Une seule vie ne suffit pas

À quelques 91 mètres au-dessus du niveau de la mer

Du haut de la tour Belvédère de la Villa Maraini, qui abrite l’Institut suisse et surplombe la mer de brique de Rome, j’entends résonner le bruit ininterrompu de la ville. Mouettes, klaxons, bus de touristes ; le bourdonnement incessant du quotidien vibrant de millions de vies. Comme des rochers émergeant des profondeurs, les édifices les plus imposants reflètent les différentes palettes de tons créées par la lumière du soleil au fil de la journée : le « Cupolone » (la coupole qui coiffe la basilique Saint-Pierre), le Vittoriano (le monument à Victor-Emmanuel II), le Colisée. Des massifs de pierres érigés pour le pouvoir ? Pour l’adoration ? Pour le peuple ?

© Ilaria Gullo

À 21 mètres au-dessus du niveau de la mer

« Pour voir Rome, une seule vie ne suffit pas », m’a-t-on dit dès mon arrivée dans la capitale. Déambulant dans les rues bondées du centre, perdue dans ce qui ressemble au labyrinthe de Minos, je me dis qu’en dix mois ici, je devrais tout de même réussir à voir un petit quelque chose, non ? Entre les grands palais du XIXesiècle et les attractions touristiques au coin de la rue, je suis prise d’une légère angoisse. Si seulement, comme les chats, j’avais sept vies.

Les innombrables églises de Rome qui se dressent au milieu des magasins et des restaurants présentent des façades sobres, trompeuses pour les visiteurs. Car l’extérieur reflète rarement l’intérieur. Qui en franchit le seuil, par curiosité, par spiritualité ou simplement à la recherche d’un peu fraîcheur, ne sera pas déçu : travertin, porphyre, or et parfois même un Caravage niché dans une cavité. Le silence donne au lieu une atmosphère solennelle et je me sens toute petite face à tant d’œuvres d’art. Évidemment, les colonnes d’époque romaine réutilisées pour la construction n’échappent pas à mon regard, ni les fragments d’épigraphes et d’ornements, enchâssés dans les murs comme on accroche des tableaux dans les musées. Qui sait de quelles profondeurs ils sont issus ?

© Ilaria Gullo

Le long des rues se dressent çà et là des aqueducs et des bouts de murailles. Déchargés aujourd’hui du rôle pour lequel ils avaient été construits, ils se fondent dans le paysage, comme des cicatrices décoratives. En passant la porte de San Sébastiano et en continuant vers le sud sur une rue bordée de catacombes et pavées de ces petites pierres que l’on appelle «sanpietrini» qui secouent les bus ATAC, on arrive sur la Via Apia, l’un des grands axes qui, dès le IIe siècle av. notre ère, reliait Rome au port de Brundisium, aujourd’hui devenu Brindisi. Nous sommes déjà sortis de la ville et tout semble plus calme. Combien de chaussures, de charrettes et de chevaux ont foulé les pierres de cette grande voie ? Je suis émue de me retrouver sur ce sol antique. Sur le bord de la route, je vois les vestiges de monuments funéraires, alignés les uns à côté des autres, comme s’ils voulaient être aux premières loges pour assister à ce trépidant spectacle de va-et-vient quotidien.

© Ilaria Gullo

Altitude précise inconnue – égale ou inférieure au niveau de la mer

Rome est déjà spectaculaire vue des toits et elle réserve d’innombrables surprises à hauteur de rue, mais il n’y a pas de mots pour décrire ce que l’on ressent quand on plonge dans les entrailles de la ville par des rampes, des escaliers de pierre et de métal cachés derrière des grilles discrètes au coin d’une cour. Je m’immerge dans le noir sur un sol parfois adapté aux sandales de touristes, parfois exigeant des chaussures de sécurité. Dans certains cas, les interventions modernes de restaurations sont aisément reconnaissables et des parcours montrent le chemin, offrant une vue presque parfaite sur les vestiges. Dans d’autres cas, en revanche, il faut veiller à ne pas se cogner la tête, espérer que les piles ne vont pas se décharger et se protéger des assauts de répugnantes araignées-criquets (connues en entomologie sous le nom de petaloptila andreinii Capra et totalement inoffensives). On trouve de tels souterrains un peu partout, mais compte tenu de leur nature symbolique et spirituelle, ils se cachent surtout sous les églises. À quelques mètres en dessous du niveau du sol actuel, on se retrouve au contact de domus romaines, de mithraea, d’églises paléochrétiennes, de catacombes et de nécropoles. Un enchevêtrement de structures, piliers et fondations qui retracent des milliers d’années d’histoire de l’humanité. J’admire les petits trésors inattendus qu’ils recèlent : les décorations murales en excellent état de conservation, les urnes cinéraires, les squelettes sur des lits de tuiles, les niches qui longent de multiples niveaux de galeries, les fragments de mosaïques, les dalles funéraires, autant de morceaux de mémoire. Une immersion spatiale et temporelle. Combien de restes humains se cachent encore sous la masse de terre et de ciment ? Peut-être vaut-il mieux qu’ils restent là, inconnus, et qu’ils reposent comme il était prévu. Je repense à une inscription lue sur le petit autel funéraire d’un enfant dans le jardin de l’Institut suisse, sur lequel la mère avait fait graver «sit tibi terra levis», autrement dit «que la terre te soit légère». Oui, que la terre leur soit légère.

© Ilaria Gullo

Quelque part, au niveau entre le cœur et l’esprit

Pour l’archéologue que je suis, travailler avec les vestiges fragmentés de vies passées fait partie du quotidien. En étudiant les contextes funéraires, dont j’essaie de comprendre les dynamiques et de restituer le cadre historique, je prends conscience de la difficulté de raconter leur histoire de la façon la plus honnête possible. Il faut de la curiosité, mais aussi beaucoup de respect pour ceux qui ont été des êtres humains comme moi, même s’il m’arrive de l’oublier. Ces pièces et ces sites contiennent tant de choses qui échappent à mon regard analytique : la douleur suscitée par la perte d’un être cher, une vie qui s’éteint alors que tant d’autres qui continuent, l’espoir d’un voyage serein vers l’outre-tombe.

Alors que je respire et que j’embrasse mentalement cette ville, je comprends parfaitement pourquoi on la dit éternelle, et presque instantanément me vient l’image d’une énorme fouille constituée de millions de structures qui se s’entremêlent, se coupent, se recouvrent et s’enchevêtrent. Que je regarde des maisons romaines à dix mètres de profondeur sous des églises paléochrétiennes, sous des églises de la Renaissance ou des colonnes antiques réutilisées pour construire les palazzi du XIXe, Rome m’apparaît comme une immense et complexe stratigraphie de morceaux de vies. Je me promets d’en découvrir les moindres recoins. Il reste seulement une ombre au tableau : je n’aurai qu’une vie pour le faire.

© Ilaria Gullo

Ilaria Gullo (1989) – Archéologie

Ilaria Gullo est titulaire d’une maîtrise en archéologie classique et en histoire de l’antiquité de l’Université de Zurich. Doctorante en archéologie classique à l’Université de Bâle, sa thèse s’inscrit dans le cadre du projet FNS Investigating Colonial Identity. Ses recherches portent sur les rites funéraires au VIe siècle avant J.-C. dans la Sibaritide (nord-est de la Calabre), sur la base des découvertes faites dans la nécropole de Macchiabate. À Rome, elle a poursuivi son projet qui, à travers l’étude des rites funéraires, explore les dynamiques socioculturelles de la région et l’identité de la communauté.

© Rebecca Bowring

Mon séjour de senior fellow à l’Institut suisse

J’ai vécu mon séjour de senior fellow à l’Institut suisse dans un double espace temporel. Alors que de ma fenêtre, j’avais le privilège de voir, dehors, l’incomparable luminosité de Rome se transformer entre l’aube et le crépuscule, à l’intérieur, l’édition de mon manuscrit me plongeait dans un tout autre monde – celui de la Bavière de 1945, au moment de la chute du régime nazi, et de New York, 50 ans plus tard. Mon livre est un roman policier historique qui tourne autour de deux boîtes noires. Un vétéran décoré de la Deuxième Guerre mondiale meurt mystérieusement dans un hôpital new-yorkais et ses enfants soupçonnent sa seconde femme de l’avoir tué en débranchant le respirateur qui le maintenait en vie depuis une attaque cérébrale. Le processus de deuil des enfants les amène à retracer les activités de leur père pendant la guerre, notamment à la lumière des efforts que celui-ci avait ensuite déployés pour passer sous silence la question de son héritage juif.

