Le palimpseste et le cycliste

Il était une fois des pages du géographe grec Strabon (1er s. ap. J.-C.) qui, après plus d’un millénaire d’errances, sommeillaient  dans les profondeurs de la Bibliothèque Vaticane. Une main anonyme les avait copiées sur un parchemin à la fin du 5e s. ap. J.-C. Mais au cours des siècles suivants, confrontés à un manque cruel de parchemin, des scribes s’adonnèrent, comme il était d’usage en ces temps, à la pratique du  réemploi, grattant le texte de Strabon, de là  le nom de palimpseste,  pour lui substituer d’autres œuvres de leur choix.

Ces pages de Strabon n’émergèrent de leur oubli séculaire que vers le milieu du 19e siècle quand des bibliothécaires ou des lecteurs à l’esprit curieux s’avisèrent de leur  présence sous-jacente. Suivant les méthodes de déchiffrement utilisées avec succès par le célèbre cardinal Angelo Mai, qui fut directeur de la Bibliothèque Vaticane  dans la première moitié du 19e siècle, on appliqua sur le parchemin  un réactif acide  qui eut un effet quasi miraculeux, faisant réapparaître en une sorte de fulgurance  le texte de Strabon. La suite, hélas, se révéla moins miraculeuse. L’acide entama sur le parchemin un travail de sape aussi efficace que funeste, attaquant peu à peu sa substance et rendant sa lecture de plus en plus malaisée.

Mais au milieu du 20e siècle, plus exactement durant  l’année académique 1949-1950, le palimpseste agonisant allait rencontrer un cycliste auquel le texte de Strabon dut son salut.

Une explication s’impose.

L’Institut suisse de Rome, don de la comtesse  Carolina Maraini Sommaruga à la Confédération, venait d’ouvrir. Dans l’environnement élégant de la via Ludovisi, à deux pas des pins de la Villa Borghese et entouré d’un parc enchanteur, cette maison somptueuse  accueillait sa troisième volée de résidents.  Ils étaient cette année-là au nombre de huit, dont François Lasserre, jeune helléniste et jeune père de trois enfants. Malgré son statut de membre, il ne pouvait cependant y résider car en ces temps le règlement était formel : pas de couple parmi les résidents et encore moins d’enfants.

François Lasserre  s’était donc installé avec sa famille dans une maison de Grottaferrata, sur les collines ensoleillées des Castelli Romani, à une vingtaine de kilomètres de Rome. Pas de métro  en ces temps et des transports publics incertains. François Lasserre fit donc quotidiennement et pendant une année le trajet à vélo qui commençait par une belle descente (et au retour une belle montée !), se poursuivait  dans une campagne romaine qui ressemblait encore à celle que Chateaubriand  a admirée et décrite, et se terminait sous le regard des gardes suisses de Porta Angelica, porte d’entrée du Vatican vers la Bibliothèque.

François Lasserre travaillait à une édition de Strabon et avait donc affaire quotidiennement au palimpseste dont il ne pouvait que constater l’inéluctable dégradation. Pour le sauver d’une illisibilité désormais prochaine, il en entreprit la copie diplomatique, c’est-à-dire rigoureusement fidèle à l’original. Un travail minutieux et difficile, mené pendant des mois avec une constance inébranlable. Il en est résulté quatre-vingt-huit pages  sur lesquelles court en rangs serrés sa belle calligraphie grecque.

On pourrait imaginer que ce fac-similé du palimpseste de Strabon, que nous appellerons désormais le palimpseste Lasserre, est arrivé à Rome  en même temps que sa bibliothèque personnelle qu’il avait léguée à l’Institut suisse auquel il était resté profondément attaché,  comme en témoigne sa longue et active présence dans le Conseil de Fondation.

Même si tous les chemins mènent à Rome, celui qu’emprunta notre palimpseste fut tortueux.  A bien des égards il reste aujourd’hui encore enveloppé de mystères.

Par testament, François Lasserre avait mis sa copie à la disposition d’un collègue français. Ce collègue disparut quelques années après le philologue suisse et c’est ici que les choses s’embrouillent. Que devint le précieux palimpseste Lasserre ? Il ne fut pas retourné aux héritiers Lasserre, mais après une errance brouillardeuse à travers l’Europe, il aboutit à Paris dans des mains qui le gardèrent jalousement jusqu’au jour où d’éminents savants, engagés eux aussi  dans l’édition de Strabon, se mirent à sa recherche. Ils finirent par le débusquer dans la tanière où il dormait d’un sommeil qui aurait pu devenir séculaire  comme celui de l’original dont il était issu et qui désormais était devenu totalement illisible.

Entre-temps les enfants de François Lasserre, forts de leur qualité d’héritiers, firent  savoir que le destin naturel et légitime du palimpseste Lasserre était de rejoindre la bibliothèque léguée par leur père  à l’Institut suisse de Rome où il serait mis à la disposition des chercheurs. Restait à obtenir sa restitution.  Elle se fit en plusieurs temps car dans cette saga rien ne fut jamais simple ni transparent.

Dans un premier temps, une autorité du monde académique français s’employa à ce qu’on lui remît l’objet de tant de convoitises. Il y réussit en recourant à des arguments restés secrets. Plus tard, il le confia à un envoyé helvétique en la personne de l’élève et  successeur de François Lasserre à la chaire de grec de l’Université de Lausanne. Clin d’œil du destin : cet helléniste chargé de rapporter  le palimpseste en Suisse est un cycliste confirmé comme l’était le jeune François Lasserre lorsqu’il pédalait dans la campagne romaine en direction de la Bibliothèque Vaticane.

Quant à la dernière étape, le retour du palimpseste Lasserre parmi les livres qu’il avait quittés depuis tant d’années, ce fut un ancien membre de l’Institut suisse de Rome,  collègue et ami lausannois du premier messager,  qui prit le relais avec bonheur mais non sans crainte : instruit de cette histoire agitée et ténébreuse, il ne fut rassuré que lorsqu’il le déposa sain et sauf  dans les mains tutélaires de la bibliothécaire de l’Institut suisse de Rome.

Et c’est ainsi qu’en février 2020, lors d’une belle cérémonie qui marquait aussi, à quelques mois près, le centenaire de la naissance de François Lasserre, son fils aîné, à la tête d’une forte délégation familiale et en présence de nombreux invités et amis  de Suisse et d’Italie, eut la joie de remettre officiellement cet inestimable document  à l’Institut suisse de Rome.


Philippe Mudry est professeur honoraire de l’Université de Lausanne. Il a été résident de l’Institut suisse de Rome (philologie classique, 1974-1976), président de sa Commission scientifique (1994-2016) et membre du Conseil de Fondation (1999-2016). Ami et fidèle de l’istituto svizzero, il a co-organisé l’événement autour de Jacques Lasserre et de son palimpseste en février 2020.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.