ; transports équipés ; sièges sans accoudoirs dans les salles d’attente ; etc.) et assurer la prise en charge post-opératoire en collaboration avec l’hôpital de Payerne qui a l’équipement nécessaire pour mobiliser ces patients.

Soutenir les patients

En matière de stigmatisation, des actions sont également menées auprès des patients. Eurobesitas a développé quatre ateliers pour les aider à y faire face : apprendre à identifier les comportements grossophobes, à anticiper les réponses à y apporter, à s’exercer au quotidien, et à débriefer avec un psychologue.

 

 


Notes

[1] Le masculin est adopté lorsque le neutre n’est pas possible. Ce choix a été fait afin de faciliter la lecture. Cela n’a aucune intention discriminatoire. Pour des raisons d’égalité dans la représentation des deux sexes, le féminin sera adopté dans le prochain article lorsque le neutre ne sera pas possible.

[2] Enquête suisse sur la santé (2018). Office fédéral de la statistique.