Mon récit s’articule autour de deux Denkfiguren, deux schémas de pensée théoriques. Dans sa monographie Hamletin Purgatory, Steven Greenblatt relit la tragédie de Shakespeare sous l’angle de ce qu’il appelle l’effet « 50 ans plus tard ». Dans le contexte religieux de l’Angleterre élisabéthaine, le lieu d’où le fantôme paternel dit revenir n’existe plus. Pourtant, il est crucial que cette figure spectrale qui exhorte son fils à se souvenir de lui et, de fait, à venger le crime commis contre lui, évoque la notion de purgatoire, car c’est l’effet de la répression du catholicisme sur le monde dans lequel se déroule le théâtre de Shakespeare qui revient ainsi avec lui. Dans mon romain, le 50e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, célébré dans le monde entier en 1995, sert de cadre conceptuel à l’illustration des résidus de pensée fasciste et antisémite et de leur progression sous forme latente, précisément liée au fait qu’ils aient été ensuite officiellement réprimés. L’effet « 50 an plus tard » s’exprime ici dans le meurtre d’un vétéran de guerre par sa compagne, une femme allemande issue d’une famille de classe moyenne, qui n’était qu’une enfant au moment de la libération de Dachau.

Le deuxième schéma de pensée s’inspire du livre d’Annette Kuhn Family Secrets et de son travail sur la mémoire. Le passé, écrit-elle, est comparable à une scène de crime. Dans mon récit, le crime en lui-même – l’Holocauste – n’est plus en cours. Ce qui continue d’exister, ce sont les traces que cet événement traumatique a laissées derrière lui et qui, depuis, ont connu un processus de maturation. Comme des marqueurs pointant vers un présent qui n’est plus, ces traces permettent de reconstruire ce qui s’est passé, en rassemblant tous les éléments qui s’y rapportent. Quand le fantôme de Hamlet implore son fils de se souvenir de lui, il lui demande de « re-constituer son meurtre », autrement dit, de réunir les pièces qui composent le puzzle complexe de cet acte traumatique. Le travail de mémoire qu’entreprennent les enfants du vétéran juif pour retracer un passé qu’ils ne connaissent qu’au travers de références voilées se transforme en une enquête parallèle, qui reflète et conteste celle de la police criminelle new-yorkaise. Comme le détective, ils font le chemin à l’envers, recherchent des indices, s’efforcent de déchiffrer les signes et les traces, d’en déduire un récit cohérent et, à partir des fragments de preuves circonstancielles obtenues, de façonner leur propre reconstitution de ce qui s’est peut-être passé.

Le pari conceptuel qui est au cœur de mon roman n’est pas sans rapport avec l’autre projet mené lors de mon séjour à l’Instituto Svizzero. Après la publication de Serial Shakespeare. An Infinite Variety of Appropriations in American TV Drama (Manchester University Press), je me suis lancée dans un second ouvrage, visant à explorer les implications philosophiques, psychanalytiques et esthétiques de la « sérialité » dans le théâtre de Shakespeare. Ce projet consiste notamment à envisager l’œuvre de Shakespeare comme un ensemble complexe, au sein duquel chaque pièce fonctionne comme une machine individuelle, qui repose elle-même sur une structuration en séries des figurations de personnages, des constellations thématiques et des formules poétiques. L’idée est d’établir une cartographie des différentes pièces – non dans une perspective chronologique ou en fonction du genre, mais sur la base des thèmes et des sujets communs –, et d’en dégager une herméneutique opératoire : un effet de lecture qui retrace les transformations et refigurations d’une pièce à l’autre.

Dans mon roman, la fille du vétéran juif écrit pour moi l’un des chapitres de ce travail académique : celui qui traite du secret. Avant la mort de son père, elle s’entretient souvent avec sa meilleure amie; dans leurs conversations, elles tracent des lignes de connexion entre les secrets sur lesquels reposent les intrigues amoureuses et ceux qui alimentent les complots politiques. A la mort du père, les explorations d’innombrables cryptes, codes, conspirations clandestines et actions secrètes qui jalonnent la tragédie d’Hamlet accompagnent la plongée herméneutique de sa fille dans le passé. Pour sonder à la fois l’obsession de cette femme pour les secrets enfouis dans le récit familial et le plaisir excessif tiré de la connaissance des secrets dans les pièces de Shakespeare, je me suis appuyée sur le concept de « cryptomanie » – la passion pour ce qui est caché, pour les caveaux qui en sont le réceptacle. Et si l’on imagine que le monde est fait de secrets, fantômes, agents secrets, universitaires, auteurs et autres rêveurs ne manqueront pas de les mettre au jour et d’en assurer la transmission.


Elisabeth Bronfen est professeur d’anglais et d’études américaines à l’université de Zurich et, depuis 2007, Global Distinguished Professor à l’université de New York. Elle a fait son doctorat à l’Université de Munich, sur l’espace littéraire dans l’œuvre du roman Pilgrimage de Dorothy M. Richardson, ainsi que son habilitation, cinq ans plus tard, sur les représentations de la féminité et de la mort, publiée sous le titre Over Her Dead Body : Death, Femininity, and the Aesthetic (Manchester UP). En 2017, elle a reçu la médaille Martin Warnke de la Fondation Aby Warburg, et en 2018, elle a été nommée ambassadrice de l’Université Friedrich-Alexander. Spécialiste de la littérature des XIXe et XXe siècles, elle a également écrit des articles dans le domaine des études de genre, de la psychanalyse, du cinéma, de la théorie culturelle et de la culture visuelle. Ses projets de recherche actuels comprennent une monographie sur les appropriations de Shakespeare dans les dramatiques télévisées contemporaines, Shakespeare et la lecture de la sérialité, la sérialité et les romans DVD du 21e siècle, et le genre de la souveraineté politique.

Elisabeth Bronfen

Aménagements de rochers, montagnes entassées : paysages artificiels dans et autour de la Ville Eternelle

Urs Eggenschwyler était architecte paysagiste, sculpteur et dompteur. Le natif de Subingen, dans le canton de Soleure, né en 1842 dans une famille de condition modeste, a tenu une ménagerie au tournant du siècle sur le Milchbuck à Zurich. Il s’amusait à promener une lionne en laisse dans les rues de la ville pour la plus grande joie des passants, jusqu’à ce que la police y mette le holà. Son gagne-pain provenait essentiellement de la construction de décors et de paysages artificiels destinés à orner les jardins zoologiques qui, à cette époque, fleurissaient aux quatre coins de l’Europe. Ses œuvres peuvent encore être admirées de nos jours à Paris, à Bâle, tout comme à Rome. C’est sur l’invitation de Karl Hagenbeck, commerçant allemand d’animaux de grande taille de son métier et homme d’affaires prospère, et qui avait supervisé la construction du zoo de Rome (et de bon nombre d’autres encore), qu’Urs Eggenschwyler se rendit à Rome. Il fut nommé responsable de la conception du paysage.

Une profonde amitié unissait l’architecte paysagiste au vieil Arnold Böcklin, qui était à l’époque l’un des plus célèbres peintres d’Europe. Son œuvre la plus connue, une série de cinq tableaux, s’intitulait l’Île des Morts. Pompe wagnérienne et inspiration méditerranéenne imprègnent ses toiles. Lorsque l’on regarde les escarpements rocheux d’Urs Eggenschwyler, l’influence de Böcklin y est manifeste. Arnold Böcklin avait passé une grande partie de sa vie en Italie, et avait accompli ses études à Rome. Il repose au cimetière des Allori, un des cimetières de Florence, planté de cyprès.

