Stalker : expédition dans la périphérie romaine

L’est de Rome n’est pas un endroit très fréquenté des touristes. Et pour cause. A quelques aqueducs près, cette banlieue située loin du cœur historique n’a pas grand-chose à voir avec le centre antique de la capitale italienne. C’est une illustration parfaite des processus d’urbanisation entrepris au 20e siècle, cette expansion aléatoire des villes sous la forme de gigantesques périphéries – celle-ci est la plus grande d’Europe – avec pour conséquence, un tissu urbain très fracturé. Derrière d’imposantes barres d’immeubles s’étendent soudain de vastes terrains vagues. De fait, Rome compte autant de friches urbaines que de vestiges antiques ou d’églises baroques.

C’est précisément à ces espaces vides, abandonnés ou désaffectés que le collectif Stalker s’intéresse. Formés en architecture au début des années 1990, les membres du groupe se sont tournés vers ces zones à l’abandon pour apprendre ce que leurs professeurs n’avaient pas voulu (ou su) leur enseigner : la réalité du terrain physique. En s’aventurant dans ces vides urbains, « arrière-cours » de Rome, les jeunes architectes ont découvert les phénomènes marginaux de la ville, qui seront au cœur de leurs actions futures : la Rome industrielle, la Rome agricole, mais aussi la Rome réprimée des migrants et des gens du voyage. En octobre 1995, sous le nom de Stalker – emprunté au célèbre film d’Andrej Tarkovsky –, le collectif fait le tour de la ville éternelle en n’arpentant que des territoires en friche ou abandonnés, utilisant les trous dans les clôtures et les barrières comme autant de voies de passage. Cette marche initiale a été le prélude à toute une série d’interventions urbaines qui se poursuivent à ce jour.

Vingt-cinq ans plus tard, je me suis joint au collectif Stalker pour une nouvelle tentative d’expédition en périphérie romaine, vers l’est cette fois, reliant Largo Prenestina à San Vittorino. Pendant trois jours, nous avons parcouru des territoires sauvages et des courts de tennis à l’abandon, arpenté des chantiers de construction de nouvelles villes technocratiques, franchi des rivières et des haies de mûriers, déambulé au travers de vastes champs et de gouffres profonds et découvert des lacs cachés et des infrastructures sublimes. Notre groupe composé d’une vingtaine de personnes a ainsi traversé un étrange mélange de paysages urbains, suburbains et ruraux. Trois jours durant, sans jamais sortir des contours officiels de la ville.

Cette « Rome cachée » ne constitue pas le seul point commun avec le film de Tarkovsky sorti en 1979. Comme son personnage principal – le « stalker » –, ces architectes romains sont des guides qui nous ouvrent une porte, nous emmènent vers des lieux dont nous ne connaissions pas l’existence, nous donnent à expérimenter quelque chose d’inédit. L’expérience s’est révélée particulièrement riche dans l’optique de ma recherche : car en retraçant le travail artistique et pédagogique de Stalker, des débuts du collectif aux interventions actuelles, j’ai non seulement découvert de multiples lieux méconnus de Rome, mais aussi des domaines d’intérêts connexes, tels que l’état de l’enseignement en architecture à la fin des années 1980 et la révolte d’un étudiant qu’il a engendré, donnant lieu à plusieurs actions populaires. Etudier un mouvement toujours vivant et actif requiert une double approche, qui associe à une démarche d’historien classique, visant à reconstruire le passé sur la base d’archives et d’entretiens, celle d’un anthropologue confronté à « l’ici et maintenant » d’un événement spécifique.

Les archives retraçant les actions antérieures de Stalker (cartes, photographies, vidéos) sont certes utiles pour se faire une idée du travail du collectif, mais elles ne peuvent traduire l’expérience éphémère vécue par les participants : les échanges réciproques entre les marcheurs et le terrain, l’évolution continue des contrastes, les rencontres en cours de route et l’expérience partagée en tant qu’acteurs du collectif, en tant que groupe. Les sensations fugaces propres à ces déambulations sont difficiles à saisir pour qui n’en fait pas directement l’expérience.

Quelques jours après cette exploration extensive de la périphérie-est de Rome, les participants se sont retrouvés pour reconstituer l’expérience par la création d’une carte collective. Assis autour d’un long rouleau de papier, chacun a dessiné, écrit, débattu des lieux clés, façonné des figurines de glaise pour les placer parmi d’autres objets. Peu à peu, l’itinéraire parcouru a repris forme, fusionnant l’expérience collective de la marche et celle de sa cartographie participative. Un processus à nouveau porté par cette énergie si souvent ressentie durant la marche, quand au prix d’un effort collectif, nous parvenions à franchir un obstacle, à sortir d’un fourré et qu’un nouveau monde s’ouvrait à nous.


Patrick Düblin (1986, Bâle) – Histoire de l’art et architecture du paysage
A étudié histoire de l’art et philosophie à Bâle et à Berlin. Après ses études, il a été assistant scientifique à la direction du Kunstmuseum de Bâle. Depuis 2016, il enseigne et mène des recherches au Institute of Landscape and Urban Studies (LUS) à l’ETH de Zurich. Son intérêt pour les interfaces entre l’art, l’architecture, le paysage et l’urbanisme se reflète dans sa thèse actuelle sur le groupe d’artistes et d’architectes Stalker, dont la pratique est basée sur les caractéristiques spatiales et sociales de la Rome contemporaine.

© Simon Habegger

SANSINTERRUPTION

 SANSINTERRUPTION
Extrait du roman à paraître “On ne pleure plus”

J’ai dû marcher jusqu’à Porta Ticinese pour trouver des feuilles à rouler
QLUV de Dj Ganyani et Wonderboy en boucle : I need somebody to love.


Je me suis dit que ce n’est pas somebody mais bien une communauté que j’aime
Et j’apprends peu à peu à prier les bon.nes ancêtres et à demander à mes ancêtres blancs italiens bourgeois et fascistes de me laisser en paix. Il y a trop de colère il y a trop de regrets. Il y a trop de culpabilité. Trop de bruit.

Mais je fais quand même le travail d’excaver, de comprendre comment et pourquoi et qu’est ce que ça devait être de naviguer dans la blanchité en ayant accès à la richesse, à l’art et aux lumières.

Pendant ce temps, moi, je cherche parmi mes liens le matriarcat. Je cherche la vierge marie quand elle était encore Noire. De ce peuple qui sort d’Egypte après quatre-cent ans d’esclavage.

