PRANZO

MOI : Pourtant, on se croirait jeudi.

LUI : Mais un jour de la semaine, ce n’est pas quelque chose qu’on peut ressentir, c’est impossible.

ELLE : Il faut juste connaitre l’ordre. Hier on était mardi, aujourd’hui on est mercredi, et demain on sera jeudi. Si on ne maitrise pas ça, l’existence n’est plus que chaos.

LUI : Exactement, c’est comme ça et c’est pour tout le monde.

« Cam’, tu ne m’entends donc pas ?! ça fait mille ans que je t’appelle pour le diner. Il est déjà 13h30, je me demande bien ce que Carlo nous aura préparé. Tu sais qu’il fait des merveilles, même les végétariennes sont conquises. » Bambù a faim, elle a raison, il m’arrive d’être trop absorbée par mes lectures, les lettres et les scènes à écrire, et ce monde nouveau à articuler. En sortant de l’atelier, nous croisons Benigni, depuis que nous avons commencé à travailler sur notre film, il philosophe avec les tortues d’Alessandro. Alessandro s’occupe du jardin. Il développe des trésors d’habileté pour suivre les plans élaborés par la Comtesse Carolina il y a plus d’une centaine d’années. Est-ce que c’est elle qui a décidé qu’il n’y aurait pas d’herbes aromatiques dans le jardin ? Ça doit être une question de standing. Mon italien s’améliore, demain je lui demanderai.

Ici, la lune ne disparait jamais, elle nous suit partout, s’assure que nous portions bien nos masques. Quand je la regarde, un vertige me prend à l’idée que chaque molécule de cet hémisphère, avec sa vie et ses occupations du moment, la voit aussi. Je regarde la lune et je me retrouve dans une ruine antique, derrière deux jeunes garçons qui pic-niquent assis sur une couverture marquée du logo de Casapound. Le premier veut absolument trouver un garage, le second ne comprend pas. « Mais si, tu sais, Jeff Bezos et tous ces autres connards, ils ont tous commencé comme ça. Il nous faut juste un garage et on y arrivera. » Je ne sais pas à quoi ils veulent arriver, je dois partir. Je me retrouve sur une plage de Catane, le repas est terminé, je suis une petite fille et j’entends Modesta nous mettre en garde : « Attention, Bambolina, Crispina, Olimpia, attention ! D’ici 20 ou 30 ans, vous n’accuserez pas les hommes quand vous vous trouverez à pleurer dans quelques mètres carrés d’une petite pièce, les mains mangées par l’eau de javel. Attention vous, privilégiées de la culture et de la liberté, de ne pas suivre l’exemple de ces anciennes esclaves parfaitement alignées qui, à la place des mains cisaillées par l’eau de javel, préfèrent le sinistre exercice masculin qui consiste à attacher les plus pauvres à la chaîne de montage, et les nuits sans sommeil de l’efficacité à tout prix. » Parfois mon cerveau va trop vite, mes pensées deviennent pluridimensionnelles et le possible interfère avec le probable. Ça crée un sacré bordel dans ma tête mais c’est essentiel pour notre travail : nous ne pouvons pas nous permettre d’être restreints par une vision linéaire et univoque de la réalité.

« Ciao come stai ? Tutto a posto ? » C’est Frederica avec ses cheveux roses. Avec Benjamino et les autres, ils prennent soin de la maison, de la dépendance et de nous. Nous, résident.e.s, vivons la vie de Modesta dans L’art de la joie. Ça n’a rien à voir avec la réalité. Il y a des signes qui ne trompent pas ; cette lune toujours présente, c’est un classique de la science-fiction. Pourtant depuis notre arrivée, nous en faisons l’expérience : quand le cadre et les moyens changent, le monde change. La vie à la Villa Maraini n’est pas la réalité, la villa de Catane n’existe que dans le roman de Goliarda Sapienza, mais bientôt nous occuperons cette ancienne tannerie à Turbigo. Les cadres se changent et s’échangent et nous pouvons construire ceux qui nous manquent.

Le diner est fini. Carlo nous avait préparé la parmigiana. Pour le viandistes c’était saltimbocca alla Romana. Nous avons toustes trop mangé. Je me rappelle d’avoir vu les anciennes résidentes et résidents revenir en Suisse, toustes avaient grossi. Je doute que nous y échappions.


Roxane Bovet (1986, Genève) & Yoan Mudry (1990, Lausanne)

Roxane Bovet est curatrice, autrice et éditrice. Elle crée des espaces de dialogue – des espaces dialogiques. Espaces physiques, virtuels, littéraires, géographiques, textuels ou imaginaire, elle tente de faire se rencontrer des choses, des objets, des gens, des concepts ; de mixer les natures pour porter une réflexion sur le monde qui nous entoure. Elle est l’une des fondateur-trice des éditions Clinamen (2013), a co-géré les espaces d’art contemporain Zabriskie Point (Genève, 2013-2018) et l’espace Forde avec Yoan Mudry (Genève, 2018-2020). Elle est à l’origine de différent projets curatoriaux indépendants, entre autres : HTWW (Genève 2017), Feed your friends (Bucarest 2017), Utopias are more or less Fascistic (Bâle 2017). Elle dirige le site linearitysmodulation.net et participe au projet de recherche A-sides.

Yoan Mudry
a obtenu un MA (Work.Master) à la HEAD – Haute école d’art et de design à Genève en 2014. Sa pratique est pluridisciplinaire et interroge les méchanismes de circulation d’image, de narrations et d’informations de notre monde contemporain. Yoan a co-dirigé l’espace d’art Zabriskie Point (2013-2018), ainsi que Forde (2018-2020). Sa pratique a mené à plusieurs publications, dont un Cahier d’Artiste (Pro Helvetia) en 2019. Son travail à notamment été montré en 2019 à La Rada (Locarno), Liste (Bâle), Ballostar Mobile (Berne) ; Super Dakota (Bruxelles) ; Swiss Art Awards (Bâle) ; en 2018 à Union Pacific (Londres) ; Istituto Svizzero (Rome) ; He.Ro (Amsterdam) ; Kunsthalle Luzern (Lucerne) ; Kunsthalle Palazzo (Liestal).

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.