Ein künstlicher Felsen im Zoo von Rom, Martin Chramosta

Dans son livre, Le Zoo de Rome, l’écrivain et ancien boursier de notre Istituto, Pascal Janoviak, donne la parole aux deux artistes. Le peintre Arnold Böcklin, déjà passé de vie à trépas, apparaît en songe à son ami endormi et lui confie la mission de construire l’île des morts à l’identique dans le lac artificiel du zoo de Rome. Finalement le projet n’aboutit pas, pour des questions de goût et de moyens. Le livre fait à nouveau état de l’apparition de l’île comme vision à Raffaele De Vico, l’architecte aux ordres de Mussolini. Mais, celui-ci non plus ne donnera pas corps à ce mirage.

En lieu et place d’une île des morts, c’est une île aux singes qui fut aménagée. Au début du XXèmesiècle le zoo avait déjà littéralement connu une transformation. Dans son récit L’île aux singes, l’écrivain autrichien Robert Musil décrit l’enclos des primates – encore existant aujourd‘hui -comme une morne île en béton, plantée d’un arbre mort, sur laquelle trois espèces de singes se tyrannisent entre elles. Musil a immortalisé le séjour qu’il fit à Rome en 1913 dans plusieurs nouvelles. Au moment où il écrivit ce texte, le parc animalier avait déjà deux ans.

Scène du zoo abandonnée, Martin Chramosta

Hormis les paysages construits, il existe aussi les paysages artificiels : Ingeborg Bachmann mentionne moult fois dans ses textes et dans ses poèmes une surélévation dans le paysage de la Ville Eternelle : le mont Testaccio, le « mont des tessons », une surélévation située au sud du Vieux Rome, aujourd’hui recouverte de végétation, qui s’est constitué au fil des siècles par l’accumulation de tessons d’amphores. Le dépotoir de l’anciennes capitale mondiale.

C’est aussi sur un monticule-dépotoir que trône la Villa Maraini, le siège de l’Istituto Svizzero, notre lieu de domicile et de travail. Quand Rome devint au XIXème siècle la capitale de la nouvelle Italie unifiée, un véritable boom dans la construction s’ensuivit. Le quartier Ludovisi a été sorti de terre, la rue éponyme creusée. Les matériaux excavés et les gravats furent jetés sur la parcelle non construite, que le couple Maraini-Sommaruga devait bientôt acquérir. On reconnut les atouts du dépotoir et on y fit construire une villa dans les hauteurs. C’est à peine, dit-on, si sa tour est dépassée par le sommet de la coupole de la basilique Saint-Pierre. Dans les flancs de la « montagne » des grottes artificielles ont été creusées, des matériaux de remploi intégrés dans le mortier, des statues élevées et des arbres plantés.

Grotte artificielle de la Villa Maraini, Martin Chramosta

Dans la Villa Ada, un vaste domaine boisé au nord de la ville, s’élèvent des remparts et se dévoilent des tranchées. Les remblais et les conques sont envahis d’épines et couverts d’arbres et d’arbustes. Ce sont les remparts de Forte Antenne, une fortification de la ville datant du XIXème siècle. Sous cet aménagement paysager déjà embroussaillé du génie militaire sommeille Antemnae, autrefois une ville autonome et première victime de l’expansion de Rome. De là, on devine à l’horizon une chaîne de collines.

Autoportrait dans la nécropole de Cerveteri, Martin Chramosta

Là-bas, sous cette colline se trouve Cerveteri. Derrière la bourgade discrète s’étend la nécropole des Etrusques. Les tombes succèdent aux tombes et jalonnent les deux côtés de la Via dei Inferi, la route des enfers. Sur les tumuli, les tertres funéraires, bruissent les cyprès. Tout, des chambres, aux tertres, en passant par les rues et les ruelles, est directement taillé dans le tuf. Un véritable labyrinthe façonné par la main de l’homme, un relief funéraire praticable.
Un lieu, tel qu’il aurait pu en surgir dans un tableau d’Arnold Böcklin.


Martin Chramosta (1982) – Visual Arts

Martin Chramosta a étudié à la HGK de Bâle. Il enseigne à l’École de design de Bâle et est professeur invité à l’Université des arts appliqués de Vienne. Chramosta travaille principalement dans le domaine de la sculpture, du dessin et de la performance. Il a reçu de nombreux prix et bourses, dont le Prix d’art Riehen, le Crédit d’art de Bâle et la bourse Pro Helvetia. À Rome, il commencera une recherche pour une nouvelle série de sculptures axées sur les paysages artificiels qui seront créés dans la ville, ainsi qu’en Italie et en Méditerranée.

Photo by Rebecca Bowring

 

Renaissance saisonnière et auto-adaptation, Part.01 : Hiver

Durant mes premières semaines à Milan, les oiseaux qui s’apprêtaient à migrer vers des contrées plus chaudes se rassemblaient en nombre aux alentours de la gare centrale. Tous les soirs, ils arrivaient par volées pour prendre possession des quelques arbres proches de Milano Centrale et se reposer au-dessus de nos têtes. Au bout de quelques semaines, même les hommes d’affaires les plus occupés ne pouvaient rester insensibles au moment d’extase qui nous attendait quotidiennement à la tombée du jour : des nuées d’oiseaux se lançaient dans un vol synchronisé au-dessus du quartier, passant d’un bâtiment à l’autre comme une marée noire en perpétuel mouvement. Je me suis souvent demandé quand viendrait le jour où ils finiraient par s’en aller et disparaître jusqu’au printemps prochain, tels des travailleurs saisonniers, que nous ne reverrions plus jusqu’à ce que les conditions atmosphériques et les températures permettent leur retour. Je m’étais promis de suivre leur rythme et, à leur départ, d’écrire un texte pour le blog. Les êtres humains ont-ils eux aussi des rituels collectifs et saisonniers? Ces dernières semaines, tout semble me rappeler l’idée de renaissance cyclique et le début de cette nouvelle aventure : l’inscription « Le jardin où renaissent les hommes » sur un mur de Palerme, une interview sous forme de questionnaire de Proust titrée « Renaissance cyclique », un autre article en ligne intitulé « L’art de la résurrection » et ce poème qui s’affiche depuis quelques jours sur l’écran mon iPhone :

Recommencer
Si à tout
Il y a une fin
Sois le début
De toi-même

Murales Base Scout Volpe Astuta, Palermo, Rafael Kouto, Septembre 2021
Proust questionnaire, Magazine 360, Septembre 2021
The Art of Resurrection, Containerlove, Octobre 2021
Capture d’écran aléatoire de l’iPhone, Octobre 2021

 

J’aime penser, peut-être naïvement, que ces arbres seront encore là quand les oiseaux reviendront. Mais je n’ai aucune idée des politiques de développement et des projets envisagés pour cette partie de la ville de Milan. Et s’ils devaient disparaître, je me demande si nous spéculerions encore sur leur capacité d’adaptation autonome. Le terme d’adaptation autonome, ou adaptation spontanée, désigne l’ajustement des écosystèmes, composantes humaines incluses, en réponse à l’évolution de l’environnement. La capacité d’adaptation fait partie de la résilience mais n’en est pas le synonyme exact. Tous les systèmes sociaux et écologiques ont une certaine capacité d’adaptation autonome.

Vous êtes partis. Comme promis, j’ai pris le temps d’écrire ce texte pour le blog.


Rafael Kouto (1990) – Fashion, design tessile

Rafael Kouto vit et travaille entre Losone et Zurich. Il a étudié à la FHNW de Bâle et est titulaire d’une maîtrise en questions de mode du Sandberg Institut d’Amsterdam. Il est designer de mode et de textile et chercheur en méthodes d’upcycling. Il a travaillé pour Alexander McQueen, Maison Margiela et l’Ethical Fashion Initiative. Il a reçu de nombreux prix et a fondé la marque de mode éponyme, dont il est le directeur créatif. À Milan, il se concentrera sur le développement de projets participatifs liés à la durabilité dans la production textile.

Photo by Rebecca Bowring

Le Grand Dé-Tour

Je quitte Genève avec en mémoire la leçon d’adieu du professeur Dario Gamboni. Son propos était de dire que la trajectoire du savoir n’est point une ligne droite mais comporte de nombreux détours. Entendre dire tout haut un éminent professeur ce que l’on pressent tout bas en tant que doctorante a un effet salutaire indéniable.

