L’argument de base pour légitimer l’augmentation de l’âge de départ à la retraite est celui de l’allongement de l’espérance de vie.
En Suisse, cet argument a largement été utilisé l’an dernier pour motiver le prolongement de la vie active des femmes. Début 2023, c’est au tour d’Emmanuel Macron de l’avancer pour justifier sa réforme des retraites.
Puisque l’espérance de vie augmente, il paraît en effet de “bon sens” [1] de prolonger la vie active. Pourtant, ce raisonnement – logique à première vue et largement ancré dans nos sociétés – élude un peu trop rapidement certaines données de l’équation [2].
Pas tout le monde ne vit si longtemps
Ce n’est clairement pas un scoop mais c’est toujours important de le rappeler. Il existe d’importantes inégalités en matière d’espérance de vie. La catégorie socioprofessionnelle, le niveau d’instruction, le revenu ou encore le lieu de résidence [3] en sont notamment des déterminants puissants.
En France par exemple, les départements ayant une faible longévité et une faible espérance de vie en bonne santé sont ceux que l’on sait les moins favorisés économiquement (départements des Hauts-de-France, Outre-mer) ou très ruraux (Limousin). À l’inverse, les départements qui cumulent forte longévité et meilleure espérance de vie en bonne santé constituent souvent des territoires économiquement aisés avec des populations d’actifs et socialement avantagés (départements de l’Ile‑de‑France, Savoie…) [4].
En Suisse, l’écart socio-économique de l’espérance de vie en bonne santé s’est même creusé ces dernières années. En 1990, les diplômés universitaires vivaient 3,3 ans (femmes) et 7,6 ans (hommes) de plus en bonne santé que les personnes sans formation post-obligatoire. Un quart de siècle plus tard, cet écart a augmenté à 5 ans chez les femmes et 8,8 ans chez les hommes [5].
Pas tout le monde n’arrive à travailler à un âge avancé
Travailler plus longtemps nécessite d’avoir pu cumuler les ressources nécessaires au maintien de sa santé physique et mentale. Un état de santé dégradé, une faible espérance de vie anticipée, la pénibilité et / ou la charge psychosociale du secteur professionnel – et donc plus ou moins directement le niveau d’étude et la catégorie socioprofessionnelle – sont autant d’explications à un retrait précoce du marché de l’emploi [6].
Une étude suisse montre qu’une majorité des personnes qui ont pris une retraite anticipée l’ont fait en raison de la pénibilité de leur travail (psycho-sociale, maladie ou invalidité), suite à un licenciement, ou encore à la restructuration ou une proposition de leur entreprise. Seule une minorité déclare l’avoir fait pour profiter de la vie [7].
Pas tout le monde ne souhaite travailler plus longtemps
En Suisse – mais pas seulement – on entend régulièrement des décideurs politiques dire que celles et ceux qui souhaitent travailler plus longtemps devraient pouvoir le faire, justifiant ainsi la flexibilisation de l’âge à la retraite. Or, cette remise en cause d’un âge fixe au retrait de l’emploi relève de rapports sociaux puissants :
“Le rapport à l’âge n’est pas universel et ce sont, bien souvent, une minorité d’individus socialement favorisés qui dénoncent ce critère. (…) La mobilisation contre la discrimination sur l’âge émane de cadres supérieurs, de managers et d’executives, et non de l’ensemble des individus. De surcroît, ce sont également plus souvent des hommes que des femmes, des individus en bonne santé, dotés de diplômes ou de compétences qui leur permettent d’être encore “compétitifs” sur le marché du travail, qui ont connu une carrière professionnelle ascendante et valorisante” [8].
Dans une étude menée avec mon collègue Ignacio Madero-Cabib [9], 17% de notre échantillon déclarent avoir travaillé au-delà de l’âge légal de départ à la retraite. Parmi eux, la moitié l’ont fait pour compléter une rente jugée insuffisante. Ce groupe était principalement composé de personnes titulaires d’une formation secondaire ou inférieure, de travailleurs indépendants, d’agriculteurs, de personnes étrangères, ainsi que d’individus divorcés ou veufs.
L’autre moitié déclarait avoir prolongé leur vie active pour le plaisir. Ce groupe se distinguait par une surreprésentation d’individus hautement qualifiés. Cela peut s’expliquer par le fait que ces personnes ont également plus tendance à être satisfaites de leur trajectoire professionnelle et ont rarement des métiers pénibles.
Rappelons également que les systèmes de prévoyance vieillesse joue un rôle majeur dans la capacité financière à se retirer du marché de l’emploi et dans les revenus à la retraite. Le type de poste occupé, les secteur et taux d’activité, les périodes de chômage, d’invalidité, de parentalité, etc. sont autant de facteurs influençant la capacité à cotiser et donc l’âge de départ à la retraite[10].
