Trop de médecins?

Santésuisse a publié le communiqué dont voici des extraits

« Trop de médecins coûtent cher. L’offre excédentaire de médecins est financée par la population sous forme de primes trop élevées, et par les patients avec des traitements inutiles. D’où l’importance de trouver une solution plus efficace pour le pilotage des admissions. Le projet de loi a déjà été édulcoré par le Conseil des Etats, et c’est maintenant au tour de la commission du Conseil national de céder face à la pression des médecins. …
A l’échelle du pays, on enregistre en Suisse une très forte densité de médecins, en particulier dans les centres urbains. Les comparaisons internationales révèlent que la Suisse se situe au-dessus de la moyenne des Etats de l’OCDE pour toutes les catégories de médecins. Et comme la branche de la santé génère sa propre demande, cela a des conséquences financières pour la population : trop de médecins coûtent cher. Chaque nouveau cabinet médical coûte en moyenne un demi-million de francs par an. Les coûts de cet approvisionnement excessif et inadéquat sont principalement à la charge des payeurs de primes. »

Le message est clair : si les primes de l’assurance maladie vont encore croitre, c’est la faute à une pléthore de médecins. Ce ne sont pas les patients qui consultent parce qu’ils se sentent mal, ce sont les médecins qui leurs prescrivent des traitements alors qu’ils ne demandent rien.

Les patients estiment avoir le droit de choisir leur médecin en fonction de tous les critères imaginables, à commencer par sa réputation professionnelle et par son empathie lors des entretiens. Limiter le nombre de médecins revient à diminuer  cette liberté fondamentale du choix sur un libre marché. C’est pire qu’une médecine d’Etat à la soviétique ou à la britannique car l’instance de décision n’est plus l’Etat mais des entreprises privées, les assureurs.

Ce n’est pas la première fois que des mesures maladroites sont proposées pour réduire les coûts de la santé. Cela a commencé voici vingt ans avec le numerus clausus des facultés de médecine visant à réduire le nombre de médecins diplômés : cette mesure a tourné à la confusion de ses initiateurs puisque les jeunes Suisse, interdits d’étude, ont été remplacés par des médecins formés à l’étranger. Il n’y a donc pas eu finalement de réductions du nombre de médecins.

Sont-ils pour autant trop nombreux, comme le prétendant les partisans de leur réduction ? A en juger par le délai nécessaire pour obtenir un rendez-vous chez certains spécialistes, de trois semaines à trois mois sur la place de Lausanne, ils seraient au contraire surchargés et trop peu nombreux. Il n’y a pas trop de spécialistes et trop peu de généralistes. Ils sont peut-être mal répartis sur le territoire.

Ensuite on a proposé et mis en œuvre un moratoire sur l’ouverture de nouveaux cabinets par de jeunes médecins. Le seul résultat a été de les confiner dans les hôpitaux universitaires, où ils se sont spécialisés en créant prétendument une pénurie relative de généralistes.

Il n’y a donc pas de méthode simple et efficace pour diminuer les coûts de la santé. Toutes les interventions maladroites ont, jusqu’à présent, été à fins contraires. Quel que soit le système, il y aura toujours des malades imaginaires et des médecins complaisants : c’est inscrit dans la nature humaine, faite d’angoisses et de faiblesses. Si l’on réduisait effectivement la consommation médicale par des mesures administratives ou légales, on réduirait certes des dépenses inutiles, mais aussi d’autres indispensables. Dans un système de marché libre fondé sur la relation privilégiée entre patient et médecin, l’Etat est privé de moyens d’action et il le restera.

Le système de santé suisse est excellent en ce sens qu’il garantit une espérance de vie parmi les trois plus élevées au monde. Il n’absorbe que 12% du produit national. Ce n’est pas trop cher payé, même si c’est un luxe réservé à un pays riche. Si l’on estime qu’il y a trop de médecins, encore faudrait-il décider d’une norme objective. Il y a aussi, si l’on commence à compter, trop d’avocats, de fiduciaires, de stations de ski, de stades, de théâtres, de musées, de parcs, d’universités, d’avions, de voitures, de restaurants, d’antennes de téléphonie dont pourrait théoriquement se passer. Mais dans ces domaines, il semble qu’il n’y ait jamais assez, parce que des lobbys puissants veillent au grain.

Si les médecins étaient organisés en groupe de pression, s’il finançait de la publicité à la télévision, on se rendrait compte qu’ils sont vraiment utiles pour maintenir les gens en vie, en bonne santé et capable de travailler alors que ce n’est pas le cas des antennes de téléphonie, des stations services et des émetteurs de télévision. Le communiqué de Santésuisse répète inlassablement l’argument selon lequel un cabinet engendre un demi-million de frais. Bien sûr pour tourner il faut un chiffre d’affaire de ce niveau. Mais cela ne signifie pas que ce demi-million est jeté dans une poubelle, sans aucun résultat, comme la rédaction du communiqué le laisse entendre  Puisque la Suisse est riche, il est intelligent de dépenser dans des domaines où cela vaut la peine : la santé, la formation, les transports, le logement. Nous vivons mieux que beaucoup d’autres et surtout plus longtemps.

La promotion de l’inculture par les pouvoirs publics

Trois théâtres lausannois subventionnés par les pouvoirs publics promeuvent du 25 mars au 5 avril un festival des arts de la scène, théâtre, danse, performance ( ?), arts visuels ( ?). En réalité le théâtre est le parent pauvre, soit cinq pièces sur dix-huit spectacles. Encore faut-il compter comme pièce celle qui s’intitule « Pièce sans acteurs » bâtie sur un dialogue entre deux haut-parleurs dans le but de « questionner par l’absurde l’absence de l’humain ». Pour les quatre autres, on peut dénombrer deux auteurs de langue allemande, Peter Handke et Thomas Bernhard, une adaptation de l’Etranger de Camus et une « performance » sans auteur avoué.

On chercherait en vain dans ce festival une pièce écrite par un auteur de langue française, alors qu’à Paris on joue avec succès deux auteurs vivants de grand talent, Yasmina Reza et Eric-Emmanuel Schmitt. Comme la direction de ce festival semble ignorer l’existence d’un théâtre de langue française, on se permet de les instruire. Depuis Molière, Racine, Marivaux, Beaumarchais des siècles révolus jusqu’à Feydeau, Guitry, Montherlant, Anouilh, Claudel, Cocteau, Giraudoux, Camus, Sartre, Beckett, Genet, Ionesco du siècle dernier, il existe un vaste répertoire de qualité basé sur des textes d’écrivains. C’est une de facettes les plus brillantes de la culture française.