Il est vrai que l’on questionne fréquemment les chercheurs quant au sujet de leur recherche : « Mais dans le fond, qu’est-ce que tu cherches ? » Ma réponse reste invariablement la même : « Si je savais ce que je cherchais, je ne serais certainement pas en train de le chercher. » On connaît toujours notre point de départ, mais la destination nous est bien souvent inconnue.

Cet aspect en fait assurément aussi bien le charme que le défaut du métier. On n’est jamais à l’abri d’une grande intuition au tournant d’une rue – je tiens pour exemple la découverte de la pénicilline -, alors que l’on côtoyait plus tôt dans la même journée dépression et crise de nerfs.

© Mathilde Jaccard

La traversée des Alpes

À mon arrivée à Rome, je me sentais à l’image de Stendhal ou de Goethe, la traversée des Alpes en calèche en moins. Je rêvais de venir me noyer dans cette source sans fin d’enrichissement. En d’autres termes, j’aspirais à faire ce que l’on appelle communément le Grand Tour.

Cette échappée temporelle et géographique comprend un avant et un après. Longtemps vu comme passage obligatoire, le Grand Tour est un privilège que peu ont pu s’offrir. Partir plusieurs mois, seul ou en compagnie d’un tuteur particulier, devait fournir aux jeunes hommes de la haute société l’occasion d’engranger quantités de connaissances, et j’allais bientôt faire de cette expérience mienne.

L’entreprise, en plusieurs siècles, a certes perdu de son prestige et les conditions ont considérablement changé. Le cœur du projet reste néanmoins le même : aller expérimenter in situ. Les musées n’y changeront rien, la confrontation au terrain est souvent un catalyseur de sensations et de réflexions.

La première étape n’a toutefois pas été celle attendue. En effet, l’épreuve initiatique a été de découvrir les aléas de la bureaucratie, où, rien que pour un abonnement de métro, il s’est avéré nécessaire de fournir le troisième prénom de ma tantième aïeul, mais passons.

Place du Capitole, Rome. © Mathilde Jaccard

À la recherche du temps perdu

Je suis donc arrivée à Rome avec un secret espoir, celui de retrouver la ville que j’ai pu côtoyer au fil de mes lectures et autres recherches. Je songe en particulier à la cité du pape Léon X (1475-1521), né Jean de Médicis, et à son théâtre provisoire construit sur la place du Capitole.

Sur l’arc-de-triomphe qui constituait le décor se jouait un étonnant duo. Des scènes de l’Énéide, récit de la fondation de Rome, s’opposent aux Étrusques, prétendus ancêtres de Florence. Mon objectif durant ce séjour de dix mois est, entre autres, de comprendre les motivations derrière ce choix.

C’est ainsi en toute naïveté que mes premiers pas m’ont conduite au sommet de cordonata capitolina, escalade qui mène à ladite place. Bien imprudente a été cette entreprise puisqu’elle a abouti à une crise personnelle. Rien ne reste évidemment de l’évènement, voire pire : la Rome renaissance que j’espérais tant retrouver n’existe simplement plus, elle a été complètement remodelée par le passage du temps.

Monument à Victor-Emmanuel II, Rome © Mathilde Jaccard.

Je tiens notamment pour coupable le monument à la mémoire de Victor-Emmanuel II (1820-1878), premier roi d’Italie. Construit dans la continuité des forums impériaux, cette protubérance de marbre blanc s’impose par son envergure comme le point culminant de la Rome actuelle.

La piazza del Campidoglio a perdu de sa grandeur en raison de sa proximité avec le Vittoriano et de la disproportion entre eux. Par la présence de ce qu’on surnomme communément la machine à écrire, la place qu’a occupé le pouvoir durant des siècles se retrouve dans l’ombre, et paraît décentrée et sans plus la moindre importance.

 

Une naine sur les épaules d’une géante

En fin de compte, je ne suis qu’une naine sur les épaules d’une géante, pour reprendre les termes attribués à Bernard de Chartres. La géante en question est faite de pierre, j’ai nommé la cité du Tibre. Elle se meut en silence, prête à vous emporter par-delà votre propre horizon. 

Ses pavés ne sont certes pas planes et ne facilitent point la marche, mais ce sont eux qui vous baladent à travers temps. Ils m’ont fait voir ses basiliques antiques hors de ses murs, ses obélisques extradés, ses nécropoles souterraines, ses galeries et jardins cachés, comme ils m’ont fait connaître ses pins majestueux, ses bains impériaux, son baroque le plus extravagant, son architecture fasciste, ou encore ses clairs-obscurs caravagesques.

On la dit éternelle, cette ville qui n’a connu que deux sacs, et pourtant elle a failli connaître la poussière après avoir été capitale d’un empire et avant d’accueillir les papes. Rome est une géante aux pieds d’argile. Je ne sais où elle me mènera. Peu m’importe, le détour en vaut bien la peine.


Mathilde Jaccard (1995) – Histoire de l’art

Mathilde Jaccard est titulaire d’une licence en histoire de l’art et anthropologie culturelle de l’Université de Bâle et d’un master en histoire de l’art de Fribourg. Sa thèse de doctorat à l’Université de Genève fait partie du projet FNS De la restauration comme fabrique des origines, Une histoire matérielle et politique de l’art à la Renaissance italienne. À Rome, elle poursuivra ses recherches, qui portent sur la gestion du patrimoine étrusque en Italie aux XVe et XVIe siècles.

Photo by Rebecca Bowring

Carte des sons de Rome

Oiseaux de paradis, novembre 2021 © Bruno Pellegrino

Deuxième lundi d’octobre

Le vent secoue les arbres du jardin, les perruches posées sur le toit enveloppent leur corps dodu de leurs ailes très vertes, j’enfile un pull plus épais et j’allume toutes les lumières. Quand je suis arrivé, il y a un mois, les nuits ne suffisaient pas à rafraîchir la ville écrasée par la canicule. Ça me donne l’impression d’avoir passé à Rome pas loin d’une vie entière.

Il y dix ans, alors que je séjournais aux États-Unis, j’ai vu avec V. un film intitulé Map of the Sounds of Tokyo. J’ai tout oublié de l’intrigue et des personnages, les quelques images qu’il me reste sont peut-être mes propres souvenirs du Japon mais le titre, lui, n’a jamais cessé de tourner en boucle dans ma mémoire. J’y repense maintenant comme à une chose à faire, une chose possible, dresser la carte des sons de Rome.

Les premières semaines ici, je notais mes impressions dans un carnet, et puis j’ai arrêté. C’est bon signe. L’autre écriture a pris le dessus, le roman se construit et c’est tout de même pour ça que je suis là.

Il y a dix ans, j’avais déjà décidé de laisser de côté ce roman que je voulais consacrer à un musicien – un pianiste, un compositeur, j’hésitais. J’en avais eu l’idée un jour de 2005 en traversant le Grand-Pont, à Lausanne, je ne sais plus si j’allais au Conservatoire pour mon cours de solfège ou si j’en revenais. En classe, on lisait Un amour de Swann, et je m’étais dit que si Proust voyait dans l’indicateur des chemins de fer « le plus enivrant des romans d’amour », j’avais peut-être le droit de trouver romanesques les pages annotées de ma Théorie de la musique. J’ai bataillé longtemps pour écrire cette histoire avant de finalement la laisser de côté pour y revenir plus tard – et ça y est, plus tard, c’est maintenant, et c’est ici.

Oiseau mécanique, novembre 2021 © Bruno Pellegrino

On dit que Rome n’est plus dans Rome et je pense que moi non plus, pour être honnête, à Rome, je n’y suis pas tout à fait. La villa qui m’accueille occupe une position de surplomb, dans un quartier dont tout le monde dit que personne n’y vit. La pièce qu’on a mise à ma disposition pour travailler se trouve dans la petite tour qui couronne la bâtisse. Les sons qui me parviennent là-haut sont les cris des oiseaux, la rumeur lointaine du trafic – klaxons, ambulances, hélicoptères –, de temps en temps des chants issus d’une manifestation que je localise du côté de Barberini. L’autre soir, ce sont des feux d’artifice qui m’ont fait relever la tête et monter au sommet de la tour pour les voir éclater au-dessus de Trastevere. En trois longs cris paresseux, une mouette annule la distance qui nous sépare de la mer et convoque des vagues grises qui viennent battre le mur d’enceinte de la villa.