Je cherche à comprendre comment guérir des traumas intergénérationnels ; et ainsi guérir ma lignée en pratiquant constamment ma raison d’être au monde :

Raconter cette histoire. Sans interruption :

 

 

 

L’institut m’offre un billet d’avion pour rejoindre les autres artistes, sur la colline. Derrière les murs de la propriété il y a du silence. Il y a du soleil. La promesse du sud. Dans le jardin du palace, il y a des arbres que je reconnais de gravures d’antiquaires. Je ne sais pas s’ils sont imprimés dans mes yeux aussi ; et qui de mes antenati aurait voyagé pour Rome. Peut-être toi, Elsa, quand tu chantais pour la Scala, peut-être de passage, avant de rejoindre Alexandrie… Chez nous. En Afrique. Chez nous. Vous y chantiez peut-être, mais nous ne vous avons jamais appartenu. C’est peut-être ce qui vous a rendu fou. Il va vous falloir guérir. Guérir de votre propre fiction de civilisation. C’est votre responsabilité et ce n’est pas notre problème. Certain.es d’entre vous ont pris le parti de se taire, d’écouter… Pour enfin voir

 

que nous avons survécu, évolué; et si nous n’avons jamais existé dans votre regard; nous sommes là, à travailler à devenir chaque jour plus humain.es. Chez moi, le travail consiste à rester ancré dans ce que cela signifie d’être, aussi, blanc. Structurellement, d’abord. Passeport, visa, global north etc. Dans l’espace aussi : avec le masque, avec mes traits de milanais d’antan – la forme des yeux, et les sourcils de ma grand-mère – passer pour blanc, ici, c’est tous les jours. En Suisse c’était une à deux fois par semaine, selon les saisons.  Ça m’a fait un choc de vivre autant de jours sans (micro-)agressions. C’est doux comme la lumière de novembre. Je me suis dit qu’il fallait que j’embrasse cette phase de non-interruption pour écrire cette histoire. Ainsi me le demandent les ancêtres.

 

Il n’y a pas de pôles, que des polarisations de circonstance.

Tout est cercle.

 

Nous apprenons à nous soutenir et à avancer, lutter et nous aimer. Ensemble. Nous faisons communauté. Nous faisons collectif. Nous allons vers le mieux. Nous allons vers l’expression de notre joie. Sans interruption. Sans interruptions. Sansinterruption

 

 

Meloe Gennai

https://www.meloegennai.com/


Meloe Gennai (1986, Genève) – Poésie, écriture
Est un.e poète, écrivain, performer et activiste basé à Genève. Il écrit et performe en quatre langues (français, anglais, allemand, italien). Meloe est un.e auteur publié.e, lauréat.e de la Biennale Robert Goffin (Belgique 2012) et soutenu.e par ProHelvetia pour l’écriture de sa performance littéraire geistig schwach / comment j’ai fait semblant d’être normal (2019-2021) ainsi que pour son projet « Why are we so angry? » (Cape Town 2020), publication collective et video-performance. Il est curateur.trice du livre collectif Thou shalt continueth to slayeth, écrit par queer Black people (Münster 2020).

© Simon Habegger

La vie urbaine dans une villa urbana

Réflexions sur les séjours passés et présents en villa luxueuse

Qu’est-ce qui définit une villa ? Quelle combinaison de grandeur, de luxe et de paysage est requise ? Quelles en sont les caractéristiques essentielles ? Comment est-ce de vivre dans une villa ? Ce ne sont là que quelques-unes des questions qui s’appliquent à la fois à ma recherche doctorale et à mon domicile actuel.

Mon projet de recherche est consacré aux fontaines et aux jeux d’eau de l’Antiquité tardive (3-6ème siècles après J-C). Les traces archéologiques de ces monuments se trouvent dans les villes anciennes : dans les rues et les places, et surtout dans les maisons urbaines, ainsi que dans les villas de campagne. Je me suis intéressée à leur conception architecturale, à leur contexte urbain ou domestique et à leurs aspects sensoriels pour approcher le plus possible l’expérience antique.

Je suis venue en Italie dans le but de continuer mon étude, je me retrouve dans une villa magnifique dans le cœur de Rome. Malgré son emplacement en plein centre-ville, l’Institut Suisse de Rome, autrement connu sous le nom de Villa Maraini, rappelle les villas dans lesquelles les aristocrates romains affluaient pour échapper aux étés étouffants et au rythme effréné de la vie urbaine. Au sommet d’une colline, nous bénéficions également de vues à couper le souffle, de brises agréables et d’ombre grâce à d’immenses pins parasols. Nous résidons dans un monde à l’écart de la circulation et les routes cahoteuses en contrebas, entourés d’un jardin verdoyant avec des fontaines et de statues.

Ici nous vivons dans un paysage construit, animé par l’eau et la nature, tout comme les propriétaires des villas romaines. Des grottes artificielles nous accueillent à la porte et les emblèmes du passé – épigraphes, amphores, chapiteaux de colonnes et bustes – ponctuent le chemin sinueux et très « paysagé » qui mène à l’édifice principal. Un bassin décoratif avec de l’eau en cascade se situe devant la grande façade et son spectaculaire escalier. Nous nous retrouvons ici presque tous les jours pour un déjeuner convivial entourés de plaisirs sensoriels.

En bref, depuis l’Antiquité, les fontaines servent comme lieu de rencontre, comme élégant cadre architectural pour les repas et les loisirs, et comme source d’inspiration pour les activités intellectuelles. Cette année, la villa et ses fontaines nous fournissent en plus un abri idéal pendant cette période difficile.


Ginny Wheeler (1991, Bryn Mawr, USA / Berne) – Archéologie
Elle s’est diplômée en Études européennes au Amherst College. Elle a ensuite travaillé à Rome pendant deux ans avant d’obtenir un Master of Philosophy in Classical Archaeology à la Oxford University, qu’elle a terminé en 2018; la même année elle a commencé son doctorat à l’Université de Berne. À Rome elle continuera à travailler sur sa thèse de doctorat financée par le Fonds national suisse. Ses recherches portent sur les fontaines dans l’Empire romain occidental dans l’Antiquité tardive.

© Simon Habegger

PRANZO

MOI : Pourtant, on se croirait jeudi.

LUI : Mais un jour de la semaine, ce n’est pas quelque chose qu’on peut ressentir, c’est impossible.

ELLE : Il faut juste connaitre l’ordre. Hier on était mardi, aujourd’hui on est mercredi, et demain on sera jeudi. Si on ne maitrise pas ça, l’existence n’est plus que chaos.

LUI : Exactement, c’est comme ça et c’est pour tout le monde.

« Cam’, tu ne m’entends donc pas ?! ça fait mille ans que je t’appelle pour le diner. Il est déjà 13h30, je me demande bien ce que Carlo nous aura préparé. Tu sais qu’il fait des merveilles, même les végétariennes sont conquises. » Bambù a faim, elle a raison, il m’arrive d’être trop absorbée par mes lectures, les lettres et les scènes à écrire, et ce monde nouveau à articuler. En sortant de l’atelier, nous croisons Benigni, depuis que nous avons commencé à travailler sur notre film, il philosophe avec les tortues d’Alessandro. Alessandro s’occupe du jardin. Il développe des trésors d’habileté pour suivre les plans élaborés par la Comtesse Carolina il y a plus d’une centaine d’années. Est-ce que c’est elle qui a décidé qu’il n’y aurait pas d’herbes aromatiques dans le jardin ? Ça doit être une question de standing. Mon italien s’améliore, demain je lui demanderai.