Force est de constater que le but des scènes lausannoises n’est plus de promouvoir cette culture là, mais de la mettre sous le boisseau en l’ignorant purement et simplement. Si l’on se met dans la tête des décideurs, il faut supposer que pour eux la véritable culture, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’est pas le but, mais qu’ils privilégient plutôt une forme d’inculture, de négation de la tradition comme si celle-ci ne charriait que des insanités, des fadaises, des niaiseries. Certes la langue utilisée dans la vie de tous les jours n’a plus la qualité de ce qui se jouait jadis pour un public cultivé. Une tragédie de Racine suppose une attention soutenue, une connaissance du contexte mythologique, biblique ou historique, un intérêt pour la réflexion politique, pour la religion, pour des relations amoureuses qui ne se résument pas au coït à tout-va. Les directeurs de théâtres estiment-ils que ce genre de public n’existe plus ou, s’il existait, qu’il mérite d’être ignoré.

En général la littérature a pour but et pour résultat d’élever le lecteur ou le spectateur au-dessus de ses préoccupations quotidiennes. Elle constitue une tension continue vers le beau et le bien. Or, le talent d’écrivain n’est pas à la portée de n’importe qui. Une pièce de théâtre est d’abord un texte de qualité adapté par un metteur en scène qui le respecte et qui ne s’autorise pas à l’améliorer selon ses penchants et joué par des comédiens qui comprennent les situations qu’ils représentent. Beaucoup des prétendus spectacles qui encombrent ce festival insistent sur l’absurde, la violence, le non-sens en proférant des platitudes voire de simples borborygmes. Ils rencontrent un certain public à son niveau en essayant de l’y maintenir, voire de l’abaisser.

Les pouvoirs publics n’ont pas à censurer ces divagations, mais ils n’ont pas non plus à les promouvoir avec l’argent des impôts. Sauf si, en passant aux aveux, ils cherchent à lutter contre la culture, dite bourgeoise, en empêchant le peuple du bas (que les décideurs bobos considèrent comme le bas peuple) de se cultiver, de former son goût, d’aiguiser son sens critique. On entend souvent des décideurs politiques dire avec aplomb que toutes les activités se valent, qu’il n’existe pas de critère de qualité, que tout est dans tout et donc rien dans rien. Cette forme de laisser-aller, de négativisme, de promotion de l’absurde, n’est pas faite pour fonder une société sur des valeurs. Mais ce dernier mot lui-même est-il encore compréhensible ? Avons-nous des valeurs et lesquelles?

La mise en scène de l’inculture par ce festival répond à la définition du métier d’artiste : il met en scène la société telle qu’elle est.

Comment renoncer à la publicité?

A Lausanne, les affiches sont lacérées et les panneaux lumineux brisés. Cette remise en question de la publicité s’opère avec cette violence, qui devient la règle face à un système politique et économique ressenti comme oppressant. Des dizaines de fois par jour chacun est sollicité par une réclame dont il n’a pas besoin et qui finit par l’exaspérer.  Plutôt que de détruire pour exprimer ses sentiments, pourrait-on réfléchir à ce que la publicité signifie à notre époque? A ce qu’elle apporte et à ce qu’elle détruit.

Elle est omniprésente parce qu’elle rapporte. Tout d’abord aux annonceurs qui sinon ne la financeraient pas : toute publicité, aussi grossière soit-elle, n’existerait pas si elle ne créait pas un marché . Puis aux artisans publicitaires dont c’est le métier. Puis enfin aux supports, principalement les médias. Sans publicité, il y aurait moins de journaux qui coûteraient plus chers, moins d’émetteurs de télévision dont la redevance augmenterait, moins d’emplacements loués par les municipalités.

La publicité existe d’abord parce que tout le monde y trouve provisoirement son compte sauf le consommateur dont on capte le regard, dont on mobilise l’attention, dont on fait perdre le temps. On pourrait la tolérer dans son amplitude actuelle en considérant qu’elle est le moteur  indispensable d’une croissance dont nous ne pouvons pas nous passer. A productivité croissante, il faut consommer de plus en plus pour continuer à produire avec le même nombre de places de travail. Limiter la publicité, la freiner, la réduire, voire la supprimer est impensable car cela détruirait l’économie, telle que nous la pratiquons.

Cependant, c’est accepter la relation entre le publicitaire qui ment et le consommateur qui se laisse séduire. Aucune société n’a jamais été aussi bien informée que la nôtre. Nous savons tout, nous voulons tout savoir pour agir en conséquence au mieux de nos intérêts. Dans l’idéologie implicite où nous vivons, l’information constitue une autre clé de voûte de l’économie et de la démocratie. Si elle est fausse, en principe tout l’édifice s’écroule : nous cessons d’être efficaces.

A cette exigence tout à fait respectable, il n’existe qu’une exception, un territoire de l’information sans foi, ni loi : la publicité. Si c’est pour vendre, on a le droit, mieux le devoir de mentir. Cela n’a rien d’étonnant : nous recherchons l’information parce qu’elle est profitable. Si une fausse information, bien circonscrite, rapporte gros, elle mérite d’être diffusée.

Un mensonge est bien visible lorsque le produit ne peut absolument pas remplir le rôle qu’on lui attribue. C’est à peine une exagération, cela devient une sorte de galéjade qu’il appartient au badaud averti de décoder pour ce qu’elle est. C’est un jeu dont il faut connaître les règles, tout comme au poker qui n’a pas d’intérêt si on ne bluffe pas.

Il n’existe pas de crème qui fasse mincir : la seule méthode pour maigrir consiste à observer un régime et à prendre de l’exercice ; on n’achète donc pas un corps présentable dans une pharmacie ; mais de pleines pages prétendent le contraire dans des revues féminines ou lors de spots télévisés.

Présenter la cigarette Marlboro comme le signe de la virilité d’un cow-boy, parcourant les paysages les plus sauvages du Texas, revient à assimiler tabac et nature, cigarette et santé : c’est faux et le modèle qui a servi à ces campagnes est mort d’un cancer du poumon.

Mais ces mensonges grossiers sont encore ce qu’il y a de moins dangereux. Il y a plus subtil.
La publicité est obligée de nous induire en erreur. En prenant le consommateur par les sentiments, les sensations, les sens. En obnubilant sa raison. Il faut l’amener au point où cela ne l’intéresse plus de connaître le prix, ni même si le produit est utile. La publicité doit susciter le désir et l’inscrire dans l’inconscient de l’animal humain, désireux de vivre et de survivre. Il faut suspendre le temps qui s’égrène et qui fait penser à la vieillesse ou à la mort. La religion de la consommation constitue l’exorcisme de l’époque. On ne promet plus le ciel après la mort, mais l’abondance et le bonheur durant cette vie, indéfiniment prolongée dans un fantasme primaire.