Nous sommes une douzaine à habiter ici, on se découvre, on s’apprivoise. Aujourd’hui, certaines se rendaient dans des musées pour y photographier des sarcophages, interroger un conservateur ou se poster longuement devant un tableau pour tâcher de saisir comment l’artiste a fait. D’autres avaient rendez-vous dans des bibliothèques pour y consulter des ouvrages sur l’architecture fasciste ou des rites funéraires très anciens. D’autres encore ont repéré des magasins spécialisés où acheter de l’argile et du plâtre. Moi je suis resté dans ma tour et j’ai regardé des tutoriels sur YouTube pour apprendre à jouer My Heart Will Go On à la flûte à bec. Le roman se construit.

Seconde moitié du mois de novembre

Un jour en fin d’après-midi, je laisse un message vocal à Mathias, qui a séjourné ici avant moi. Dans sa réponse, il me parle de ce qu’on entend sous ma voix, en arrière-fond, à quoi je n’avais pas prêté garde : des cris glaçants, insistants, qui lui rappellent qu’à la même époque l’année dernière, la ville entière était soumise au couvre-feu.

Depuis quelques semaines, les étourneaux migrent vers le sud. La première fois que je les ai vus, j’étais sur le toit avec Ezra, qui a pointé du doigt cet étrange phénomène loin dans le ciel, comme un nuage noir qui se modifierait très vite et se déplacerait sans se soucier des vents. J’ai dit c’est des oiseaux ? Mais on ne savait pas, ça ressemblait plutôt à une tornade en formation, ou à Voldemort générant des courants maléfiques au-dessus de Londres ou de Poudlard (de Rome, en l’occurrence).

Beniamino, qui travaille ici depuis longtemps, explique que si ces hordes descendent sur le jardin, s’ils viennent nicher ne serait-ce qu’une nuit dans les grands pins parasols, le désordre qu’ils laissent est indescriptible. Alors des haut-parleurs diffusent des sons épouvantables, stridents, préhistoriques et entêtants, que Mathias dans son message appelle des oiseaux de synthèse. Je note ça comme un titre possible pour quelque chose un jour.

Oiseaux de synthèse, novembre 2021 © Bruno Pellegrino

Le roman se construit. Mon pianiste qui, à mon arrivée ici en septembre, venait de naître, a désormais vingt ans, il vit aux États-Unis, il file un mauvais coton mais je ne m’inquiète pas pour lui.
Par ailleurs, ma carte des sons de Rome s’est étoffée.
Installée sur le sol du jardin d’hiver, au troisième étage de la villa, une grande oreille conçue par Nastasia Meyrat émet des mots que je distingue mal. Are you listening ? J’ai envie de m’accroupir et de coller la mienne à cette oreille de plâtre.

Dans l’atelier de Lou, une boombox diffuse une vieille chanson du groupe Air, qui me rappelle V., dont c’est bientôt l’anniversaire (et cette année encore, je lui écrirai, en me demandant jusqu’à quand). La lumière du soleil couchant frappe contre le mur du fond et redessine la silhouette des oiseaux de paradis qui meurent silencieusement dans des bouteilles de Peroni reconverties en vases.

Depuis que je m’assieds chaque matin à mon bureau pour faire grandir mon pianiste, je porte aux voix une attention décuplée. Celle de Carlo par exemple, qui cuisine tous les jours pour nous (je le soupçonne de me donner des portions plus généreuses qu’aux autres parce que son père s’appelle comme moi), lorsqu’il me dit « Ciao Bru ». La voix de Francesca qui, en me tendant une pile de linge propre, me répète plus lentement le mot federa (taie d’oreiller), avant de s’éloigner pour continuer à trier la literie de tout l’étage. Nos douzaines de voix qui deviennent familières, qui se modifient d’un jour à l’autre et d’un moment à l’autre de la journée, ou encore quand, au cours d’une conversation, on passe du français à l’anglais, de l’anglais à l’italien.

Le soir, lorsque je mets mes boules Quiès, mon acouphène se réveille. Le reste du temps, je ne le remarque presque plus. Quelque chose en moi a tout de même vacillé, l’autre nuit, quand j’ai réalisé que ce sifflement s’éteindrait lui aussi à ma mort (mais je me suis repris en imaginant Ezra lever les yeux au ciel et me dire drama drama dramaaa !). Un coup de tonnerre fait trembler les murs.
Même à travers la cire, j’entends l’orage gronder et la pluie rincer les rues de Rome pour en redessiner la carte.


Bruno Pellegrino (1988) – Écriture

Bruno Pellegrino (1988) est l’auteur de trois livres publiés aux Éditions Zoé : Comme Atlas (2015), Là-bas, août est un mois d’automne (2018), récompensé par le prix Alice Rivaz, le prix Écritures & Spiritualités et le prix François Mauriac de l’Académie française, et Dans la ville provisoire (2021). Il est membre du collectif littéraire AJAR. À Rome, il se concentrera sur son prochain roman, qui raconte la vie d’un pianiste entre la Suisse, l’Italie et les États-Unis.

Photo by Rebecca Bowring

Mollino à Milan

Histoire d’un sauvetage

La Triennale de Milan expose actuellement les meubles créés par l’architecte Carlo Mollino pour la Casa Albonico à Turin (1944 – 1946), édités par Apelli, Varesio & C. L’exposition fait suite à l’acquisition récente de ces pièces par l’Etat italien, qui en avait préalablement annulé la vente sur le marché international, empêchant ainsi que ces œuvres de design ne sortent du pays. Intitulée «Carlo Mollino Allusioni Iperformali» (en français, Carlo Mollino Allusions hyperformelles), l’exposition célèbre ce «sauvetage» d’une partie de l’héritage du design italien.

Carlo Mollino est une des grandes figures du design italien du vingtième siècle. Ses créations sont très prisées des collectionneurs internationaux. La Suisse compte d’ailleurs elle aussi un important collectionneur en la personne de Bruno Bischofberger. Modèles uniques pour la plupart, les pièces de Mollino atteignent des prix records sur le marché international du design. En accueillant les meubles créés pour la Casa Albonico, la Triennale de Milan donne au public l’occasion rare de voir des réalisations originales de Mollino.

Carlo Mollino Hyperformal Allusions’ currently at Triennale Milano. © Gianluca Di Ioia

Sons, miroirs, ombres et lumières

Une table, six chaises, un meuble de séparation, un buffet, deux fauteuils et un sofa composent la suite de meubles exposés. Ces pièces, créés par Mollino en 1945 pour l’ingénieur Paolo Albonico et sa fiancée Giuseppina Regalia sont présentées sur des miroirs, éclairées par en dessus et disposées librement dans un espace d’exposition noir. Les miroirs reflètent la lumière vers le haut, orientant le regard vers le jeu d’ombres et de lumières, aux contours fragmentés et erratiques, qui se dessine au plafond, mais aussi vers le bas, où se reflète un élément caractéristique: les piètements sculptés en bois laqué, aux formes organiques, qui forment les élégants supports de tous les éléments présentés, des buffets rectangulaires au plateau en verre enchâssé de la table, en passant par les fauteuils et les sofas rembourrés.

Carlo Mollino Hyperformal Allusions’ currently at Triennale Milano. © Gianluca Di Ioia

En regardant à travers le plateau de la table (et dans le miroir sur lequel elle est exposée), on peut pleinement apprécier la qualité du piètement en bois sculpté et des très beaux joints en laiton.

Carlo Mollino Hyperformal Allusions’ currently at Triennale Milano. © Gianluca Di Ioia

Sur le meuble de séparation, l’élément qui attire l’attention est une petite sculpture en bronze d’Umberto Mastroianni. La figurine féminine est posée sur la partie inférieure du buffet et soutient la partie supérieure, telle une cariatide. Le buffet, conçu pour servir de séparation, est double face. Les deux côtés sont composés de surfaces de bois plaqué laqué, qui contrastent avec une série de tiroirs de finition rustiquée en forme de diamants (finition que l’on retrouve dans les projets architecturaux de Mollino, tels que le club hippique de Turin et le Teatro Reggio).