Ici, la lune ne disparait jamais, elle nous suit partout, s’assure que nous portions bien nos masques. Quand je la regarde, un vertige me prend à l’idée que chaque molécule de cet hémisphère, avec sa vie et ses occupations du moment, la voit aussi. Je regarde la lune et je me retrouve dans une ruine antique, derrière deux jeunes garçons qui pic-niquent assis sur une couverture marquée du logo de Casapound. Le premier veut absolument trouver un garage, le second ne comprend pas. « Mais si, tu sais, Jeff Bezos et tous ces autres connards, ils ont tous commencé comme ça. Il nous faut juste un garage et on y arrivera. » Je ne sais pas à quoi ils veulent arriver, je dois partir. Je me retrouve sur une plage de Catane, le repas est terminé, je suis une petite fille et j’entends Modesta nous mettre en garde : « Attention, Bambolina, Crispina, Olimpia, attention ! D’ici 20 ou 30 ans, vous n’accuserez pas les hommes quand vous vous trouverez à pleurer dans quelques mètres carrés d’une petite pièce, les mains mangées par l’eau de javel. Attention vous, privilégiées de la culture et de la liberté, de ne pas suivre l’exemple de ces anciennes esclaves parfaitement alignées qui, à la place des mains cisaillées par l’eau de javel, préfèrent le sinistre exercice masculin qui consiste à attacher les plus pauvres à la chaîne de montage, et les nuits sans sommeil de l’efficacité à tout prix. » Parfois mon cerveau va trop vite, mes pensées deviennent pluridimensionnelles et le possible interfère avec le probable. Ça crée un sacré bordel dans ma tête mais c’est essentiel pour notre travail : nous ne pouvons pas nous permettre d’être restreints par une vision linéaire et univoque de la réalité.

« Ciao come stai ? Tutto a posto ? » C’est Frederica avec ses cheveux roses. Avec Benjamino et les autres, ils prennent soin de la maison, de la dépendance et de nous. Nous, résident.e.s, vivons la vie de Modesta dans L’art de la joie. Ça n’a rien à voir avec la réalité. Il y a des signes qui ne trompent pas ; cette lune toujours présente, c’est un classique de la science-fiction. Pourtant depuis notre arrivée, nous en faisons l’expérience : quand le cadre et les moyens changent, le monde change. La vie à la Villa Maraini n’est pas la réalité, la villa de Catane n’existe que dans le roman de Goliarda Sapienza, mais bientôt nous occuperons cette ancienne tannerie à Turbigo. Les cadres se changent et s’échangent et nous pouvons construire ceux qui nous manquent.

Le diner est fini. Carlo nous avait préparé la parmigiana. Pour le viandistes c’était saltimbocca alla Romana. Nous avons toustes trop mangé. Je me rappelle d’avoir vu les anciennes résidentes et résidents revenir en Suisse, toustes avaient grossi. Je doute que nous y échappions.


Roxane Bovet (1986, Genève) & Yoan Mudry (1990, Lausanne)

Roxane Bovet est curatrice, autrice et éditrice. Elle crée des espaces de dialogue – des espaces dialogiques. Espaces physiques, virtuels, littéraires, géographiques, textuels ou imaginaire, elle tente de faire se rencontrer des choses, des objets, des gens, des concepts ; de mixer les natures pour porter une réflexion sur le monde qui nous entoure. Elle est l’une des fondateur-trice des éditions Clinamen (2013), a co-géré les espaces d’art contemporain Zabriskie Point (Genève, 2013-2018) et l’espace Forde avec Yoan Mudry (Genève, 2018-2020). Elle est à l’origine de différent projets curatoriaux indépendants, entre autres : HTWW (Genève 2017), Feed your friends (Bucarest 2017), Utopias are more or less Fascistic (Bâle 2017). Elle dirige le site linearitysmodulation.net et participe au projet de recherche A-sides.

Yoan Mudry
a obtenu un MA (Work.Master) à la HEAD – Haute école d’art et de design à Genève en 2014. Sa pratique est pluridisciplinaire et interroge les méchanismes de circulation d’image, de narrations et d’informations de notre monde contemporain. Yoan a co-dirigé l’espace d’art Zabriskie Point (2013-2018), ainsi que Forde (2018-2020). Sa pratique a mené à plusieurs publications, dont un Cahier d’Artiste (Pro Helvetia) en 2019. Son travail à notamment été montré en 2019 à La Rada (Locarno), Liste (Bâle), Ballostar Mobile (Berne) ; Super Dakota (Bruxelles) ; Swiss Art Awards (Bâle) ; en 2018 à Union Pacific (Londres) ; Istituto Svizzero (Rome) ; He.Ro (Amsterdam) ; Kunsthalle Luzern (Lucerne) ; Kunsthalle Palazzo (Liestal).

Le voyage à Palerme

La visite au jardin botanique confirme visuellement que nous sommes bien passés au Sud. Entre ficus géants, lotus, cactées et agrumes, l’endroit réveille des souvenirs de voyages lointains. Les arbres aux racines gigantesques ou aux formes magiques semblent sortir d’un conte de fées animé. La palmeraie, la forêt de bambous et les allées installées dès la fin du 18ème siècle téléportent le promeneur dans un ailleurs exotique et désuet. Le jardin est assoupi, un air d’abandon règne sur les serres 19ème. Jusqu’à l’arrivée du directeur qui conduit une visite passionnée, réanimant l’une ou l’autre espèce rare sur son passage. Il improvise, en botaniste érudit et passionné, une leçon de choses quasi philosophique et convainc aisément de l’intelligence stupéfiante des plantes et de notre humaine difficulté – malgré  les recherches en cours – à en reproduire tous les processus sophistiqués. L’assemblée teste in vivo l’aloe vera cueilli d’un coup de canif expert et distribué aussitôt. La plante appliquée sur la peau calmera les démangeaisons lancinantes laissées par les attaques de moustiques agressifs, fidèles compagnons des visites à l’orto botanico.