Il faut déraisonner pour imaginer que les produits soient dotés d’une qualité magique, pour les acheter en espérant obtenir ce qu’ils ne peuvent pas donner. Il faut que la publicité fasse vaciller le jugement : par une image, par un slogan, par une ritournelle, par un argument oblique, par une manipulation. La publicité ne peut pas informer sur la plupart des produits qu’elle vante. Elle parle donc d’autre chose. Elle distrait, alors que le consommateur devrait réfléchir à deux fois avant d’utiliser son pouvoir le plus redoutable : décider ce qu’il fera de son argent.

De telles publicités ne mentent pas au sens propre du terme : elles ne prétendent pas le contraire de ce qui est, elles ne parlent pas de la réalité du tout, même pour la farder. Elles distraient, elles amusent, elles dispersent l’attention sur des objets purement imaginaires, elles projettent dans un avenir aux couleurs roses.

Et certes, il s’agit d’une véritable création artistique. Il faut beaucoup de talents pour que les scénaristes, les réalisateurs, les monteurs, les musiciens produisent des films aussi parfaits, aussi parfaitement adéquats à leur fonction véritable : faire vendre en évoquant des aspirations. Transformer l’or de nos désirs dans le plomb de nos achats. Faire partager un état d’esprit pour puiser dans le porte-monnaie.

Or, nous sommes confrontés à une nouvelle exigence, inimaginable durant les décennies précédentes. Il faut rejeter moins de CO2, ce qui signifie consommer moins de produits de toute sorte : combustibles, comburants, aliments et vêtements importés, véhicules, équipement ménager, matériel informatique. On ne peut pas sérieusement viser un tel objectif, aussi ambitieux et démesuré, si simultanément on tolère qu’une vaste industrie publicitaire exacerbe la consommation. Faire prendre pour un désir ce dont nous n’avons jamais eu besoin et ensuite convaincre que nos désirs sont des besoins. Telle est la contradiction dont il faut sortir. Mais comment ? Faut-il d’abord changer la société et ses objectifs ou bien faut-il d’abord supprimer la propagande qui fait ce qu’elle est?

Le déni de réalité, comme méthode politique

En Chine, le médecin Li, qui a lancé avec ses collègues l’alerte au coronavirus dès la fin décembre 2019, a été sanctionné le 1er janvier 2020 par une arrestation « pour propagation de fausses nouvelles », jusqu’à ce que le 20 janvier le pouvoir central reconnaisse publiquement la réalité de cette épidémie. Ce médecin vient de mourir pour avoir contracté la maladie en soignant des patients.

Tel est le scénario classique du déni de réalité, qui reproduit jusque dans le détail ce qui s’est passé en URSS lors de l’accident de Tchernobyl. Les autorités locales alors ont dissimulé la réalité au pouvoir central, de peur d’en subir le reproche et la défaveur, et ce dernier a également tergiversé avant de reconnaître la catastrophe, tant il tenait à la réputation du communisme.

Il en est ainsi de tous les pouvoirs. Confronté à une menace grave qui nécessiterait des mesures immédiates et drastiques, ils commencent par se persuader eux-mêmes que ce ne sera rien, que cela passera tout seul et que ce sera vite oublié. La méthode a été résumée dans un aphorisme du Premier Ministre français Dominique de Villepin : « S’il n’y a pas de solution, ce la signifie qu’il n’y a pas de problème. »

Il ne faudrait pas s’imaginer que ce genre de schizophrénie ne frappe que les régimes communistes et que ce serait une sorte de faiblesse propre à une idéologie irréaliste. Tous les pouvoirs vivent d’une idéologie, plus ou moins explicite. L’extrême-droite se complait dans le négationnisme en niant l’existence de la Shoah, tout comme Jean-Paul Sartre, philosophe bourgeois français, dans les années 1950 ignore délibérément l’existence du Goulag.

Très souvent ce sont des lanceurs d’alerte isolés qui finissent par dévoiler la réalité. L’officier SS Kurt Gerstein pour alerter le Vatican sur la Shoah. Soljenitsyne pour dénoncer le Goulag, Assange pour diffuser Wikileaks, tout récemment Jean Ziegler pour « Lesbos, la honte de l’Europe ». Ils sont aussitôt honnis par le pouvoir en place, voire persécutés et expulsés.
Car il y a des réalités insoutenables pour un pouvoir de n’importe quelle espèce, politique, économique, religieux, intellectuel, qu’il faut à toute force nier ou noyer dans les méandres d’une action procrastinatrice.

Quels sont, par exemple les quatre problèmes urgents et délaissés par la Confédération : le défi climatique, les prélèvements obligatoires trop lourds, l’impossibilité de payer les pensions promises, les relations avec l’UE. De lois refusées par le parlement aux défaites en votation populaire, le Conseil fédéral traine ces boulets qui pèsent de plus en plus lourds au fur et à mesure que l’on tarde, sans espoir de s’en débarrasser tant le peuple ne veut pas des solutions aussi évidentes que douloureuses : cesser d’importer du pétrole et du gaz, réduire les impôts et les taxes, travailler plus longtemps, accepter de devenir soit un membre de l’UE, soit un pays sujet appliquant une législation qu’il ne peut influencer.

Braquons l’objectif sur un accident proche de nous, qui donna lieu à une suite invraisemblable de dénis, au point qu’on pourrait en faire une série télévisée à suspense. Le 10 juillet 1976, un nuage d’herbicide, contenant de la dioxine, s’échappe d’un réacteur de l’usine chimique ICMESA et se répand sur la plaine lombarde en Italie. Quatre communes, dont Seveso, sont touchées. Le groupe Hoffmann-Laroche, dont fait partie la société suisse Givaudan, propriétaire d’ICMESA, , ne communique l’émission aux autorités que le 19 juillet, alors qu’il a identifié la dioxine dès le 14 juillet. Jusqu’au 23 juillet, la population continue à vivre dans un milieu contaminé. En août 1982, les déchets chimiques contenant de la dioxine sont enlevés du réacteur en vue du démantèlement des installations, et transférés dans 41 fûts pour être envoyés par route à Bâle . Or, leur trace se perd après le passage de la frontière à Vintimille et ils disparaissent quelque part en France. On les découvre en mai 1983 à Anguilcourt-le-Sart (Aisne) dans un abattoir désaffecté, où ils avaient été transportés illégalement. Ils furent finalement incinérés chez Ciba en novembre 1985 après que leur présence ait été dénoncée par la TSR. C’est l’émission A Bon Entendeur, qui a retracé en 1983 le transfert des futs à travers la France. La seule réaction de la justice suisse, qui se garda bien d’inquiéter les dirigeants de Givaudan, fut de trainer les journalistes d’A Bon Entendeur devant le tribunal correctionnel de Nyon, qui les acquitta (tout de même) en mettant les frais à charge du Canton.

