L’est de Rome n’est pas un endroit très fréquenté des touristes. Et pour cause. A quelques aqueducs près, cette banlieue située loin du cœur historique n’a pas grand-chose à voir avec le centre antique de la capitale italienne. C’est une illustration parfaite des processus d’urbanisation entrepris au 20e siècle, cette expansion aléatoire des villes sous la forme de gigantesques périphéries – celle-ci est la plus grande d’Europe – avec pour conséquence, un tissu urbain très fracturé. Derrière d’imposantes barres d’immeubles s’étendent soudain de vastes terrains vagues. De fait, Rome compte autant de friches urbaines que de vestiges antiques ou d’églises baroques.
C’est précisément à ces espaces vides, abandonnés ou désaffectés que le collectif Stalker s’intéresse. Formés en architecture au début des années 1990, les membres du groupe se sont tournés vers ces zones à l’abandon pour apprendre ce que leurs professeurs n’avaient pas voulu (ou su) leur enseigner : la réalité du terrain physique. En s’aventurant dans ces vides urbains, « arrière-cours » de Rome, les jeunes architectes ont découvert les phénomènes marginaux de la ville, qui seront au cœur de leurs actions futures : la Rome industrielle, la Rome agricole, mais aussi la Rome réprimée des migrants et des gens du voyage. En octobre 1995, sous le nom de Stalker – emprunté au célèbre film d’Andrej Tarkovsky –, le collectif fait le tour de la ville éternelle en n’arpentant que des territoires en friche ou abandonnés, utilisant les trous dans les clôtures et les barrières comme autant de voies de passage. Cette marche initiale a été le prélude à toute une série d’interventions urbaines qui se poursuivent à ce jour.
Vingt-cinq ans plus tard, je me suis joint au collectif Stalker pour une nouvelle tentative d’expédition en périphérie romaine, vers l’est cette fois, reliant Largo Prenestina à San Vittorino. Pendant trois jours, nous avons parcouru des territoires sauvages et des courts de tennis à l’abandon, arpenté des chantiers de construction de nouvelles villes technocratiques, franchi des rivières et des haies de mûriers, déambulé au travers de vastes champs et de gouffres profonds et découvert des lacs cachés et des infrastructures sublimes. Notre groupe composé d’une vingtaine de personnes a ainsi traversé un étrange mélange de paysages urbains, suburbains et ruraux. Trois jours durant, sans jamais sortir des contours officiels de la ville.
Cette « Rome cachée » ne constitue pas le seul point commun avec le film de Tarkovsky sorti en 1979. Comme son personnage principal – le « stalker » –, ces architectes romains sont des guides qui nous ouvrent une porte, nous emmènent vers des lieux dont nous ne connaissions pas l’existence, nous donnent à expérimenter quelque chose d’inédit. L’expérience s’est révélée particulièrement riche dans l’optique de ma recherche : car en retraçant le travail artistique et pédagogique de Stalker, des débuts du collectif aux interventions actuelles, j’ai non seulement découvert de multiples lieux méconnus de Rome, mais aussi des domaines d’intérêts connexes, tels que l’état de l’enseignement en architecture à la fin des années 1980 et la révolte d’un étudiant qu’il a engendré, donnant lieu à plusieurs actions populaires. Etudier un mouvement toujours vivant et actif requiert une double approche, qui associe à une démarche d’historien classique, visant à reconstruire le passé sur la base d’archives et d’entretiens, celle d’un anthropologue confronté à « l’ici et maintenant » d’un événement spécifique.
Les archives retraçant les actions antérieures de Stalker (cartes, photographies, vidéos) sont certes utiles pour se faire une idée du travail du collectif, mais elles ne peuvent traduire l’expérience éphémère vécue par les participants : les échanges réciproques entre les marcheurs et le terrain, l’évolution continue des contrastes, les rencontres en cours de route et l’expérience partagée en tant qu’acteurs du collectif, en tant que groupe. Les sensations fugaces propres à ces déambulations sont difficiles à saisir pour qui n’en fait pas directement l’expérience.
Quelques jours après cette exploration extensive de la périphérie-est de Rome, les participants se sont retrouvés pour reconstituer l’expérience par la création d’une carte collective. Assis autour d’un long rouleau de papier, chacun a dessiné, écrit, débattu des lieux clés, façonné des figurines de glaise pour les placer parmi d’autres objets. Peu à peu, l’itinéraire parcouru a repris forme, fusionnant l’expérience collective de la marche et celle de sa cartographie participative. Un processus à nouveau porté par cette énergie si souvent ressentie durant la marche, quand au prix d’un effort collectif, nous parvenions à franchir un obstacle, à sortir d’un fourré et qu’un nouveau monde s’ouvrait à nous.
Patrick Düblin (1986, Bâle) – Histoire de l’art et architecture du paysage
A étudié histoire de l’art et philosophie à Bâle et à Berlin. Après ses études, il a été assistant scientifique à la direction du Kunstmuseum de Bâle. Depuis 2016, il enseigne et mène des recherches au Institute of Landscape and Urban Studies (LUS) à l’ETH de Zurich. Son intérêt pour les interfaces entre l’art, l’architecture, le paysage et l’urbanisme se reflète dans sa thèse actuelle sur le groupe d’artistes et d’architectes Stalker, dont la pratique est basée sur les caractéristiques spatiales et sociales de la Rome contemporaine.