Le lendemain, la question méridionale est abordée dans son aspect politico historique. Salvatore Cusimano directeur de la Rai Sicile est journaliste et chroniqueur des événements qui ont marqué l’histoire de la Sicile, des maxiprocès aux attentats de 92 jusqu’au procès Andreotti. Il dialogue pour nous avec Leonardo Guarnotta, magistrat fondateur du Pool antimafia. Le juge Guarnotta, 80 ans tout en élégance discrète, évoque ses collègues Borsellino e Falcone, le bunker, le courage d’une poignée d’hommes déterminés à changer le cours du phénomène mafieux et de l’histoire de la Sicile. Il explique le pool antimafia, le regard d’ensemble voulu pour une mise en commun de l’expérience et de l’information accumulées à travers les différentes enquêtes de la magistrature. Il devient plus sombre en décrivant les difficultés à imposer et défendre leur méthode au sein de l’appareil étatique. L’émotion et la tristesse affleurent lorsqu’il décrit la violence, les menaces et les disparus, en particulier le terrible attentat de 92 qui signa la mort de Falcone et Borsellino et de leurs collègues. Un témoignage puissant qui se conclu par une discussion sur l’actualité de la mafia et son développement international à la recherche d’une respectabilité en col blanc.

Une dernière étape nous éparpille sur la plus grande œuvre de land art en Italie, le cretto de Burri. 80’000 mètres carrés de ciment blanc mélangé aux ruines racontent l’histoire du village de Gibellina, rayé des cartes géographiques par un tremblement de terre le 15 janvier 1968.
L’œuvre polémique d’Alberto Burri commencée en 1985 et interrompue en 1989 sera finalement complétée en 2015. Monumentale, l’œuvre invite au silence, à la promenade dans un dédale de murs et de chemins. Un parcours solitaire ou en petit groupe dans un désert blanc et lisse qui renvoie autant le visiteur au souvenir des disparus et des déplacés, qu’à sa propre fragilité face aux secousses et autres catastrophes terrestres. Nicolò, ami et guide qui a grandi dans les baraquements provisoires des années 70, nous emmène ensuite à Gibellina nuova, la nouvelle ville reconstruite dans les années 70-80 avec de nombreuses contributions d’artistes et d’architectes. Il faut traverser à pied ce musée d’art à ciel ouvert, projet utopique et inachevé, fascinant témoignage d’une époque. L’ultime visite dans cette ville flottante, comme taillée trop grande pour ses habitants, nous fera traverser des noces sur le seuil de l’impressionnante Chiesa Madre (1972) de Ludovico Quaroni, comme une scène improbable d’un film italien des années septante.

L’istituto a lancé depuis quelques années une nouvelle tradition pour commencer l’année académique avec les résidents de tous ses programmes de résidences. A peine arrivés en Italie, chercheurs et artistes sont embarqués dans un voyage d’études interdisciplinaire à Palerme. L’idée est double : constituer au plus vite la communauté des résidents et s’immerger dans une Italie au-delà de la carte postale.


Joëlle Comé est directrice de l’Institut suisse. Au bénéfice d’un Master en cinéma et culture de l’INSAS (Bruxelles), elle a une longue expérience dans la conduite de projets culturels internationaux, l’encouragement à la culture, la formation artistique et la politique culturelle. Joëlle Comé a commencé son parcours professionnel au CICR – Comité international de la Croix-Rouge. Après plusieurs années comme déléguée dans des pays en conflit sur 3 continents, elle devient productrice et réalisatrice de films documentaires et institutionnels au siège de Genève. Elle rejoint ensuite l’ECAL (Lausanne) en tant que responsable du département cinéma, puis fonde et dirige sa propre compagnie de production cinématographique. En 2007 elle est nommée Directrice des affaires culturelles du Canton de Genève. Depuis 2016 elle est directrice de l’Institut suisse à Rome.

 

Milan-Rome, aller-retour. Et on recommence

Milan, où je vis actuellement, abrite l’un des bureaux de l’Institut suisse en Italie. En tant que responsable de la communication et assistante de la curatrice, mon travail comporte de multiples activités liées au programme offert par l’Institut. Pour commencer, un agréable trajet hebdomadaire en train jusqu’à Rome, dans l’agitation générée par les pendulaires qui, malgré les nombreuses annonces leur demandant gentiment de baisser la voix et de mettre leur téléphone en mode silencieux, transforment l’expérience un véritable cirque. Enfin arrivée à Roma Termini, je rejoins à pied, en me frayant un chemin parmi les millions de touristes égarés, le siège de l’Istituto Svizzero, une villa léguée à la Confédération suisse par la regrettée Carolina Maraini-Sommaruga.

L’atmosphère est un peu différente à Rome, les bureaux sont spacieux et aérés et du chocolat suisse circule souvent sur la table lors nos séances hebdomadaires. Très cliché. Je jette un coup d’œil par la fenêtre et regarde les palmiers qui bloquent l’intense lumière du soleil : tout semble plus exotique ici. Le son d’un oiseau artificiel supposé effrayer les mouettes (en toute franchise, je ne crois pas que ça marche) me ramène à la réalité ; je me plonge alors dans mes tâches du jour, avec en bruit de fond, de temps à autre, les rires provenant de la pièce voisine.

Treize heures trente. Enfin, l’heure du lunch. Affamée, je dévale les escaliers qui mènent à la cantine. Une longue file d’attente s’est déjà formée ; résidents, collègues et invités attendent l’arrivée du plat principal. Je scrute les mets proposés sur le présentoir et opte pour une salade, de peur de m’endormir après le repas.

Au soir du deuxième jour, je repars pour Milan. Le bureau milanais est situé au rez-de-chaussée de la banque UBS, dans le périmètre du consulat suisse. La hauteur des fenêtres et des plafonds constitue toujours une véritable gageure lors de l’installation des cinq ou six expositions que nous organisons dans l’année. Plus nombreuses qu’à l’institut de Rome, les expositions se focalisent ici sur les arts visuels, le design et l’architecture ou encore le graphisme. Milan est depuis toujours l’épicentre du design et de l’architecture contemporaine en Italie et offre une dimension internationale – en particulier durant le Salon du meuble – grâce à son excellence dans ce domaine.

L’environnement aseptisé des bureaux est contrebalancé par le bourdonnement de la ville : vernissages, projections, apéritifs rythment mes semaines chargées. Il est dix-huit heures, vendredi – ou vendre-ouiiiii comme je me plais à dire. Sauf week-ends exceptionnels au cours desquels l’Institut propose aux visiteurs un concert ou un événement culturel intéressant, à Rome ou à Milan, parfois à Palerme ou à Venise, je peux brièvement mettre mon cerveau sur pause en attendant que tout recommence lundi matin.


