La macchina da scrivere

En plein cœur du Municipio I, l’Institut vous attend. Il se trouve à équidistance du parc de la Villa Borghese, de la Piazza di Spagna, de la Villa Medici et du Hard Rock Café.  Depuis l’hôtel Eden où vous vous imaginez avoir dormi, vous prenez la Via Ludovisi qui longe l’enceinte de l’Institut et où sont parqués des bus sans toit opérés par Bagnoli Junior, Imperium Travel et Green Line Tours. Des touristes aux visages effacés sont sur le point d’embarquer dans le bus de tête qui est décoré des images d’un spectacle sons et lumières, The Sistine Chapel Immersive Show – The Last Judgment. Vous pourriez les suivre et vous installer derrière eux au deuxième étage du bus et de l’index vous tenteriez d’atteindre la branche d’un pin dépassant du jardin luxuriant de l’Institut. Vous partiriez ensuite à la découverte du « plus beau musée à l’air libre du monde », vos oreilles branchées sur un audio-guide multilingue dont vous vous amuseriez à changer les canaux pour entendre parler du Trevi-Brunnen, du Coliseu et du пантеон. Mais comme l’indique le conditionnel de ces phrases, vous avez fait un autre choix.

Vous dépassez les bus, la rue glisse par à-coups, les voitures disparaissent comme par enchantement et vous vous téléportez au pied de la grille de l’Institut et de la guérite du portier. Vous vous approchez. Une plaque en cuivre porte des inscriptions que vous n’arrivez pas à déchiffrer et sur le portail, un panneau signale un passo carrabile. Vous apprenez grâce à votre logiciel de traduction que cela veut dire zone de remorquage, ce qui vous freine dans votre élan et deux vers de Zone d’Apollinaire vous reviennent à l’esprit :

 

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule

Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent.

 

Si tu es à Paris, vous, vous êtes toujours à Rome, il n’y a pas foule et les autobus paissent. Vous vous asseyez sur le bord de la route, sous un néflier du Japon planté dans ce texte en hommage au poète. Sur une de ses branches, un oiseau vous observe mais vous ne le voyez pas. Vous contemplez l’imposante architecture néo-quelque chose de la bâtisse et ses encorbellements, juchée sur un monticule artificiel percé de grottes partiellement envahies par la végétation. L’effet est réussi mais vous n’allez pas vous laisser impressionner. Vous vous relevez et vous prenez de la hauteur. Vous franchissez les étages, vous vous élevez au-dessus des balcons et des terrasses, vous toisez les palmiers et les pins parasol et vous surplombez la tourelle d’angle qui donne à voir, vous a-t-on soufflé, le deuxième plus haut panorama sur la ville après Saint-Pierre. À mesure que vous tournez autour de l’édifice, la ville se construit à vue d’œil sur la ligne d’horizon. Vous reconnaissez des collines et des coupoles qui s’arrondissent et des murs qui s’érigent dans un ciel bleu synthétique.  À 1,32 km de là, à vol d’oiseau, se dresse le blanc monument à Victor-Emmanuel II que les habitants surnomment « la machine à écrire », comme aimait à vous le répéter votre prof de latin lors de votre premier voyage dans la ville, au siècle passé. De ce voyage, il ne vous reste que le train de nuit et ses sièges inclinables, les couloirs sombres du couvent où vous logiez, le discman sur lequel vous écoutiez de la britpop pendant la visite des églises, la gêne de ce même prof de latin en évoquant l’homosexualité d’Hadrien devant les fontaines de sa Villa de Tivoli ou encore la plage d’Ostie où vous n’aviez pas eu le droit de vous baigner.

Mais vous vous êtes éloigné hors les murs, revenez plutôt dans votre enclave et étudiez les lieux sous une nouvelle perspective. Vous trouvez que les arbres ressemblent aux modèles réduits d’une maquette d’architecte, l’eau de l’étang d’ornement du jardin est très noire, et les façades déformées du bâtiment lui donnent un air de château fabuleux que vous imaginez habité de figures mystérieuses. Vous aimeriez pouvoir soulever le toit de l’édifice pour observer la vie des résidents et les écouter s’entretenir de sujets passionnants à longueur de journée. Il serait question de cartographie, de philosophie médiévale, d’intertextualité, d’images en mouvement, de photographie réaliste, d’architecture contemporaine, de communisme italien dans les années 1970, de stratégies féministes dans le monde de l’art, de fontaines dans l’Empire romain et du corps de l’artiste. Entre autres choses.

À l’avant-dernier étage, vous remarquez une lucarne ronde à la base de la tour. On vous a dit que c’est là que vous aurez votre atelier. Vous voulez en savoir plus. Vous caressez du doigt le pavé tactile de votre ordinateur en maintenant la touche « commande » enfoncée : l’édifice pivote à vive allure et l’œil-de-bœuf vous regarde de tous les côtés. Impossible de voir à l’intérieur, bien sûr, mais vous fantasmez que, de ce point d’observation privilégié, vous pourrez voir la chambre de l’Académie espagnole où Hervé Guibert a résidé incognito, le Zoo de Rome décrit par l’un de vos prédécesseurs ou encore, plus loin, près de la mer, le monument à Pasolini et sa citation gravée dans le béton :

 

… passivo come un uccello che vede

tutto, volando, e si porta in cuore

nel volo in cielo la coscienza

che non perdona .

 

Vous décidez d’entrer par effraction dans la pièce. Son aménagement est simple : une planche sur des trépieds en guise de table de travail, une chaise de bureau noire, une lampe d’appoint, du revêtement en linoléum imitation bois au sol, des murs blancs, des étagères vides. Et dans une niche encadrée de marbre, la fenêtre en lucarne. Vous manquez un peu d’air après cet inventaire. Au moment où votre main agrippe la poignée, un oiseau qui faisait une halte sur l’appui de la fenêtre s’envole. Vous suivez sa trajectoire vers le sud, vous ne le perdez pas des yeux. Dans sa ligne de mire – et dans la vôtre – la machine à écrire.


Mathias Howald (1979, Lausanne) – Écriture
A obtenu un MA en Lettres à l’Université de Lausanne en 2004. Son premier roman, Hériter du silence (éditions d’autre part, 2018) a reçu le Prix du public RTS 2019. Il a résidé à la Cité internationale des arts de Paris en 2019 et a été lauréat du prix Studer/Ganz 2014. Il a donné des lectures à la Maison de Rousseau et de la littérature (Genève), à la Nuit des Images du Musée de l’Elysée (Lausanne) et au Salon du livre de Genève. Il est membre fondateur du collectif Caractères mobiles avec lequel il a publié Au village (éditions d’autre part, 2019), recueil de textes écrits lors d’une résidence à la Fondation Jan-Michalski à Montricher en été 2017.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.