Carlo Mollino Hyperformal Allusions’ currently at Triennale Milano. © Gianluca Di Ioia

Sur le mur opposé aux meubles sont exposés des dessins de Mollino ainsi que deux lettres manuscrites adressées par l’artiste à la Triennale. Les dessins permettent au visiteur de comparer les ébauches aux meubles auxquelles elles se réfèrent, de rechercher les similitudes et les différences entre les croquis et leur réalisation. Parfois, les différences sont importantes: les dessins montrent diverses ébauches de versions précoces et de pièces jamais réalisées. Les croquis au crayon montrent le trait reconnaissable de Mollino et ses talents de dessinateur. Ils sont toutefois un peu moins détaillés que ses dessins habituels, ce qui conduit certains spécialistes à penser qu’ils n’ont peut-être pas servi de base d’exécution exacte, mais plutôt de supports de discussion avec les artisans de l’atelier de menuiserie de Francesco Apelli et Lorenzo Varesio. Les lettres, pour leur part, confirment la désaffection de Mollino pour le design industriel encouragé par la Triennale Milano et sa détermination à travailler sur des commandes privées avec de petits artisans, convaincu de leur «compréhension et de leur sens inné du goût».

En fond sonore, une boucle répétitive crée une atmosphère mystérieuse au sein de l’espace d’exposition obscur et entraîne le visiteur vers la pièce suivante: Ritratti ambientati di Carlo Mollino, un volume rare de la série de livres de photographies Occhio Magico, publiée en 1945. La petite publication, de la taille d’un livre de poche et regroupant des portraits de femmes, est délicatement exposée dans une vitrine éclairée dans le noir. Au-dessus, un diaporama en feuillette le contenu, avec pour accompagnement des sons futuristes, auxquels se mêle une voix féminine hâchée lisant des passages de la préface signée Ermanno Scopinich. L’auteur s’interroge sur la façon dont la femme photographiée est entrée dans le «monde fantastique de Mollino». Faisant écho à ces mots, l’environnement sonore évoque le monde intérieur «magique» de l’artiste turinois. Cette partie de l’exposition donne une vision étrangement anachronique du travail photographique de Mollino, qui laisse peu de doute quant à sa propension à transformer les femmes en objets.

Re-lire Mollino?

Le catalogue éponyme de l’exposition, Carlo Mollino Allusioni Iperformali, édité par Marco Sammicheli, cherche toutefois à dresser un portrait plus complexe de Carlo Mollino au travers des contributions de différents spécialistes. A partir d’objets de design, éléments de l’œuvre de l’artiste bien connus du-grand public, il s’efforce d’aller au-delà des lectures réductrices antérieures qui regardent Mollino par le prisme de l’érotisme, de l’ésotérisme et du surréalisme, en apportant d’autres perspectives, comme le rôle du futurisme, l’influence de ses collaborations avec des artistes et des artisans et sa correspondance avec des figures importantes de la culture italienne, telles que Gio Ponti. Le catalogue comprend également des témoignages, des interprétations artistiques et des hommages émanant de contemporains masculins et d’admirateurs plus tardifs de Mollino. Si ces derniers reflètent l’influence durable de Mollino sur de nombreux créateurs, ils comportent le risque de contribuer à la mythification même que la publication cherche à combattre. Dans l’ensemble, néanmoins, le catalogue parvient à donner une impulsion salutaire à une relecture nécessaire du travail et de la personnalité de Carlo Mollino et ouvre des voies prometteuses à de nouvelles explorations.


Gerlinde Verhaeghe (1986) – Histoire et théorie de l’architecture

Gerlinde Verhaeghe (1986) est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’architecture de la Bartlett School of Architecture (UCL) et d’une maîtrise en architecture de la faculté d’architecture de la KU Leuven, où elle a également été assistante de recherche. En tant qu’architecte, elle a travaillé dans plusieurs studios en Europe et a écrit des articles pour le magazine d’architecture belge A+. Depuis 2018, elle mène des recherches doctorales à l’Institut d’histoire et de théorie de l’architecture de l’ETH Zurich. À Milan, elle poursuivra ses recherches sur l’architecte turinois Carlo Mollino.

Photo by Rebecca Bowring

L’AUTRE ROME. La Terza Roma, capitale d’un empire colonial au XXe siècle

Pour moi aussi, entendre parler de l’Italie comme d’une nation colonisatrice, ça résonnait faux au début. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’architecture des régimes totalitaires du XXe siècle, il m’a vite semblé que l’histoire italienne de l’entre-deux-guerres avait toujours eu droit à un certain traitement de faveur. Oui le fascisme est né en Italie, certes Mussolini s’est allié à Hitler et, bien sûr, le Duce est en grande partie responsable des désastres de la Seconde Guerre mondiale. Mais les Italiens ont toujours été présentés, eux, comme un peuple pacifique : la brava gente.
On ne niera pas ce point, simplement l’historiographie récente nous montre qu’eux aussi ont eu leurs ambitions expansionnistes et que comme presque toutes les nations européennes (y compris la Suisse, ne l’oublions pas), l’Italie a voulu pouvoir profiter de ce réseau eurocentrique d’influences et d’exploitation que l’on appelle le colonialisme. Après tout, c’est ici que gisaient les ruines d’un empire à l’origine de notre civilisation occidentale, pas ailleurs.

Cartes de l’empire romain à son apogée (à gauche) et de l’Impero Fascista (à droite) sur les murs extérieurs de la Basilique de Maxence en 1938 © Archivio Fotographico, Monumenti Antichi e Scavi.

L’Érythrée et la Somalie, puis les îles grecques du Dodécanèse et la Libye, ont d’abord constitué les possessions territoriales italiennes que Mussolini a finalement transformées en un empire colonial avec la conquête de l’Éthiopie en 1936 et l’annexion de l’Albanie en 1939. L’Impero fascista se voulait aussi vaste et digne que de celui d’Auguste et plus civilisateur encore que les empires britanniques et français (trop capitalistes au goût des fascistes).
Dans les faits, on se rappellera surtout que cet empire de courte durée a été responsable d’exterminations organisées et quotidiennes en Afrique de l’Est, d’un génocide prolongé en Libye et d’une sédentarisation forcée des tribus nomades, ainsi que de massacres de masses dans les Balkans. Au nom de la nouvelle Pax Romana et au nom de l’empire romain ressuscité, les troupes italiennes ont commis une infinité d’actes inhumains contre les populations locales, dont des bombardements aériens, des guerres chimiques et la systématisation de camps de concentration. Mais tout ça, on l’a oublié.
Dans l’imaginaire populaire, cette part d’ombre de l’histoire italienne reste grandement méconnue et malgré son étendue, l’entreprise coloniale italienne a connu une damnatio memoriae. Une fois le fascisme éradiqué, les colonies perdues et la République italienne instaurée, il s’agissait de faire taire l’implication des Italiens dans les atrocités commises au cours des guerres coloniales. Les crimes de milliers d’hommes sont devenus ceux d’un seul : Benito Mussolini.

Détail du théâtre de Marcellus et ses trois fasci (symboles du fascisme) encore visibles. Monument entièrement dégagé et isolé en 1932 © Ilyas Azouzi, 2021.

Pourtant, à Rome, ce passé est encore visible, palpable, inscrit dans les murs, et il dessine même certains des contours de la ville éternelle. Mussolini a voulu faire de la capitale italienne le centre d’une nouvelle civilisation impériale. Les architectes et les urbanistes du dictateur ont joué un rôle crucial pour la propagande en créant un lien tangible entre les ruines de la Rome antique et les revendications coloniales du nouveau régime fasciste. En faisant disparaître bon nombres de quartiers dits « médiévaux » de la ville et en procédant à des sventramenti (littéralement des éventrements), le Duce a fait mettre en valeur le mausolée d’Auguste et l’Ara Pacis, dégagé le colisée, les arcs de triomphe de la ville, la zone des fora impériaux et le théâtre de Marcellus afin de dessiner des axes qu’on a baptisé Via del Impero, Via Imperiale, ou encore Via dell’Africa. Le but était simple : montrer au reste du monde que la civilisation romaine, la grande « civiltà romana », était prête à renaître, à réclamer son dût une fois de plus.