Depuis 2017, Georgia Stellin est responsable de la communication et assistante de la curatrice à l’Istituto Svizzero en Italie. Elle a étudié les pratiques curatoriales et la communication à l’Accademia di Brera à Milan (2015) et possède un bachelor en gestion, obtenu auprès de l’Università Cattolica del Sacro Cuore de Milan (2007), ainsi qu’un mastère d’économie, avec spécialisation dans la finance, obtenu à l’Université de New South Wales à Sydney, Australie (2009). A l’heure actuelle, elle consacre une partie de son temps à un mastère en pratiques artistiques auprès de la Dutch Art Institute, études qu’elle terminera en juin 2021 avec un mémoire intitulé Dream Notions. De 2009 à 2010, Georgia a travaillé pour UNI Management, le centre de formation de groupe d’Unicredit àTurin. Entre 2013 et 2019, elle a co-fondé et dirigé ARMADA, un espace situé dans la périphérie de Milan et géré par des artistes, un organisme éclectique et versatile, qui propose un programme d’expositions résultant des réflexions d’une pluralité d’esprits. De 2014 à 2015, Georgia a été assistante d’édition pour le magazine Mousse à Milan et de 2015 à 2017, assistante de galerie à la Pilar Corrias Gallery de Londres.

La macchina da scrivere

En plein cœur du Municipio I, l’Institut vous attend. Il se trouve à équidistance du parc de la Villa Borghese, de la Piazza di Spagna, de la Villa Medici et du Hard Rock Café.  Depuis l’hôtel Eden où vous vous imaginez avoir dormi, vous prenez la Via Ludovisi qui longe l’enceinte de l’Institut et où sont parqués des bus sans toit opérés par Bagnoli Junior, Imperium Travel et Green Line Tours. Des touristes aux visages effacés sont sur le point d’embarquer dans le bus de tête qui est décoré des images d’un spectacle sons et lumières, The Sistine Chapel Immersive Show – The Last Judgment. Vous pourriez les suivre et vous installer derrière eux au deuxième étage du bus et de l’index vous tenteriez d’atteindre la branche d’un pin dépassant du jardin luxuriant de l’Institut. Vous partiriez ensuite à la découverte du « plus beau musée à l’air libre du monde », vos oreilles branchées sur un audio-guide multilingue dont vous vous amuseriez à changer les canaux pour entendre parler du Trevi-Brunnen, du Coliseu et du пантеон. Mais comme l’indique le conditionnel de ces phrases, vous avez fait un autre choix.

Vous dépassez les bus, la rue glisse par à-coups, les voitures disparaissent comme par enchantement et vous vous téléportez au pied de la grille de l’Institut et de la guérite du portier. Vous vous approchez. Une plaque en cuivre porte des inscriptions que vous n’arrivez pas à déchiffrer et sur le portail, un panneau signale un passo carrabile. Vous apprenez grâce à votre logiciel de traduction que cela veut dire zone de remorquage, ce qui vous freine dans votre élan et deux vers de Zone d’Apollinaire vous reviennent à l’esprit :

 

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule

Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent.

 

Si tu es à Paris, vous, vous êtes toujours à Rome, il n’y a pas foule et les autobus paissent. Vous vous asseyez sur le bord de la route, sous un néflier du Japon planté dans ce texte en hommage au poète. Sur une de ses branches, un oiseau vous observe mais vous ne le voyez pas. Vous contemplez l’imposante architecture néo-quelque chose de la bâtisse et ses encorbellements, juchée sur un monticule artificiel percé de grottes partiellement envahies par la végétation. L’effet est réussi mais vous n’allez pas vous laisser impressionner. Vous vous relevez et vous prenez de la hauteur. Vous franchissez les étages, vous vous élevez au-dessus des balcons et des terrasses, vous toisez les palmiers et les pins parasol et vous surplombez la tourelle d’angle qui donne à voir, vous a-t-on soufflé, le deuxième plus haut panorama sur la ville après Saint-Pierre. À mesure que vous tournez autour de l’édifice, la ville se construit à vue d’œil sur la ligne d’horizon. Vous reconnaissez des collines et des coupoles qui s’arrondissent et des murs qui s’érigent dans un ciel bleu synthétique.  À 1,32 km de là, à vol d’oiseau, se dresse le blanc monument à Victor-Emmanuel II que les habitants surnomment « la machine à écrire », comme aimait à vous le répéter votre prof de latin lors de votre premier voyage dans la ville, au siècle passé. De ce voyage, il ne vous reste que le train de nuit et ses sièges inclinables, les couloirs sombres du couvent où vous logiez, le discman sur lequel vous écoutiez de la britpop pendant la visite des églises, la gêne de ce même prof de latin en évoquant l’homosexualité d’Hadrien devant les fontaines de sa Villa de Tivoli ou encore la plage d’Ostie où vous n’aviez pas eu le droit de vous baigner.

Mais vous vous êtes éloigné hors les murs, revenez plutôt dans votre enclave et étudiez les lieux sous une nouvelle perspective. Vous trouvez que les arbres ressemblent aux modèles réduits d’une maquette d’architecte, l’eau de l’étang d’ornement du jardin est très noire, et les façades déformées du bâtiment lui donnent un air de château fabuleux que vous imaginez habité de figures mystérieuses. Vous aimeriez pouvoir soulever le toit de l’édifice pour observer la vie des résidents et les écouter s’entretenir de sujets passionnants à longueur de journée. Il serait question de cartographie, de philosophie médiévale, d’intertextualité, d’images en mouvement, de photographie réaliste, d’architecture contemporaine, de communisme italien dans les années 1970, de stratégies féministes dans le monde de l’art, de fontaines dans l’Empire romain et du corps de l’artiste. Entre autres choses.

À l’avant-dernier étage, vous remarquez une lucarne ronde à la base de la tour. On vous a dit que c’est là que vous aurez votre atelier. Vous voulez en savoir plus. Vous caressez du doigt le pavé tactile de votre ordinateur en maintenant la touche « commande » enfoncée : l’édifice pivote à vive allure et l’œil-de-bœuf vous regarde de tous les côtés. Impossible de voir à l’intérieur, bien sûr, mais vous fantasmez que, de ce point d’observation privilégié, vous pourrez voir la chambre de l’Académie espagnole où Hervé Guibert a résidé incognito, le Zoo de Rome décrit par l’un de vos prédécesseurs ou encore, plus loin, près de la mer, le monument à Pasolini et sa citation gravée dans le béton :

 

… passivo come un uccello che vede

tutto, volando, e si porta in cuore

nel volo in cielo la coscienza

che non perdona .

 

Vous décidez d’entrer par effraction dans la pièce. Son aménagement est simple : une planche sur des trépieds en guise de table de travail, une chaise de bureau noire, une lampe d’appoint, du revêtement en linoléum imitation bois au sol, des murs blancs, des étagères vides. Et dans une niche encadrée de marbre, la fenêtre en lucarne. Vous manquez un peu d’air après cet inventaire. Au moment où votre main agrippe la poignée, un oiseau qui faisait une halte sur l’appui de la fenêtre s’envole. Vous suivez sa trajectoire vers le sud, vous ne le perdez pas des yeux. Dans sa ligne de mire – et dans la vôtre – la machine à écrire.


