Cet article est mauvais parce que, notamment, mes arguments auraient gagné à être mieux affutés ; les réflexions exposées, à être moins nombreuses et mieux structurées ; le ton employé, à être plus fin. Résultats : le message que je voulais transmettre est difficilement lisible et, pire, je passe pour une Madame Je-sais-tout. Il paraît que c’est en forgeant que l’on devient forgeronne. Je m’offre donc le droit de m’améliorer en publiant, dans un avenir plus ou moins proche, sur le même sujet et produire un article que j’escompte meilleur. En espérant ne pas avoir perdu d’ici là une partie de mon lectorat…ni le plaisir d’échanger avec lui des opinions parfois divergentes [note ajoutée le 20.07.2019].
Hier soir, j’ai eu l’idée d’écrire un article sur les raisons pour lesquelles je ne me rends pas à la Fête des vignerons. En ouvrant la page des blogs du Temps ce matin, je découvre avec plaisir l’article de Francis Saugy où il expose les arguments qui l’ont décidé à faire de même. Nous serons donc au moins deux boycotteurs solitaires…à moins que « les gradins dont l’occupation s’annonce clairsemée indiqueront-ils que nous ne sommes peut-être pas si seul·e·s ».
Je partage le constat de Francis Saugy sur l’immense problème de cohérence entre d’une part, l’image véhiculée par cette fête, et d’autre part, le message de prévention que l’on fait aux jeunes de ce pays.
Combien de personnes iront en effet s’enivrer à cette fête pour se décharger de la pression que l’on a en Suisse d’être performant·e au travail, à la maison et dans ses loisirs ? Combien prendront un verre parce que, sans alcool [1], elles ne parviennent pas à entrer en interaction avec un·e inconnu·e, entravées qu’elles sont par le manque de liberté à être pleinement elles-mêmes.
Cher vin, je t’aime et je te déteste
J’aime le vin pour ce qu’il a amené dans ma vie : le partage de moments inoubliables en dégustant le fruit de ce que la nature et l’être humain produisent de concert. Et je le déteste pour ce qu’il a ôté dans ma vie : un oncle qui s’en est allé prématurément des suites d’une maladie bien trop répandue en Suisse.
Il buvait pour ne pas pleurer la mort de son père décédé bien trop jeune lui aussi. Et en manquant, lui aussi, de dignité. La faute à une autre maladie de l’époque : la pauvreté, cette maladie sociale qui ne permettait pas d’avoir une couverture maladie suffisante. Mon oncle avait 16 ans le jour de l’enterrement et il est arrivé bourré. Une partie de sa famille lui en a longtemps voulu. Mais ces gens se trompaient de cible.
Boire pour ne pas pleurer mais danser
Mon oncle faisait comme beaucoup de personnes en Suisse : il buvait parce qu’il n’arrivait pas à exprimer son chagrin. Dans le monde paysan dont la culture imprègne encore la vie émotionnelle de ce pays, montrer la part vulnérable de son humanité n’était pas socialement admis pour un homme. Aujourd’hui encore, on préfère boire et s’enivrer jusqu’à la lie pour se décharger d’une pression trop élevée, oublier nos maux conscients et inconscients ou entrer en lien avec les autres.
À ce propos, j’ai passé des soirées en Amérique latine – que dis-je, des nuits – où mes ami·e·s du pays ne buvaient qu’un ou deux cocktails. C’était souvent faute d’argent, et toujours parce qu’ils et elles n’en avaient pas besoin. Leur capacité à danser en considérant les autres comme des partenaires de jeu et non pas comme les juges de leurs pas, les faisaient savourer la joie profonde des corps qui s’expriment librement. Sans parler du bonheur des chants entonnés par cœur autour des musicien·ne·s et de l’énergie qui s’échangeait sans discontinuer dans ces moments là. Les fameux pouvoirs de la musique et de la danse…
Jésus ou celui qui changeait l’eau en vin en mode incognito
Dans les écrits bibliques, le premier signe de Jésus est de changer l’eau en vin aux noces de Cana. Cette histoire, je l’ai bien retenue. Mais j’ai aussi retenu qu’il avait réalisé ce miracle afin que l’hôte puisse gâter ses invité·e·s et que tout le monde partage la joie du mariage. Je n’ai pas souvenir qu’il soit mentionné que l’hôte ait dû nettoyer du vomi en lieu et place de profiter de sa nuit de noce.
La plupart des interprétations théologiques ont également souligné que ce premier signe illustre la générosité divine qui n’a pas besoin de publicité pour s’exercer [2]. En effet, les auteurs des évangiles ont choisi de rapporter que Jésus a usé de son superpouvoir en mode incognito.
La générosité de la Fête des vignerons en question
Question faussement naïve : les responsables de la Fête des vignerons ont-ils cette même générosité ? Ou leurs égos les poussent à saisir cette opportunité pour faire de la publicité à un secteur qu’ils et elles jugent en déperdition ? Mais combien de ces responsables sont propriétaires de terrains qui valent des millions et qui, comme le rappelle très justement Francis Saugy, pourraient être affectés, au moins en partie, pour répondre à l’urgence climatique ?
