Les médias s’étonnent de controverses qui agiteraient le Conseil fédéral, alors qu’il est impossible qu’il n’y en ait point. Puisque l’on élit, l’un après l’autre, deux PS, deux UDC, deux PLR et une centriste, ils ne seront pas de ce seul fait d’accord sur tout. Ils ne constituent bien évidemment pas une équipe soudée autour d’objectifs communs. Ils ont pour fonction de proposer des solutions de compromis, qui satisfassent le plus grand nombre et qui ne feront jamais l’unanimité, ni parmi eux, ni parmi le peuple.
Ce principe sous-jacent à toute la politique suisse démontre jour après jour son efficacité : espérance de vie, pouvoir d’achat, paix sociale, sécurité, formation, santé, balance commerciale, équilibre budgétaire, sur tous ces aspects la Suisse s’inscrit parmi les meilleurs et se trouve souvent est en tête de liste. Cela démontre que les décisions prises sous l’empreinte d’une idéologie dans d’autres pays ne sont pas bonnes. En favorisant le consensus de toutes les convictions en Suisse, on aboutit à la meilleure évaluation du bien commun, en tous cas à la moins mauvaise.
Bien entendu ce n’est pas parfait. Il y a des lacunes et des dérives, des inerties et des omissions. Elles sont bien connues : la relation avec l’UE s’enlise, la lutte contre le réchauffement climatique est insuffisante, le concept de neutralité est flou, l’AVS va dans un mur, on aurait pu faire mieux face à l’épidémie, la pénurie d’énergie n’a pas été prévue et maîtrisée. C’est la rançon de toute institution humaine : elle n’est pas infaillible et surtout elle n’a pas la faiblesse de s’imaginer qu’elle le serait. Les critiques de l’action du Conseil fédéral se fondent sur l’illusion qu’elle devrait l’être.
Dès qu’un dossier complexe surgit, il n’y a pas de solution tranchée par le Conseil fédéral. Cela aussi fait partie du génie politique helvétique. Patienter en gouvernance n’est pas un défaut. Des problèmes insolubles, sauf mesures impopulaires, finissent parfois par se dissoudre dans l’insignifiance. D’autres changent de nature et finissent par devenir accessibles à l’action. La prudence, la tergiversation, la procrastination ne sont pas des défauts quand il faut prendre des décisions, dont il est impossible de prévoir toutes les conséquences parce que l’on est dans l’ignorance de toutes les données. La politique est l’art de décréter en toute méconnaissance de cause.
L’institution du Conseil fédéral remplit précisément cette règle. Il n’y a pas de premier ministre, pas de programme, pas de majorité. Les dicastères s’attribuent à l’ancienneté et celui qui est dernier élu prend ce qu’on lui abandonne. De la sorte personne ne gouverne un département dont il aurait quelque connaissance antérieure. Ignazio Cassis est le seul médecin, donc il ne s’occupe pas de santé, mais de relations internationales dont il ignore tout. La santé tombe dans le dicastère d’Alain Berset, qui est docteur en économie et qui, en toute logique ne s’occupe point de celle-ci. C’est le domaine de Guy Parmelin en charge de la formation et de la recherche parce qu’il n’a jamais été chercheur. Simonetta Sommaruga, excellente pianiste, ne s’occupe pas de la culture mais de l’énergie. Viola Amherd conduit l’armée dont elle n’a jamais fait partie.
Ainsi chaque conseiller fédéral dirige des fonctionnaires mieux formés que lui, qui auront tendance à lui proposer une politique selon leurs goûts, convictions et croyances. D’une certaine façon, cela n’a pas d’importance car aucune action du Conseil fédéral ou de son administration ne se peut sans l’agrément du parlement, muni de deux chambres qui doivent voter les lois selon un texte commun. Si cela n’aboutit pas malgré une longue procédure, le projet de loi tombe dans les oubliettes et le problème flottant se passe bien de solution.
Rien n’est donc plus malvenu que de critiquer un conseiller fédéral. Il n’est pas personnellement responsable des décisions qu’il défend et qui ont recueilli simplement une majorité dans le Conseil. Le suspecter de dictature, comme cela fut le cas durant l’épidémie, est ridicule. Il le voudrait qu’il ne le pourrait.
La démocratie helvétique a poussé sa logique jusqu’à l’acratie. Personne n’a le pouvoir ou tout au plus une fraction tellement insignifiante qu’elle ne peut nuire. Selon cette tendance, le Conseil fédéral est tout sauf un gouvernement au sens ordinaire du terme. Il doit composer avec le parlement, les cantons, l’administration. Il y a tellement de contre-pouvoirs que son pouvoir est imperceptible. Il n’est là que pour subir les critiques : il fait en somme de la figuration intelligente. Honneur et respect à celles et ceux qui acceptent cette charge ingrate et paradoxale.