Via di San Gregorio (Ancienne Via dei Trionfi), avenue monumentale destinée à relier le Colisée au Ministère de l’Afrique Orientale (au centre). De nombreux fasci y sont encore visibles © Ilyas Azouzi, 2021.

C’est dans cette Rome-là que l’on se promène aujourd’hui, résultat de fouilles entreprises par des archéologues au services de l’État fasciste, « isolant » les monuments antiques autrefois dissimulés sous les baraques de quartiers populaires. Il s’agit donc d’un passé trié, arrangeant et au service de la propagande impériale fasciste, que les touristes découvrent en se promenant aux abords du colisée, de la colonne Trajane, autour du Largo Argentina, ou encore sur la Piazza Augusto Imperatore. Certains noms ont évidemment été changés (la Via Imperiale est devenue Via Cristofo Colombo, la Via del Mare, qui célébrait l’expansion outremer, a été renommée Via del Teatro di Marcello et la Via del Impero a pris le titre plus humble de Via dei Fori Imperiali). Les monuments spoliés, tels l’obélisque d’Axum en Ethiopie, ont été en grande partie restitués, les bâtiments de l’immense Ministère de l’Afrique Orientale Italienne transformés pour les besoins de l’ONU, etc., etc. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, l’urbanisme romain demeure lui une trace tangible de ce passé dont on ne veut pas parler.

Via della Civiltà del Lavoro à l’EUR (Esposizione Universale di Roma), © Ilyas Azouzi, 2019.

De nos jours, c’est le quartier de l’EUR, au sud de Rome, pensé comme une prolongation de la ville vers la mer (et donc vers les colonies), qui reste l’expression la plus emblématique des aspirations impériales de Mussolini. Avec ses monuments spectaculaires conçus comme l’expression de la « suprématie civilisationnelle » de l’Italie pour une Exposition universelle avortée, l’EUR se voulait créer un pont entre la modernité fasciste et les ruines de la Rome augustéenne dont elle s’inspire et qu’elle visait à porter jusqu’aux rives de la mer Tyrrhénienne ; jusqu’aux confins de l’empire.

“La Troisième Rome s’étendra sur d’autres collines le long des rives du fleuve sacré jusqu’aux plages de la mer Tyrrhénienne”, extrait d’un discours de Mussolini sur le palazzo degli Uffici à l’EUR© Ilyas Azouzi, 2019.

Car le fascisme italien en somme c’est ça : une myriade de mythes fondateurs, de revendications idéologiques nationalistes et d’aspirations à retrouver un passé fantasmé. Ça oui, on le sait. Mais ce dont on parle moins c’est comment Rome s’est faite la capitale d’un empire principalement africain, aux ambitions agressives et visant à faire briller une civilisation fasciste « digne » héritière de l’empire d’autrefois. Aujourd’hui, c’est cette Rome là que je suis venu explorer, et c’est cet aspect-là du fascisme que je souhaite déterrer.


Ilyas Azouzi (1990) – Histoire et théorie de l’architecture

Ilyas Azouzi (1990) a obtenu un MA en histoire de l’art à l’Université de Lausanne et un MA en histoire et théorie de l’architecture à la Bartlett School of Architecture (UCL). Depuis 2018, il prépare son doctorat à l’University College London, où il enseigne la géographie et l’histoire urbaines. Sa thèse porte sur le rôle de la théorie architecturale dans la politique coloniale fasciste et la manipulation de l’urbanisme pendant l’expansion impériale italienne (1936-1943). À Rome, il poursuivra son travail de recherche postcoloniale interdisciplinaire qui reflète son intérêt pour l’architecture, l’urbanisme et l’histoire politique et intellectuelle.

Photo by Rebecca Bowring

Réfléchis, bégonia, réfléchis!

Dans leur chute, les poids ont cassé une branche du bégonia. Nous l’offrons à Gennaro en espérant qu’il pourra en faire une bouture. Nous repartons après l’avoir convaincu que nous n’avons pas faim et que c’est juste une mauvaise journée.

Il est sept heures et demi du matin quand nous partons de Lugano. Nous avons prévu une étape au camping Santapomata en Toscane pour une baignade en mer et comptons rejoindre Rome le lendemain. Nous chargeons dans la vieille Mercedes métallisée tout ce dont nous aurons besoin pour vivre 10 mois à l’Institut. En vrac: des livres, des manteaux et des chaussures, des paquets de craie, une télévision, un ordinateur, cinquante kilos de poids de musculation, une machine à coudre, quelques bibelots et objets hétéroclites, un bégonia et d’autres plantes. Sans oublier, deux caisses contenant des œuvres d’art d’une artiste de renom, d’une valeur inestimable. Nous n’avons roulé que quelques minutes quand survient un premier imprévu anodin: nous prenons la mauvaise route. Nous ne trouvons pas le bureau des douanes suisses et, prisonnières du réseau routier, traversons la frontière par erreur.

Papiers et carte grise! Où allez-vous? Pourquoi emmenez-vous un bégonia? Vous partez en vacances avec votre machine à coudre? Est-ce que vous déménagez ou non? Où allez-vous avec toutes ces affaires personnelles?


Ils vérifient nos passeports et, assez miraculeusement, ne nous demandent pas de vider la voiture pour procéder à un contrôle. Demi-tour en deux temps à la frontière. Après avoir rejoint les poids lourds dans la file de sortie, nous entrons dans la douane commerciale Suisse-Italie. Nous sommes les seules conductrices garées parmi les camions. Alors que nous préparons les papiers, une bagarre éclate entre les chauffeurs routiers. Il est neuf heures et demi du matin. Nous déposons les formulaires, traversons la douane et à peine entrées sur le territoire italien, celle de nous deux qui conduit sursaute:

Chérie, la Mercedes ne freine plus.

Refusant de céder à nos fréquents élans alarmistes, nous essayons de nous convaincre que tout va bien. Restons calmes! En attendant, un indicateur rouge triangulaire clignote au milieu du tableau de bord. Le véhicule est indomptable et nous décidons de nous arrêter au garage le plus proche, au bas d’une ruelle très raide. Pédale de frein au plancher et souffle retenu, nous survivons à la descente. Et dès le compartiment moteur ouvert, le mécanicien rend son implacable verdict:

Vous n’irez pas jusqu’à Rome avec cette voiture. L’ABS est cassé et il faut compter plusieurs jours, voire une semaine, pour se procurer la pièce de rechange adaptée à ce modèle.

Parties il y a trois heures, nous avons couvert à peine vingt kilomètres et nous voilà à l’arrêt, avec un bégonia de plus en plus éprouvé. Nous passons des heures au téléphone, multiplions les appels interminables et luttons pour ne pas nous laisser aller au désespoir. D’ailleurs, nous sommes bien décidées à poursuivre notre route. Rebrousser chemin est tout simplement hors de question. Ne trouvant pas de véhicule de location à Come, nous en réservons un à Milano Centrale, à cinquante kilomètres de là.

Gabriel, comment ça va? Ici, c’est la catastrophe. La voiture est en rade. Aurais-tu le temps de nous conduire à Milan?

Notre ami vient nous sauver la mise. Nous transférons notre chargement dans son véhicule, en prenant soin de laisser les clés sur le pneu de la Benz, abandonnée à son triste sort en attendant l’arrivée de la dépanneuse. Nous lui disons au revoir par la fenêtre. Sept heures après notre départ, nous sommes toujours à Come, le ventre vide. Arrivées à Milan, nous allons acheter des sandwichs dans un bar miteux de la gare centrale, avant de nous rendre au bureau de location de véhicules. Là, l’opérateur nous explique que nous ne pouvons pas louer de voiture parce que notre carte n’est pas reconnue. Nous lui jetons des regards noirs de rage mêlée de désespoir, en retenant nos larmes. 

Vous n’avez pas idée de tout ce qui nous est arrivé aujourd’hui. Nous avons absolument besoin d’une voiture.