Mathias Howald (1979, Lausanne) – Écriture
A obtenu un MA en Lettres à l’Université de Lausanne en 2004. Son premier roman, Hériter du silence (éditions d’autre part, 2018) a reçu le Prix du public RTS 2019. Il a résidé à la Cité internationale des arts de Paris en 2019 et a été lauréat du prix Studer/Ganz 2014. Il a donné des lectures à la Maison de Rousseau et de la littérature (Genève), à la Nuit des Images du Musée de l’Elysée (Lausanne) et au Salon du livre de Genève. Il est membre fondateur du collectif Caractères mobiles avec lequel il a publié Au village (éditions d’autre part, 2019), recueil de textes écrits lors d’une résidence à la Fondation Jan-Michalski à Montricher en été 2017.

Au cœur des choses [police 24]

Ces derniers mois ont été incroyablement intenses. D’abord, le monde s’est arrêté de tourner. Puis, alors qu’il reprenait rapidement sa ronde, le mouvement «Black Lives Matter» s’est accéléré. Quand en février la pandémie approchait, nous pensions que des gestes d’hygiène élémentaire et le maintien d’une certaine distanciation sociale nous permettraient de traverser la crise. Mais des mesures de confinement (beaucoup plus strictes en Italie qu’en Suisse puisqu’elles n’autorisaient que de rares sorties) se sont imposées. Qui a déjà visité l’Institut suisse de Rome et connaît la Villa Maraini et son magnifique jardin protégé aura toutefois du mal à nous prendre en pitié. Par rapport aux conditions avec lesquelles de nombreux Italiens ont dû composer, les nôtres constituaient un privilège absolu.

La vie à l’Institut s’apparente à une colocation. La plupart des résidents logent au cinquième étage de la villa et partagent une cuisine commune. Dans des circonstances ordinaires, il s’y noue des liens étroits qui, avec le confinement, n’en sont devenus que plus solides. Les choses ont-elles toujours été faciles pour autant? Non.

Un épisode m’a particulièrement marqué. Réunis sur la terrasse, nous avions commandé nos pizzas préférées par le compte WhatsApp d’un restaurant voisin. La photo de profil du compte montrait une jeune femme d’une vingtaine d’année, en robe de soirée à épaules dénudées, attablée devant une assiette vide. Dans le courant de la conversation, j’avais alors demandé aux résidents présents si l’utilisation de cette photo pour promouvoir une activité commerciale leur paraissait appropriée. Pour ma part, je la trouvais trop intime et je soupçonnais la pizzeria d’exploiter l’image de la femme pour doper ses ventes. Mes colocataires féminines m’avaient alors rétorqué que ma question pouvait être perçue comme misogyne, car il s’agissait peut-être d’une photo de la patronne, qu’elle avait choisi elle-même d’utiliser. Une remarque qui m’était apparue tout à fait fondée et à laquelle je souscrivais pleinement. Mais alors que j’essayais tout de même d’argumenter mon point de vue, les esprits se sont échauffés.

Comment l’homme cis progressiste que je pense être avait-t-il pu se retrouver pris dans une telle tourmente? Sur le moment, je n’arrivais pas à voir en quoi ma question pouvait apparaître sexiste et mon égo se mit à trembler sur place comme l’image d’un vieux lecteur VHS dont la bande s’est coincée. Je ne saisissais pas alors que le problème ne tenait plus à la manière dont les images sont construites et interprétées, mais au déroulement même de la conversation.

Le mouvement Black Lives Matter a offert une plateforme à de nombreuses voix ces dernières semaines. Je suis les comptes Instagram, les posts et les live streams de certains de ses représentants. Une vidéo en particulier m’a laissé une très forte impression. On y voit Haile Thomas, afro-Américaine, relater en pleurant une expérience vécue la veille avec sa voisine blanche progressiste qui, bien que favorable au mouvement, condamnait les émeutes avec la plus grande virulence. Insensible aux arguments avancés par son interlocutrice pour expliquer les actes de violence, la voisine ne comprenait pas que son récit puisse être perçu comme préjudiciable. Elle était même allée jusqu’à retourner la situation et se poser en victime en reprochant à Haile de n’écouter que ce qu’elle voulait bien entendre, ce qui, à ses yeux, était insultant, puisqu’elle soutenait le mouvement. Pour Haile, il ne s’agissait pas de légitimer les violences, mais de lui faire comprendre que le problème tenait à la façon dont elle, en tant que femme blanche, se comportait dans sa conversation avec une femme noire.

Au lendemain de notre discussion houleuse, j’ai demandé à mes deux amies si nous pouvions reparler; non pas pour les faire adhérer à mon point de vue, mais pour les écouter.

Notre différend s’est alors dissipé. Il est devenu clair pour moi que j’aurais dû rester en retrait durant la discussion de la veille, car dans certaines situations, réagir avec son égo s’apparente à un privilège. Je ne peux tout simplement pas imaginer les discriminations dont les femmes font l’objet et ce qu’elles ressentent dans ces moments-là. J’espère que la voisine blanche progressiste d’Haile aura elle aussi eu l’occasion de réfléchir après coup.

Cette expérience et les événements de portée mondiale auxquels nous avons récemment été confrontés m’ont fait comprendre qu’il est primordial pour chacun d’entre nous d’identifier les situations dans lesquelles, en raison de nos conditionnements, nous soutenons inconsciemment des structures comme le racisme, la misogynie ou d’autres discriminations institutionnalisées. En pareilles situations, une attitude non défensive aide à aller au cœur des choses.

Dans quelques jours, cette résidence prendra fin et tout le monde retournera chez soi. L’heure est donc venue de nous dire au revoir et de nous remercier les uns les autres des expériences intenses que nous avons vécues au cours de cette année si particulière passée à l’Institut suisse de Rome.


Urs August Steiner (1980, Uznach SG/Zurich) – Arts visuels

A étudié à Zurich à la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK), au California College of the Arts (San Francisco) et a obtenu un MA in Fine Arts à l’ECAL École cantonale d’art de Lausanne en 2011. Il a exposé à Splatterpool (New York); Lokal-int (Bienne); Grand Palais (Berne); MoCA Pavilion; Museum für Zeitgenösische Kunst (Shanghai); Des Pacio (San José, Costa Rica); Kunsthaus Glarus; Dienstgebäude (Zurich); Nextex (St-Gall); Bombay Beach Biennale (California); Last Tango (Zurich). Il a été en résidence en 2015 à Shanghai (Pro Helvetia) et en 2012 à New York (Residency Unlimited). En 2018, il a obtenu le Werkbeitrag Pro Helvetia; en 2018 et 2016 le Werkbeitrag Kanton Saint-Gall et en 2014 le Fokus-Preis Kunsthaus Glarus.