La religion des Suisses sans les confessions.

 

Même si on n’en est pas conscient, la religion demeure un problème politique (subreptice) en Suisse, comme elle l’est d’ailleurs toujours et partout, sans que cela se sache, ou sans qu’on veuille le savoir. Certes, on n’en est plus à sacraliser le pouvoir politique en le nantissant d’une religion d’Etat, pratiquée obligatoirement par tous les citoyens, sous peine de persécution. Les Eglises établies ne font plus guère de politique aujourd’hui et s’abstiennent d’influencer trop expressément le pouvoir. En revanche, les partis existants instrumentalisent gaiment les religions en tant que référence électorale, soit pour s’en prévaloir (PDC, UDF, PEV), soit pour s’en distancer (UDC et Islam). Certes, la Confédération suisse n’a pas de religion d’État.
Cependant la réalité est plus subtile. Car les premiers mots inscrits dans la constitution fédérale sont “Au nom de Dieu Tout-Puissant!”, ce qui présume l’existence d’une ou de plusieurs religions, ou du moins que la majorité de la population soit théiste. On est à l’inverse de la laïcité à la française, qui a promu une religion de l’Etat pour se débarrasser d’une religion d’Etat historique, un catholicisme envahissant et intolérant. La Suisse vit très bien avec deux religions chrétiennes, catholique et réformée. Elles sont même subventionnées, bon gré mal gré par un quart de la population, de sentiment athée ou agnostique qui ne s’y oppose pas.
En Suisse on dispose ainsi de statistiques religieuses précises, parce que certains cantons financent les Eglises à proportion du nombre de leurs affiliés, et que ceux-ci versent une contribution supplémentaire à leurs impôts. Se déclarer fidèle d’une confession implique dans ce cas une contribution volontaire. Si des fidèles estiment que l’apport de leur Eglise ne compense plus leurs cotisations, ils sortent de celle-ci : cette comptabilité assez matérialiste en dit plus long que des statistiques imprécises sur la fréquentation dominicale.
Entre 2010 et 2018, la part des catholiques romains dans la population suisse a diminué de 3 points, s’élevant maintenant à 36,5%. Celle des réformés évangéliques a diminué davantage, de 5 points à 24,4%. A l’inverse, celle des musulmans a augmenté de 1 point à 5,2%, due plus à l’immigration qu’à des conversions. La part des communautés juives n’a pas changé. Mais celle des personnes sans appartenance religieuse, athées et agnostiques, a progressé le plus, de 8 points à 25 %. En simplifiant : un tiers de catholiques, un quart de protestants et surtout un quart de sans religion en forte croissance, qui sont même plus nombreux que les réformés.

Le nombre de sorties de l’Eglise catholique au niveau suisse, qui s’élevait à 20’014 en 2017, a augmenté de 25% en 2018, pour atteindre 25’366. Cette hausse répond aux informations sur des abus sexuels et spirituels commis au sein de cette Eglise à travers le monde et à l’inertie des autorités ecclésiastiques à leur endroit. L’Eglise réformée en Suisse a, elle aussi, dû faire face en 2018 à une augmentation du nombre des sorties comparativement à 2017, pour atteindre un total de 21’751 sorties.

Depuis 2013, le mariage religieux catholique a régressé d’environ 20% en 2018. Cette dernière année, sur le total des mariages civils conclus en Suisse, où au moins l’un des conjoints était de confession catholique, la proportion des unions célébrées à l’église atteignait 22%. Si les deux conjoints étaient catholiques, la probabilité d’un mariage à l’église s’élevait à 36%. Le mariage religieux ne relève plus du tout de l’évidence pour les catholiques, d’autant plus qu’il entraine de sérieuses complications ecclésiales en cas de divorce civil.

Le nombre des baptêmes catholiques entre 2013 et 2018 a baissé de 11%. En 2018, 18’568 baptêmes catholiques ont été dispensés soit 21% du nombre des naissances recensées en Suisse. Cette proportion d’enfants baptisés dans l’Eglise catholique est sensiblement plus faible que le pourcentage des catholiques au sein de la population suisse (36,5%). L’Eglise protestante est confrontée à une situation similaire. En 2018, son taux de baptêmes s’est élevé à 13% des naissances enregistrées en Suisse dans l’année, alors que le pourcentage des réformés au sein de la population atteint 24,4%.

A côté de l’appartenance déclarée à une confession et de la participation à son financement, il y a la réalité de la pratique. Contrairement à un sentiment largement répandu, les musulmans sont ceux qui pratiquent leur foi de manière la plus passive. Après les non-religieux, ce sont les communautés islamiques qui comptent le plus grand nombre de personnes ayant déclaré n’avoir jamais participé à un service religieux, au cours des douze mois précédant l’enquête. La proportion de personnes qui n’ont jamais prié au cours de cette même période de douze mois est également plus élevée chez les musulmans (40%) que chez les protestants (33%) et les catholiques (25%). On est donc très loin d’une islamisation massive de la Suisse, prototype d’une fake news qui a alimenté en 2009 la campagne pour l’interdiction des minarets, approuvée par 57,5% de la population.

Si la religiosité visible est en déclin en Suisse, elle retrouve une valeur plus personnelle : la moitié des personnes interrogées affirment que la religion joue un rôle important dans la détresse affective ou la maladie. Près de 50% des personnes disent également avoir recours à la religion dans leurs relations avec la nature et l’environnement ainsi que dans l’éducation des enfants. La vie spirituelle s’étiole bien moins que l’adhésion à une confession pourrait le faire croire. : il existe une forme de spiritualité laïque.

La froideur des chiffres ne dissimule pas la désaffection pour toutes les confessions historiques. Les Eglises auraient un intérêt vital à découvrir par des enquêtes approfondies ce qui détourne leurs fidèles. Le lien établi en Suisse entre le nombre de ceux-ci et les ressources financières des cultes devrait être un mobile puissant pour regarder la réalité en face.

L’impression qui domine est la mutation générationnelle, depuis une participation coutumière, sociétale, paroissiale aux activités ecclésiales, vers une spiritualité individuelle hors appartenance confessionnelle. Les Eglises n’auraient-elle pas rempli leur rôle séculaire ? Jusqu’à s’effacer devant la réalité d’une société civile, qui a adopté leur message en matière de respect des plus faibles, des plus pauvres, des moins bien portants, des « prochains » en un mot.