Penser les retraites nécessite plus de créativité
Les systèmes de retraite actuels donnent une grande importance au nombre d’années travaillées et/ou à un âge fixe auquel toucher les prestations de retraite. Un tel focus est trop limitant. Il discrimine les individus ayant connu des bas salaires, un métier pénible, une discontinuité de leur trajectoire professionnelle, un travail à temps partiel ou une entrée tardive sur le marché de l’emploi. Typiquement les femmes et les personnes qui travaillent dans des secteurs pénibles.
Les politiques de retraite doivent être davantage créatives. Pour cela, il faut s’inscrire dans un débat plus large et inviter autour de la table les politiques d’emploi, de santé, familiale et économique. Il s’agit en particulier d’inclure les questions de pénibilité, d’accès à la santé, de formation continue, du marché du travail pour les personnes en fin de carrière et des mesures en faveur des chômeurs âgés.
Autre axe indispensable : introduire des mesures qui valorisent le rôle pris par de nombreuses personnes âgées – notamment les femmes – dans les activités de soins auprès de parents dépendants ou de petits-enfants et qui pallient ainsi les manques de structures dans ces secteurs.
Et, last but not least, d’autres mesures économiques que la prolongation de la vie active pour assurer la soutenabilité des régimes de retraite devraient être sérieusement envisagées et discutées. 💡 Des idées? Mettez-les en commentaires 👇
Sources
[1] Cette expression fait référence à la rhétorique de l’inéluctabilité mobilisée par le politique comme outil pour imposer une solution comme impératif technique correspondant à la marche naturelle de l’économie. Pour en savoir plus, voir les travaux en sociologie de l’expertise. Par ex. : Cusso R., Gobin C. 2008. Du discours politique au discours expert : le changement politique mis hors débat ?, Mots. Les langages du politique, n°88.
[2] Ces éléments sont tirés de ma thèse : Kaeser L. 2015. Personnes âgées issues de la migration et vieillissement actif : interroger les normes contemporaines du vieillissement au prisme des parcours de vie. Genève : Thèse de l’Université de Genève.
[3] Forney Y. 2011. Les inégalités devant la mort : longévité différentielle en Suisse selon les catégories socio-professionnelles (1991-2004). Genève : Thèse de l’Université de Genève.
[4] Crouzet M., Carrère A., Laborde C. et al. 2021. Différences d’espérance de vie sans incapacité dans les départements français . Revue Quetelet, n°8.
[5] Remund A., Cullati, S. 2022. Les inégalités d’espérance de vie en bonne santé en Suisse depuis 1990. Social Change in Switzerland, n°31.
[6] Blanchet D., Debrand T. 2007. Souhaiter prendre sa retraite le plus tôt possible : santé, satisfaction au travail et facteurs monétaires. Économie et statistique, n°403-404.
[7] Kaeser L. (2015), cité.
[8] Lefrançois C. 2013. Tensions autour du critère de l’âge. Les chômeurs âgés face aux politiques de l’emploi en France et au Royaume-Uni. Lille : Thèse de l’Université Charles-de-Gaulle Lille 3, p. 403.
[9] Madero-Cabib I., Kaeser L. 2016. Active Ageing in Switzerland: A Study on the Determinants of Extending Occupational Activity and Voluntarism of Late Retirement. European Journal of Ageing, vol. 13, n°1.
[10] Debrand T., Sirven N. 2009. Les facteurs explicatifs du départ à la retraite en Europe. Retraite et société, vol. 57, n°1.
Des idées : simplement taxer correctement les (grandes) entreprises et tous les revenus qui passent à la trappe pour cause “d’optimisation fiscale”, y compris les transactions financières qui ne sont quasiment plus taxées au profit de frais de transaction (très) élevés qui permettent aux banques, je devrais dire à la banque, de verser des salaires et des bonus faramineux.
De l’argent il y en a à profusion, il faut juste savoir si on veut le répartir pour assurer une vie agréable à tous, ou une vie agréable à quelques uns. Quand le conseil fédéral approuve une perte supplémentaire de 8 milliards pour le CS et coupe en parallèle des prestations pour enfants handicapés, on a vite compris à quelle sauce nous serons mangés
Bonjour,
Au lieu de proposer un âge limite de retraite, on pourrait proposer un âge limite de nombre d’années travaillées. Cela permettrait à ceux qui ont commencé à travailler tôt avec un apprentissage (et qui ont souvent une pénibilité plus importante) de terminer avant ceux qui ont fait des études.
Si on prend 45 ans de travail, ça me semble bien.
Il faudra traiter par exception ceux qui sont venus dans notre pays, ceux qui se sont occupé de leurs enfants ou qui ont dû cesser leur activité (comme c’est déjà le cas avec le modèle actuel).
Pour quelqu’un qui a commencé à 25 ans après des études supérieures, cela fait 70 ans !