À chacun sa peste : épidémies et pestilences dans le Proche-Orient ancien

Depuis maintenant plusieurs mois, un nouvel acteur s’est invité dans notre quotidien. Un acteur invisible, qui intrigue, effraie, interroge et nous sépare les uns des autres. Un « compagnon secret » qui, comme le célèbre personnage de Joseph Conrad, est devenu pour nous un minuscule Doppelgänger[1], désormais – littéralement – sur toutes les lèvres. Il s’appelle COVID-19, acronyme tiré de COronaVIrus Disease 19, c’est à dire une maladie, disease, causée par une souche d’une sous-famille de virus, coronavirus, dont les premiers cas ont été enregistrés en l’an 19 du troisième millénaire de notre ère.

Pour n’importe quel historien, ces derniers mois auront été l’occasion de réfléchir aux grandes pandémies qui ont jalonné l’histoire de l’humanité. On pense notamment au virus de l’immunodéficience humaine, auquel on attribue depuis les années 80 du siècle dernier la responsabilité de la maladie aujourd’hui connue sous le nom de sida (une pandémie toujours active aujourd’hui !) ; à la grippe espagnole, qui entre 1918 et 1920 fit des dizaines de millions de morts à travers le monde ; à la peste noire, qui au XIVe siècle décima un tiers de la population européenne ; ou encore à la peste antonine du IIe siècle, vraisemblablement une épidémie de variole qui, sous l’effet conjugué d’une épidémie successive de rougeole, fût l’une des causes de la grave crise qui frappa l’Empire romain au IIIe siècle. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi les plus célèbres.

Comme l’histoire nous l’apprend, les pandémies ont rythmé l’existence du genre humain, provoquant souvent des moments de crise et de réflexion. Dans ces périodes, la peur de l’autre devient endémique aux sociétés, qui recherchent donc de nouvelles dimensions, plus intimes et plus sûres. Même s’il faudra attendre le XIXe siècle pour que Louis Pasteur prouve scientifiquement la corrélation entre les microbes et les maladies infectieuses, Thucydide affirmait déjà au Ve siècle avant l’ère commune (av. è. c.) en Grèce qu’une maladie pouvait se transmettre d’une personne à l’autre.

Comme nous le verrons, l’idée de contagion par l’homme et les animaux n’était pas inconnue non plus dans le Proche-Orient ancien [2]. Pourtant, l’apparition d’une maladie (infectieuse ou non) était alors souvent attribuée au contact avec des dieux et des démons. De véritables recueils diagnostiques décrivaient la condition des patients, accompagnée d’un diagnostic et/ou d’un pronostic. Parmi les plus célèbres, le SA.GIG est une collection de 40 tablettes cunéiformes qui a été rédigée dans sa forme finale à la fin du deuxième millénaire av. è. c. en Mésopotamie méridionale. D’après ce texte, les maladies étaient souvent véhiculées par la « main de x », x étant une entité surnaturelle qui manifestait ainsi sa colère ou sa désapprobation.

L’existence de véritables épidémies de maladies est attestée dans des chroniques, des listes éponymes d’années (soit des listes au sein desquelles les années sont identifiées sur la base des fonctionnaires et des grands événements), mais aussi dans des échanges de correspondances, diplomatiques et privées. Car les symptômes de ces pestilences (en akkadien, la langue parlée par les Babyloniens et les Assyriens, mūtānum, de mūtum, « mort ») n’étant jamais décrits en détail, il est difficile de les attribuer à des agents infectieux spécifiques et donc à reconnaître les maladies qui se cachent derrière. En revanche, nous connaissons les divinités qui, dans l’optique mésopotamienne, les provoquaient : il s’agissait souvent du dieu Erra (également associé à la guerre dans la tradition littéraire) et du démon Namtar.

La peste qui au XIVe siècle av. è. c. frappa l’empire hittite en Anatolie et en Syro-Palestine, tuant Suppiluliuma Ier, un des plus grands souverains hittites, constitue probablement l’exemple de pestilence le plus célèbre dans le Proche-Orient ancien. L’empire hittite était alors en guerre avec l’état égyptien voisin. Après avoir défait leurs ennemis près de la frontière syro-palestinienne, les Hittites ramenèrent dans leur patrie des prisonniers de guerre égyptiens. Ceux-ci commencèrent à montrer les signes d’une maladie qu’ils transmirent également à ceux qui les avaient capturés. Dans une de ses prières aux divinités, Mursili IIe, le successeur de Suppiluliuma Ier, nous informe que la peste sévissait déjà depuis vingt ans. Malheureusement, tout comme les sources mésopotamiennes, les Hittites disent peu de choses des symptômes de cette maladie, généralement désignée dans leur langue, le hittite, par le mot ḫenkan, « mort ». Ce cas de peste n’est en outre pas le seul rapporté par les Hittites : ces morts massives devinrent en effet un phénomène récurrent, assimilable à une épidémie. L’origine de la maladie était souvent attribuée à de mauvaises actions commises par les souverains précédents et à la colère des dieux. Le clergé hittite créa de nombreux rituels visant à se défaire de la peste. Certains comprenaient l’utilisation de moutons, d’ânes, mais aussi de prisonniers de guerre comme boucs émissaires à envoyer à l’ennemi pour éloigner la peste de leur propre pays. Ces rituels, de même que certaines correspondances, laissent donc penser que les Hittites avaient connaissance des mécanismes de transmission de la peste par les humains (et les animaux ?), puisqu’ils furent le premier peuple de l’histoire à utiliser des êtres vivants comme une sorte d’arme bactériologique contre l’ennemi.

[1] Joseph Conrad, The Secret Sharer. Nouvelle publiée pour la première fois en 1910 aux Etats-Unis dans le Harper’s Magazine, New York.

[2] Par Proche-Orient ancien on entend grosso modo la région qui s’étendait de l’Anatolie et l’Egypte à l’ouest à l’Iran et l’Asie centrale à l’est au cours des trois derniers millénaires av. è. c.


Armando Bramanti (1989, Palerme) – Assyriologue

Après un BA en histoire (2010) et un MA en archéologie à Sapienza – Università di Roma (2012), Armando Bramanti a obtenu un doctorat en assyriologie en cotutelle entre Sapienza et Friedrich-Schiller-Universität Jena (2017). Après de nombreuses périodes de recherche pré- et postdoctorale en Italie, Allemagne, Espagne et aux Etats-Unis, il a travaillé à l’Université de Genève, grâce à une bourse d’excellence de la Confédération suisse (ESKAS), sur un projet de paléographie cunéiforme. Après un an de résidence de recherche à l’Istituto Svizzero (2019/2020), il travaillera comme chercheur postdoctoral en Espagne au CSIC – CCHS de Madrid. Ses recherches portent sur l’administration sumérienne, la paléographie cunéiforme et l’histoire quotidienne de la Mésopotamie et du Proche-Orient ancien.