La Suisse est un exemple de société pacifiée, consensuelle, solidaire, paisible. Par le fédéralisme, elle donne le pouvoir aux instances locales ; par la concordance, elle intègre aux exécutifs tous les partis importants ; par la pratique de la consultation populaire, elle donne au peuple le pouvoir de souverain absolu. Bien sûr elle n’est pas parfaite, mais elle est aussi consciente qu’elle ne peut l’être. Ne pourrait-on  la considérer comme la moins mauvaise approximation du Royaume de Dieu sur Terre, prêché et prédit par les trois religions monothéistes ? On s’en gardera bien, car au bouquet de qualités mentionnées plus haut, il faut ajouter la modestie, la discrétion, la pondération.

Le siège de l’Europe

Au moment où l’Europe toute entière – et pas seulement l’UE – est affaiblie par le Brexit, sa situation n’est pas brillante. Trois grandes puissances l’encerclent et la menacent. Les Etats-Unis abandonnent leur rôle de protecteur militaire et s’engagent dans une politique isolationniste, résumée dans le slogan Trumpien : « America first ». La Chine devient un compétiteur économique majeur, au point qu’un millier d’entreprises suisses y ont des établissements. Enfin la Russie reprend son rôle de menace perpétuelle à l’Est : personne n’ose remettre en cause son annexion de la Crimée, en attendant qu’elle émette des prétentions sur les pays baltes. Au Sud c’est encore pire : l’Afrique n’est bien entendu pas une puissance, car elle-même est impuissante à se gouverner, elle se délite dans un cycle de famines, de génocides, de guerres civiles, de corruptions ; à terme deux milliards d’Africains n’auront d’autre espoir que d’émigrer en Europe, qui aura bien de la peine à les contenir et à proclamer en même temps des valeurs impossibles à honorer.

Car l’Europe est divisée et ne parvient pas à jouer jeu égal avec les trois grandes puissances. L’UE n’est qu’une confédération très lâche sur le plan économique, dont le poids politique ou militaire est sous-évalué. Or, elle n’a été créée que pour éviter un nouveau suicide du contient après les massacres et les destructions de 1914 et 1939. C’est Robert Schuman, qui proposa à l’Allemagne de réunir, au sein d’un marché commun et sous le contrôle d’une autorité supérieure, les industries du charbon et de l’acier. En 1951, ces deux pays fondèrent avec la Belgique, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), pour que « toute guerre entre la France et l’Allemagne devienne non seulement impensable, mais matériellement impossible ».

Si la décomposition de l’UE se généralisait, le continent européen se retrouverait dans la situation de 1939 avec la circonstance aggravante d’être menacé par trois grandes puissances extérieures et un chaos méridional. De l’intérieur même, la menace surgit contre la démocratie. Non seulement des pays de l’Est sombrent dans un nationalisme étroit, mais la gangrène du populisme démagogique ronge des pays comme l’Italie et la France. Cette dernière ne parvient pas à réformer son système biscornu de pensions, face à une insurrection populaire larvée et toujours prête à exploser. Sans les CRS les institutions disparaitraient dans une de ces révolutions dont Paris a le secret. Faute de consultation dans les urnes, elle se déroule dans les rues à coups de pavés.

Et la Suisse ? Tout cela n’est pas son problème. Ce pays est insoluble dans l’UE par la volonté massive de sa population, qui ne veut pas risquer une souveraineté lentement élaborée au fil de sept siècles. Une tendance de l’opinion publique consiste même à éprouver une Schadenfreude devant cette décomposition de l’UE, qui prouverait a posteriori combien la Suisse a eu raison en 1992 de ne pas commencer à s’y engager. Et donc le trou au milieu de la carte demeurera. Si l’UE échoue, ce n’est pas la faute de la Suisse : elle a les mains propres, puisqu’elle n’a pas de mains.

Cependant le territoire helvétique ne se situe pas dans une île du Pacifique comme la Nouvelle-Zélande. Si le continent européen retombe dans un cycle de conflits, dans un embargo sur le pétrole, dans une invasion incontrôlable de malheureux réfugiés, la Suisse ne sera pas miraculeusement épargnée. Il est impossible de blinder 1852 km de frontières par des murs, des barbelés ou des contingents militaires. Notre destin géographique est incontournable. Nous sommes matériellement, physiquement, organiquement solidaires de nos voisins même si nous postulons le contraire.

Il n’y a d’autre issue que de conformer l’UE au modèle suisse qui permet de faire vivre ensemble quatre langues et 26 cultures locales. Notre pays n’est certes pas soluble dans l’UE, mais l’inverse est possible. Bien entendu, il n’existe pas une solution surréaliste où nos voisins adhèrerait à la Confédération helvétique qui n’en voudrait du reste pas. Mais les pays de l’UE auraient intérêt à évoluer vers un régime de souveraineté du peuple en organisant des consultations sur les sujets importants : ils auraient intérêt à prendre des leçons de consensus plutôt que de se chamailler ; ils auraient intérêt à établir des gouvernements de concordance où tous les partis importants sont représentés ; ils auraient intérêt à progresser dans la voie fédérale en élisant au niveau continental un exécutif unique responsable de la diplomatie et de la défense, tout en respectant scrupuleusement la subsidiarité ; ils auraient même intérêt à s’organiser sur le modèle cantonal où les régions, comme l’Ecosse, la Catalogne, la Flandre, prennent le pas sur les Etats-Nations devenus encombrants et inutiles.

Lorsque l’Alsace-Lorraine sera devenue indépendante, elle pourra assumer pleinement ce rôle de Vermittler entre les domaines germanique et français, que le Luxembourg peine à remplir. Si la Suisse pouvait fournir des diplomates parfaitement bilingues à l’UE, bien des malentendus seraient épargnés. A un certain moment d’une négociation, il faut parler et comprendre la même langue dans tout ce qu’elle a de sous-entendus.

Où se niche la morale?

Où en sommes-nous avec la votation du 9 février sur l’initiative de l’UDF contre l’élargissement de la norme pénale aux propos homophobes ? D’où venons-nous ?