Certaines personnes préfèrent boire de l’eau en bouteille car elles craignent la propreté de l’eau du robinet. Mais combien connaissent la part d’additifs néfastes pour la santé qui sont ajoutés dans le vin ? Combien des responsables de la Fête des vignerons sont prêts à investir dans des techniques qui soient respectueuses des êtres humains qui partagent les terres de l’arc lémanique ? Quel est le prix humain et écologique que notre société est prête à mettre pour préserver cette tradition et les terres viticoles ? Car c’est de cet arbitrage qu’il s’agit. Ni plus ni moins.
Serez-vous à la hauteur des attentes ?
Avec un budget de plus de 100 millions, des milliers de bénévoles qui ont investi des centaines d’heures de leur temps, et quelque 400’000 spectateurs et spectatrices attendu·e·s, il est temps d’être à la hauteur. Quand on a le pouvoir économique, politique et social d’impacter la société, encore faut-il avoir le courage émotionnel de porter le changement en criant fort son message. Quel est le vôtre ?
Pour l’heure, le nom de l’événement qui n’inclut pas les vigneronnes [3], le tableau des Noces qui ne présente aucun couple homosexuel, et le fameux “plus grand plancher LED jamais monté en open air”, sont autant d’exemples qui démontrent que les responsables n’ont pas dû voir passer les milliers de personnes dans la rue le 14 juin et les jours de manifestations pour le climat de ce printemps.
À moins qu’il y ait eu un souci avec la stratégie marketing ? Aurais-je fait preuve d’une trop grande naïveté en croyant ce qui est inscrit sur la page d’accueil du site dévolu à l’événement ? Je cite : « Reconnue par l’UNESCO qui l’a inscrite sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, la Fête des Vignerons unit les générations, rassemble gens des villes, des campagnes et des vignes, autochtones et étrangers ».
Mais comment vouloir rassembler sans tenir compte des milliers de jeunes et moins jeunes qui vivent le changement et réclament qu’on y réponde? Comment se vanter d’être en phase avec les évolutions sociales tout en omettant d’embrasser le changement de société ? Parce que oui (attention spoiler…), on peut conserver ses racines tout en embrassant le changement.
Embrasser le changement ne veut pas dire renier ses racines
Parce qu’avec de belles racines, on peut, moyennant certaines tailles de la vigne, obtenir des branches bien plus saines et du raisin en plus grande abondance. Ce n’est pas aux vigneron·ne·s que j’apprendrai cela.
Alors, messieurs dames, dans quelles terres souhaitez-vous planter les racines de vos plants de vigne ? Quels sarments êtes-vous prêt·e·s à raccourcir ? Quels fruits voulez-vous produire pour la prochaine génération ?
Serez-vous prêt·e·s à répondre à la voix de nos enfants qui réclament à corps et à cri que l’on agisse pour l’urgence climatique ? Serez-vous prêt·e·s à inclure dans votre tableau des Noces des couples homosexuels comme il en existe des milliers sur l’arc lémanique ? Ou préférez-vous continuer à vivre avec quelques années de retard en mode so XXème siècle et à ne pas tenir compte des nouvelles racines qui font le ferment du pays de Vaud ?
Arrêtez de nous faire croire que la Dolce Vita doit être chère en Suisse
Les racines que je pense davantage propices à des fruits durables et savoureux existent déjà. Ce sont nos grands-parents qui les ont plantées en nous montrant comment profiter des fruits de notre labeur. Ce sont nos parents qui les ont arrosées en se libérant des normes de société qui leur pesaient. C’est ma génération qui en taille les sarments en choisissant le meilleur de ce que la société a à nous offrir. Ce sont les personnes venues de contrées lointaines qui ajoutent des rameaux en amenant leurs richesses. Et ce sont nos enfants qui s’occuperont des prochains cycles saisonniers en obéissant à la nature qui le leur rendra bien.
Les fruits que nous récoltons toutes et tous à travers les générations ont le goût du bonheur simple. Ces fruits ne sont pas ceux issus d’une vigne qui fait croire que le bonheur s’achète à coup d’événements hors de prix et autres places to be. Ce sont des fruits qui ne nous obligent pas à surbooker notre agenda estival pour avoir l’impression d’exister alors même que nos corps et nos têtes nous réclament du repos.
Ces fruits nous demandent seulement d’être cueillis au bord du lac ou de nos rivières. C’est là qu’ils se cachent pour nous offrir l’émerveillement devant des paysages sans nuls autres pareils, de riches échanges avec celles et ceux qui partagent le grill collectif ou notre feu de bois, et la saveur d’un bon verre de vin que l’on boit avec modération, mais surtout délice !
[1]…la fête est plus folle : blague du jour, bonjour.
[2] En revanche, certainement de superpouvoirs.
[3] Si je comprends que le service marketing trouve le nom “Fête des vigneronnes et vignerons” un peu trop long, j’aurais suggéré de faire simple avec “Fête de la vigne”.