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Le palimpseste et le cycliste

Il était une fois des pages du géographe grec Strabon (1er s. ap. J.-C.) qui, après plus d’un millénaire d’errances, sommeillaient  dans les profondeurs de la Bibliothèque Vaticane. Une main anonyme les avait copiées sur un parchemin à la fin du 5e s. ap. J.-C. Mais au cours des siècles suivants, confrontés à un manque cruel de parchemin, des scribes s’adonnèrent, comme il était d’usage en ces temps, à la pratique du  réemploi, grattant le texte de Strabon, de là  le nom de palimpseste,  pour lui substituer d’autres œuvres de leur choix.

Ces pages de Strabon n’émergèrent de leur oubli séculaire que vers le milieu du 19e siècle quand des bibliothécaires ou des lecteurs à l’esprit curieux s’avisèrent de leur  présence sous-jacente. Suivant les méthodes de déchiffrement utilisées avec succès par le célèbre cardinal Angelo Mai, qui fut directeur de la Bibliothèque Vaticane  dans la première moitié du 19e siècle, on appliqua sur le parchemin  un réactif acide  qui eut un effet quasi miraculeux, faisant réapparaître en une sorte de fulgurance  le texte de Strabon. La suite, hélas, se révéla moins miraculeuse. L’acide entama sur le parchemin un travail de sape aussi efficace que funeste, attaquant peu à peu sa substance et rendant sa lecture de plus en plus malaisée.

Mais au milieu du 20e siècle, plus exactement durant  l’année académique 1949-1950, le palimpseste agonisant allait rencontrer un cycliste auquel le texte de Strabon dut son salut.

Une explication s’impose.

L’Institut suisse de Rome, don de la comtesse  Carolina Maraini Sommaruga à la Confédération, venait d’ouvrir. Dans l’environnement élégant de la via Ludovisi, à deux pas des pins de la Villa Borghese et entouré d’un parc enchanteur, cette maison somptueuse  accueillait sa troisième volée de résidents.  Ils étaient cette année-là au nombre de huit, dont François Lasserre, jeune helléniste et jeune père de trois enfants. Malgré son statut de membre, il ne pouvait cependant y résider car en ces temps le règlement était formel : pas de couple parmi les résidents et encore moins d’enfants.

François Lasserre  s’était donc installé avec sa famille dans une maison de Grottaferrata, sur les collines ensoleillées des Castelli Romani, à une vingtaine de kilomètres de Rome. Pas de métro  en ces temps et des transports publics incertains. François Lasserre fit donc quotidiennement et pendant une année le trajet à vélo qui commençait par une belle descente (et au retour une belle montée !), se poursuivait  dans une campagne romaine qui ressemblait encore à celle que Chateaubriand  a admirée et décrite, et se terminait sous le regard des gardes suisses de Porta Angelica, porte d’entrée du Vatican vers la Bibliothèque.

François Lasserre travaillait à une édition de Strabon et avait donc affaire quotidiennement au palimpseste dont il ne pouvait que constater l’inéluctable dégradation. Pour le sauver d’une illisibilité désormais prochaine, il en entreprit la copie diplomatique, c’est-à-dire rigoureusement fidèle à l’original. Un travail minutieux et difficile, mené pendant des mois avec une constance inébranlable. Il en est résulté quatre-vingt-huit pages  sur lesquelles court en rangs serrés sa belle calligraphie grecque.

On pourrait imaginer que ce fac-similé du palimpseste de Strabon, que nous appellerons désormais le palimpseste Lasserre, est arrivé à Rome  en même temps que sa bibliothèque personnelle qu’il avait léguée à l’Institut suisse auquel il était resté profondément attaché,  comme en témoigne sa longue et active présence dans le Conseil de Fondation.

Même si tous les chemins mènent à Rome, celui qu’emprunta notre palimpseste fut tortueux.  A bien des égards il reste aujourd’hui encore enveloppé de mystères.

Par testament, François Lasserre avait mis sa copie à la disposition d’un collègue français. Ce collègue disparut quelques années après le philologue suisse et c’est ici que les choses s’embrouillent. Que devint le précieux palimpseste Lasserre ? Il ne fut pas retourné aux héritiers Lasserre, mais après une errance brouillardeuse à travers l’Europe, il aboutit à Paris dans des mains qui le gardèrent jalousement jusqu’au jour où d’éminents savants, engagés eux aussi  dans l’édition de Strabon, se mirent à sa recherche. Ils finirent par le débusquer dans la tanière où il dormait d’un sommeil qui aurait pu devenir séculaire  comme celui de l’original dont il était issu et qui désormais était devenu totalement illisible.

Entre-temps les enfants de François Lasserre, forts de leur qualité d’héritiers, firent  savoir que le destin naturel et légitime du palimpseste Lasserre était de rejoindre la bibliothèque léguée par leur père  à l’Institut suisse de Rome où il serait mis à la disposition des chercheurs. Restait à obtenir sa restitution.  Elle se fit en plusieurs temps car dans cette saga rien ne fut jamais simple ni transparent.

Dans un premier temps, une autorité du monde académique français s’employa à ce qu’on lui remît l’objet de tant de convoitises. Il y réussit en recourant à des arguments restés secrets. Plus tard, il le confia à un envoyé helvétique en la personne de l’élève et  successeur de François Lasserre à la chaire de grec de l’Université de Lausanne. Clin d’œil du destin : cet helléniste chargé de rapporter  le palimpseste en Suisse est un cycliste confirmé comme l’était le jeune François Lasserre lorsqu’il pédalait dans la campagne romaine en direction de la Bibliothèque Vaticane.

Quant à la dernière étape, le retour du palimpseste Lasserre parmi les livres qu’il avait quittés depuis tant d’années, ce fut un ancien membre de l’Institut suisse de Rome,  collègue et ami lausannois du premier messager,  qui prit le relais avec bonheur mais non sans crainte : instruit de cette histoire agitée et ténébreuse, il ne fut rassuré que lorsqu’il le déposa sain et sauf  dans les mains tutélaires de la bibliothécaire de l’Institut suisse de Rome.

Et c’est ainsi qu’en février 2020, lors d’une belle cérémonie qui marquait aussi, à quelques mois près, le centenaire de la naissance de François Lasserre, son fils aîné, à la tête d’une forte délégation familiale et en présence de nombreux invités et amis  de Suisse et d’Italie, eut la joie de remettre officiellement cet inestimable document  à l’Institut suisse de Rome.


Philippe Mudry est professeur honoraire de l’Université de Lausanne. Il a été résident de l’Institut suisse de Rome (philologie classique, 1974-1976), président de sa Commission scientifique (1994-2016) et membre du Conseil de Fondation (1999-2016). Ami et fidèle de l’istituto svizzero, il a co-organisé l’événement autour de Jacques Lasserre et de son palimpseste en février 2020.