« L’homosexualité, surtout masculine, est un des aspects les plus affligeants et répugnants de notre civilisation qui défie l’ordre naturel… » Telle est l’accroche d’un article paru dans 24 Heures le 23 novembre1966. Il rend compte d’un jugement rendu par le tribunal de police criminelle de Lausanne sur six cas d’homosexualité, trois concernant des cas de pédophilie et trois des       « partenaires ayant atteint la maturité légale ». Les trois premiers entrainent des condamnations à quelques mois de prisons. Les trois derniers à l’acquittement mais au paiement des frais de justice. Commentaire consterné et consternant de 24 Heures :               « Jugement trop clément à notre avis. »

Voilà où nous en étions il y a moins d’un siècle. Des propos homophobes étaient assénés à la population par la gazette vaudoise, reflétant le préjugé commun de l’époque : l’homosexualité est une perversion ; il appartient aux tribunaux de la réprimer. Nous en sommes maintenant au point de réprimer par les tribunaux des incitations à la haine homophobe. Aucun journal n’oserait publier aujourd’hui les propos de 1966. Ce qui était moral est devenu vicieux, ce qui était vicieux est devenu normal. L’obligatoire et l’interdit ont permuté.

Notons en passant que la pédophilie, tenue maintenant pour un crime passible de plusieurs années de prison, n’était à l’époque que légèrement condamnée et assimilée dans un jugement collectif à une forme particulière d’homosexualité. Dans le même esprit, on serait intéressé d’apprendre combien de jugements vaudois de cette année ont condamné des cas de viol ou de violence conjugale à l’égard de femmes.

Sur cet exemple, on peut apprécier à quel point la morale dite naturelle ou l’éthique contemporaine sont tributaires de préjugés locaux et transitoires. Dans le débat parlementaire sur des sujets connexes comme le mariage pour tous, la PMA, la GPA, l’avortement, les OGM, sont auditionnées des commissions d’éthique dont la liste – partielle – est impressionnante :
1. la Commission fédérale d’éthique pour le génie génétique dans le domaine non humain;
2. la Commission d’experts pour la sécurité biologique;
3. la Commission nationale d’éthique, qui se fonde sur la loi sur la procréation médicalement assistée;
4. la Commission fédérale pour l’analyse génétique humaine,;
5. la Commission centrale d’éthique de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM);
6. la Commission d’experts chargée d’autoriser la levée du secret professionnel dans les domaines de la recherche médicale;
7. diverses commissions d’éthique créées pour “l’évaluation des essais cliniques”;
8. la Commission fédérale pour les expériences sur animaux instituée par la loi sur la protection des animaux;

Cela donne l’impression d’une « panique éthique », où le législateur s’efforce piteusement de combler le vide créé par l’abandon des morales religieuses, en se fondant finalement sur l’opinion publique distillée par des comités d’«experts » autoproclamés. Or, à quelques années de distance, ces comités délivrent des avis rigoureusement contradictoires. Cela donne l’apparence d’une démarche scientifique à ce qui n’est que du conformisme ambiant, de l’immobilisme remuant, du progressisme rétrograde.

Ce qui nous manque, c’est une ouverture, un ancrage, une fondation qui soit transcendante et spirituelle, élevant bien au-dessus des préjugés courants, des brèves de comptoirs et des radotages sectaires. Ce fut jadis l’œuvre des religions et des philosophies. Or, elles ont perdu la main. Il faut inventer une forme de spiritualité laïque qui obtienne une large adhésion et qui permette d’aborder les redoutables problèmes à venir avec sérénité, rationalité et acquiescement.

Mais au fond, sur quoi sommes-nous d’accord ? Sommes-nous d’accord sur quelque chose de plus fondamental encore que la démocratie, l’Etat de droit et le libéralisme ? Par exemple l’amour inconditionnel du prochain ? Même s’il est homosexuel ?

Les sciences naturelles ne constituent pas des opinions discutables

Ma collègue, Suzette Sandoz, vient d’être contredite par une assemblée impressionnante de onze professeurs de nos universités et écoles polytechnique. Sa thèse : « La science n’est pas une religion. Or les avis scientifiques divergent indiscutablement sur la cause du réchauffement climatique et il serait extrêmement intéressant d’assister à un vrai débat scientifique sur les causes d’un réchauffement climatique qui n’est pas contesté. » Légitimement offensés, les spécialistes des sciences naturelles ont répliqué : « Suggérer qu’il nous faudrait écouter les deux côtés du débat dénote une mécompréhension profonde du degré de certitude que la science a atteint. »

Dans cette controverse tout le monde est de bonne foi en utilisant le mot science dans deux acceptions dissemblables : les sciences naturelles acquièrent des certitudes ; les sciences humaines arbitrent des incertitudes. Pour une spécialiste du droit, le sentiment de justice évolue avec le temps et la loi entérine cette variation des mœurs. La citation d’Horace résume cette dialectique : Quid leges sine moribus, quid mores sine legibus ? « Que sont les lois sans les mœurs, que sont les mœurs sans les lois ? ». En moins d’un siècle, les lois ont abrogé la peine de mort, décriminalisé l’homosexualité, désacralisé le pouvoir politique, autorisé l’avortement, inventé l’objection de conscience, interdit le racisme. Ce qui était toléré a été interdit, ce qui était interdit a été autorisé, voire prôné.

Il est donc légitime pour une juriste de toujours remettre en cause quelque certitude que ce soit puisqu’elle sait par expérience historique qu’elle n’est que provisoire, soumise à l’évolution de l’opinion publique et motrice du travail législatif. Avant d’examiner un texte de loi proposé par l’administration fédérale, la commission compétente se doit de convoquer et d’écouter tous les corps constitués qui peuvent traduire le sentiment populaire sur la décision à prendre, tant il est vrai en Suisse que le peuple aura toujours le dernier mot. On essaie donc d’anticiper sa décision en investiguant son appréciation.

Les sciences naturelles fonctionnent autrement. Elles bénéficient d’une réussite brillante depuis quatre siècles, depuis qu’un savant renommé, Galilée, s’est prononcé en faveur du système cosmologique de Copernic, c’est-à-dire la rotation de la Terre autour du Soleil. Les premières revues scientifiques paraissent à la même époque et servirent de modèle aux s revues qui abondent aujourd’hui et dont les plus prestigieuses sont Nature, Science, The Lancet. Un mécanisme totalement inédit a ainsi émergé, qui gouverne aujourd’hui la démarche de la recherche scientifique par consensus et qui décide des « certitudes ».
L’expertise des articles soumis pour publication écarte les productions non originales, contenant des erreurs ou carrément frauduleuses. L’existence d’un comité constitué d’autorités du domaine joue un rôle prépondérant pour la qualité et la réputation d’une publication scientifique. Cette évaluation par les pairs (peer review en anglais) assure la sélection des meilleurs articles et à travers ces périodiques le progrès de la science.
Qui mérite d’être considéré comme un pair ? Quiconque a déjà publié des articles de qualité. Le processus s’engendre et se contrôle de lui- même. Il n’y a pas de pouvoir organisateur, de pape de la physique ou de la biologie. La science se gère elle-même en libre marché. Et depuis trois siècles cela fonctionne, avec d’inévitables ratés, mais globalement de façon exceptionnelle.
En revanche, lorsqu’une autorité religieuse ou politique prétend contrôler le mouvement, il s’enraye. Ce fut le cas jadis des affaires Galilée et Darwin, plus près de nous des régimes communistes et fascistes. Il n’y a pas de science gouvernée par un pouvoir particulier qui tienne. Car il n’y a qu’une seule science, planétaire par son étendue et internationale par son recrutement.
Il existe donc pour chaque discipline ce que l’on appelle un collège invisible, dispersé sur la surface de la Terre, constitué par un réseau de communication pour lequel la Toile fut créée. C’est lui qui gouverne de fait le progrès de sa discipline. Un scientifique découvre à une certaine époque d’une carrière méritante qu’il a été coopté dans cette assemblée virtuelle, puis au fil des années qu’il la quitte à la mesure de l’extinction naturelle de sa créativité. Personne n’a l’autorité de fait pour constituer ce collège.
Pourquoi ce qui fonctionne si bien pour les sciences naturelles ne le peut pour les sciences humaines, le droit, l’économie, la sociologie ?
Dès qu’on utilise le terme scientifique, on se persuade que toute science serait capable de prédire le futur. Or c’est se leurrer. Les phénomènes physiques sont prévisibles parce qu’ils obéissent à des lois qui ne changent pas dans le temps.
Les phénomènes économiques ou sociaux sont aux antipodes de la physique. Bien évidemment la sociologie est incapable de prévoir les révolutions et parvient, tout juste, à en donner a posteriori plusieurs explications contradictoires entre elles. De même le sondage effectué avant une élection ne peut prédire le résultat de celle-ci, parce que les électeurs, au courant du sondage, peuvent modifier leur vote en fonction de celui-ci. La sociologie ne traite pas de phénomènes prévisibles ou déterministes.

L’économie serait bien incapable de prévoir réellement les mouvements de la Bourse parce que, si elle le faisait, les positions prises dès l’ouverture de celle-ci par les opérateurs renseignés annuleraient la prévision. L’économie s’occupe de grandeurs que l’on peut mesurer avec précision mais dont on ne peut prédire le comportement. De même dans l’évolution du droit, on ne peut modéliser l’évolution du sentiment public. Les hommes n’obéissent pas à des lois identiques à celles de la Nature.

Une juriste aura donc le réflexe et le devoir de considérer toute assertion comme discutable tandis qu’un physicien considèrera qu’après une période très courte de débat celui-ci est tranché par une expérience qui le clôt. Ceci ne signifie pas que la loi tout juste validée ne sera pas, dans un avenir plus ou moins lointain, remise en cause, non pas dans son fondement qui demeure, mais dans sa précision qui peut être améliorée.

Si les spécialistes des sciences humaines voulaient bien considérer que leur savoir est d’une autre nature que celui des facultés de sciences naturelles, tout aussi nécessaire mais plus changeant, on pourrait enfin s’entendre et arrêter la controverse sur le climat qui n’a plus lieu d’être. La science de la Nature ne prétend nullement être une religion mais elle est plus qu’une croyance. On continuera longtemps le débat de l’euthanasie, on a arrêté depuis longtemps celui de la loi de la gravitation universelle. De même l’effet de serre de certain gaz ne relève pas d’une opinion mais d’une certitude devenue une évidence.

Le “Droit” de polluer est réservé aux riches

 

En particulier, l’Accord de Paris de 2015 visa à normaliser le « marché du carbone ». Cette institution bizarre est typique de la politique internationale, qui imagine de fausses solutions aux véritables problèmes, pour qu’il ne soit pas dit que les débats n’ont eu aucun résultat. Les diplomates ont comme tout le monde leur fierté : confrontés à une mission impossible, ils la modifient et réussissent. Alors que la seule réaction saine de la Conférence de Paris eût été de réduire au plus vite, partout où cela est possible, la production de CO2, les conférences internationales se sont ingéniées à créer un marché des droits à polluer. Les réductions d’émissions réalisées à l’étranger pourront être imputées à la réalisation de l’objectif dans le cadre de l’accord, pour autant qu’elles respectent l’intégrité de l’environnement, qu’elles contribuent au développement durable et qu’elles ne donnent pas lieu à un double comptage
La « compensation » fonctionne comme suit. A chaque pollueur, une centrale à charbon par exemple, un quota de pollution est attribué. S’il est dépassé, une taxe de 100 Euros par tonne de carbone émise en trop est appliquée, sauf si l’entreprise polluante achète des droits de polluer à une autre entreprise, qui ne les a pas tous utilisés.
Au départ en 2005, ce système n’a pas fonctionné du tout, car les quotas avaient été fixés trop haut : tout le monde pouvait continuer à polluer sans être imposé. En 2007, le prix de la tonne s’est donc effondré jusqu’à zéro. Après correction, il s’est depuis stabilisé aux alentours de 13 Euros.
En Suisse, les mesures d’économie déjà prises ont fait diminuer la consommation d’énergie par personne de près de 6% depuis 1990. Mais la population a simultanément cru de 20%. Au total, la consommation d’énergie du pays augmente au rythme de 0.5% par an. En achetant des droits à polluer, la Suisse « émet » théoriquement 10% de moins de gaz à effet de serre en 2016 qu’en 1990, mais en réalité elle en émet davantage. Elle n’atteindra pas l’objectif annoncé de -20% en 2020. Elle promet d’aboutir à un bilan neutre en 2050 par une politique du genre moitié-moitié : une réduction des émissions en Suisse et l’achat de permis de polluer à l’étranger pour le même montant.
Ce système de droits à polluer revient à attribuer à un pays riche le privilège de faire moins d’efforts que les autres, alors que les pays développés possèdent la capacité technique et financière de cesser complètement d’émettre, tandis que les pays en voie de développement ont besoin d’augmenter leur production d’énergie à bon marché, en polluant si nécessaire. L’existence de ce marché a été stigmatisé par le pape François qui en exprime bien le caractère immoral :
« La stratégie d’achat et de vente de “crédits de carbone” peut donner lieu à une nouvelle forme de spéculation, et cela ne servirait pas à réduire l’émission globale des gaz polluants. Ce système semble être une solution rapide et facile, sous l’apparence d’un certain engagement pour l’environnement, mais qui n’implique, en aucune manière, de changement radical à la hauteur des circonstances. Au contraire, il peut devenir un expédient qui permet de soutenir la surconsommation de certains pays et secteurs. » (Laudato si, 171)
On retrouvera cette constante dans tout le dossier : les inconvénients de la transition climatique affecteront surtout les moins favorisés. Toute modification de l’environnement agit comme un filtre. Elle avantage les plus évolués pour qu’ils survivent. C’est conforme à la cruelle logique de l’évolution selon Darwin.
Un pays riche comme la Suisse a un devoir tout tracé : réduire l’émission de CO2 sur son territoire, c’est-à-dire ne plus importer à terme ni gaz, ni charbon, ni pétrole. On pourra plus tard raffiner en compensant vraiment l’énergie grise incluse dans les produits importés. Mais l’objectif initial est à la fois tellement évident et tellement inatteignable qu’il relève plus des éléments de langage que de la réalité. Dans le cadre réaliste de celle-ci, il n’y a aucun droit à polluer, même pour les riches.

Les religions malades du pouvoir

 

Le titre fait référence à la fable de La Fontaine. L’exercice du pouvoir s’apparente à une peste lorsqu’il s’exerce dans des structures ecclésiales, qui non seulement n’en ont pas besoin, mais qui ont été érigées à distance du pouvoir politique, comme un recours contre lui, comme la présence d’une dimension transcendante. Rien n’est pire qu’une religion d’Etat, sinon un Etat religieux.
L’actualité en donne une confirmation éclatante. Un livre, signé d’un cardinal et du pape émérite Benoit XVIII, contredit une des conclusions du Synode sur l’Amazonie, la possibilité d’ordonner des hommes mariés en cas de nécessité. On porte ainsi dans le domaine public un conflit latent entre deux tendances politiques au sein de l’Eglise catholique : les traditionnalistes et les partisans du mouvement.
L’Eglise catholique est la plus gravement atteinte, parce qu’elle présente la singularité d’être aussi un Etat de plein droit, le Vatican. Pour exercer pleinement sa vocation religieuse, elle a voulu être une institution exerçant des pouvoirs régaliens. Or, ceux-ci ne se limitent pas à quelques hectares de l’Italie, mais s’étendent au monde entier. Dès lors cette Eglise, avec plusieurs millions de religieux et de religieuses, fonctionne comme une multinationale, susceptible des déviations propres à ce genre d’entreprise humaine : centralisme, carriérisme, corruption.
On a découvert par médias interposés l’épidémie de pédophilie, la direction spirituelle couvrant des viols de religieuses, la réprobation de l’homosexualité par des adeptes de celle-ci. Lorsque le nonce apostolique de Paris se livre à des harcèlements sexuels en pleine réception officielle à la Mairie, on dépasse l’odieux pour tomber dans le ridicule. Davantage que d’autres grandes entreprises, l’institution souffre d’un pouvoir exercé sans limite, parce qu’il est non seulement absolu, mais bien plus, consacré comme d’origine divine. Il s’agit d’une stagnation ou d’une régression dans le paganisme, qui ne concevait le pouvoir politique que fondé sur le sacré.
A côté des abuseurs criminels continuent à œuvrer des millions de religieux et de laïcs qui s’efforcent, jour après jour, de remplir leurs missions pastorales dans la dignité, le désintéressement et la modestie. Eux n’exercent pas le pouvoir, mais ils sont déconsidérés par la carence ou la duplicité de ceux qui le détiennent.
Bien entendu, cette pathologie a donné lieu à des propositions qui visent toutes à corriger l’exercice d’un pouvoir absolu et sacralisé, réservé à un petit groupe d’hommes, majoritairement des célibataires âgés, à l’exclusion des femmes. Ces propositions ne portent pas sur la doctrine mais uniquement sur l’organisation de cette Eglise romaine, en tant qu’institution humaine.
Que l’égalité parfaite soit réalisée entre hommes et femmes. Que les femmes accèdent aux ministères ordonnés, comme à toutes les fonctions de la société civile. Qu’elles participent pleinement aux décisions. Que l’obligation du célibat ecclésiastique soit abrogée, pour ouvrir la possibilité d’ordonner des hommes ou des femmes, marié(e)s ou non. Que tous les mandats soient attribués par une procédure démocratique. Qu’ils soient limités dans le temps et soumis à évaluation.
Ces réformes élémentaires, qui attendront encore longtemps, voire à tout jamais, avant d’être réalisées dans l’Eglise catholique, le sont déjà dans les Eglises réformées. Or, les désordres actuels de l’Eglise Evangélique Réformée de Vaud montrent que ces réformes sont ou bien insuffisantes, ou bien mal appliquées. Dans l’exercice du pouvoir, même synodal, la structure cantonale reproduit en petit celui d’une Eglise multinationale. Les ministres du culte sont traités comme des employés qu’on licencie s’ils cessent d’être conforme au modèle imposé. Un directeur des ressources humaines se mue en autorité dogmatique et pastorale.
De même les patriarcats de l’Eglise orthodoxe s’abandonnent à des excommunications réciproques. Ou encore l’Islam, exemple de diversité et d’autonomie, est devenu violent lorsqu’un Califat a été rétabli.
C’est donc le pouvoir, en tant que tel, qui est abusif dans toute confession religieuse. La Suisse politique fonctionne très bien selon le principe d’acratie, c’est-à-dire d’absence de pouvoir, de sa dilution au point où chaque citoyen en détient une parcelle. C’est un modèle pour toutes les Eglises. Elles devraient se dispenser d’une administration centrale et d’une instance de régulation dogmatique.
Si des croyants se réunissent pour prier, pour célébrer, pour partager leurs intuitions, la norme idéale semble une communauté autonome, se recrutant par attirance mutuelle, élisant ses responsables, multipliant ceux-ci en fonction de leurs charismes. Aux uns la présidence des offices, à d’autres la prédication ou les chants, à d’autres encore l’accueil et le soutien des indigents de toute sorte pauvres, malades, réfugiés.
L’Etat helvétique ne se mêle point de spiritualité, sinon pour mettre, via les cantons, des locaux à disposition ou pour subventionner les activités de type social, comme il le fait pour tant d’entités culturelles, sportives, caritatives. Il rend ainsi à Dieu ce qui lui appartient, en abandonnant forcément le pouvoir spirituel, malheureusement parfois à des Césars au petit pied. C’est maintenant aux Eglises à ne plus se prendre pour des entreprises de droit divin, mais au contraire pour des lieux de non pouvoir, d’acratie. Elles seront d’autant plus efficaces qu’elles seront moins organisées.