Nous découvrons alors que, mystérieusement, notre carte de débit nous permet de louer une BMW X2. Nous vidons le véhicule de secours, transférons nos affaires dans le SUV immaculé et prenons congé de notre ami, en lui promettant monts et merveilles en remerciement. On est sur la bonne voie. L’air conditionné libéré par les petites grilles d’aération redonne vie à notre bégonia, qui ignore tout de l’impact du R134a sur l’environnement. Maintenant, il ne nous reste qu’à restituer les œuvres d’art à leur propriétaire légitime et à mettre le cap sur la mer tyrrhénienne. Il est cinq heures de l’après-midi quand nous déchargeons les caisses dans le quartier de Taliedo, à l’est de la ville. Nous nous engageons sur l’autoroute, sortons de Milan et, l’esprit un peu plus léger, nous dirigeons vers le sud. Trois quarts d’heure plus tard, le téléphone sonne. 

C’est Stefano, du bureau des douanes. J’ai la police sur le dos. Vous devez revenir ici avec les œuvres d’art parce que vous n’avez pas terminé les formalités de dédouanement, il manque un tampon.

Le bégonia sursaute. Nous apprécions très moyennement cette mauvaise blague de la police, mais n’avons d’autre choix que de retourner à Chiasso avec les œuvres. Les jurons fusent dans le trafic.

Sortons ici. Revenons en arrière et réfléchissons à un plan d’action.

Alors que nous roulons en direction de Milan, un accident sur l’autoroute nous immobilise une heure de plus. Ça nous laisse du temps pour réfléchir à la meilleure façon de procéder. Réfléchis, bégonia, réfléchis. Le bureau des douanes ferme dans une heure. Nous n’arriverons jamais à temps. Il faudra dormir à Milan et repartir le lendemain matin. Rentrer à la maison? Exclu. Ce n’est même pas une option. Autre ami. Autre coup de main.

Salut David, tu es dispo? Ah, tu travailles. Ça te dirait de gagner un peu d’argent? Il faudrait apporter des œuvres d’art à la douane demain matin. Non, trésor, ne t’inquiète pas. Nous allons les chercher nous-mêmes chez ton père de l’autre côté de la ville. C’est la moindre des choses.

Nous récupérons les œuvres dans le quartier est de Milan et traversons la ville à l’heure de pointe en direction du nord. Gennaro nous attend au milieu de la route et nous offre deux pêches et des taralli. En sortant les caisses du coffre, l’une de nous se prend 50 kg de poids de musculation sur un pied. Voyant que l’autre, assise à même l’asphalte, est sur le point de craquer, elle fait comme si de rien n’était. Dans leur chute, les poids ont arraché une branche du bégonia. Nous l’offrons à Gennaro en espérant qu’il pourra en faire une bouture. Nous repartons après l’avoir convaincu que nous n’avons pas faim et que c’est juste une mauvaise journée. L’autoroute est sombre et vide. Nous traversons les Apennins sur l’A1 VAR en un temps record. Nous réussissons à atteindre Santapomata sans encombre, en chantant à gorges déployées toutes les chansons de l’unique album des Lunapop. A deux heures du matin, le veilleur de nuit du camping nous attend aux abords de la pinède toscane, avec en bruit de fond le chant des cigales et le ronflement des touristes endormis dans leurs tentes Decathlon. Souriant dans l’obscurité, il nous aide à décharger le bégonia bien amoché par le voyage, en nous parlant de son merveilleux jardin de plantes grasses et du dérèglement climatique. Il nous accompagne jusqu’à notre tente. 

Et voici, Mesdames. Les clés du paradis.

Nous posons délicatement le bégonia sous le portique, fumons une dernière cigarette et nous engouffrons dans la tente. Nous allumons la lumière et regardons autour de nous. Nous sommes à court de mots, et le camping à court de draps. Nous enfilons tous les vêtements que nous avons emmenés et nous enroulons dans nos serviettes de bain. Blotties l’une contre l’autre, nous nous souhaitons bonne nuit, tandis que le bégonia se réveille, ému de voir la mer pour la première fois. Nous nous réveillons nous aussi. Nous prenons un café et nous accordons un plongeon dans l’eau salée. Dans l’après-midi, après trois heures de route, nous arrivons sans imprévu devant le portail, au bas de la colline de la Villa Maraini.

Nous y sommes. Regarde, il y a un romarin!


Marta Margnetti & Giada Olivotto – Arts visuels, curatrices
Marta Margnetti
(1989) est une artiste qui s’attache à créer des géographies domestiques et des lieux imaginaires qui défient notre perception. Giada Olivotto (1990) est commissaire d’exposition, codirectrice du collectif Sonnenstube, membre de PlattformPlattform et fondatrice de Residenza La Fornace. Toutes deux inspirées par les thèmes du réalisme magique et des pratiques féministes, elles travailleront à Rome sur le projet Fattucchiere : en collaborant avec des artistes féminines, elles mettront en scène des formes quotidiennes de résistance.

Photo by Rebecca Bowring

Animaux, choses, choses animées. Encore un mot sur l’œuvre poético-photographique d’Hayahisa Tomiyasu

À la conclusion d’une année romaine à plusieurs titres exceptionnelle, il vaut peut-être la peine de dépenser encore quelques mots sur des œuvres qui ont déjà fait couler assez d’encre parmi les résidents de l’Institut, mais dont la richesse poétique et conceptuelle est loin d’être épuisée.

Si les implications sociales et politiques des photographies d’Hayahisa Tomiyasu (pour les résidents de l’Institut et, dorénavant,  pour les lecteurs de cet article : Haya) ont été mises en lumière avec lucidité, leur portée existentielle et ontologique semble en effet déclore plusieurs autres pistes interprétatives. Le rapport entre le monde des choses et celui des êtres animés en est sans doute une. Dans l’univers poético-photographique de Haya, la limite entre ces deux royaumes n’est en effet pas rigide, mais perméable, voire ambiguë.

Dans la gestation de son ouvrage le plus connu, TTP, la poursuite d’un animal, un renard, a amené Haya à arrêter son regard sur une planche de ping-pong qui n’était plus utilisée – ou plutôt, qui était utilisée pour tout sauf que pour sa fonction originaire : le jeu du ping-pong. Dans les centaines de photographies que Haya, observateur attentif et inlassable, a prises pendant quatre ans de sa fenêtre au huitième étage d’un foyer d’étudiants à Leipzig, une humanité variée se retrouve autour de la planche pour manger, faire de la gymnastique, sécher le linge, prendre du soleil ou s’abriter de lui, ou tout simplement pour se reposer.

À la différence du renard, la planche de ping-pong ne bouge pas. Elle ne cesse pas pour autant de se transformer en fonction des besoins et de la créativité de ses usagers – d’où la nécessité de l’observer constamment. Object inanimé, abandonné, la planche se révèle alors, sous le regard de Haya, chargée de vie et de mémoire(s).

Observateur patient et immobile dans sa période allemande, Haya sillonne méthodiquement les rues de Rome. Mais le résultat est le même. Par un mécanisme opposé à celui de la Gorgone, qui transforme en pierre les êtres qu’elle fixe de ses yeux, Haya donne vie à ce qu’il regarde à travers sa caméra. Aussi le poteau couché devant l’entrée principale de l’Institut Suisse (qui est tout de suite devenu, comme le raconte Haya, une clé de lecture pour la ville de Rome), se déplace d’un côté à l’autre de l’entrée – avec l’aide de quelques résidents, certes, qui pourtant ne font que prêter leurs bras à sa volonté silencieuse.

Hayahisa Tomiyasu, Poteau couché à l’entrée de l’Institut Suisse de Rome

Tout comme les poteaux tordus et décapités qui peuplent les photos romaines de Haya, les horloges incorrectes qu’il photographe à midi ont perdu la fonction pour laquelle un espace leur avait été destiné dans la métropole. Conçus comme indicateurs du temps et de l’espace, les horloges et les poteaux sont sortis de l’espace et du temps. Instruments pour les hommes, ils sont devenus autonomes. Leur rébellion silencieuse passe par leur dysfonctionnalité, qui leur confère une vie à eux. Souverains dans leur inutilité, n’ayant autre but en dehors d’eux-mêmes, ils regardent Haya – et, à travers ses photos, nous regardent.

Hayahisa Tomiyasu, ‘Palo’, 2020/2021, series

Dans ces images, pourtant, les poteaux tordus sont droits : en inclinant sa caméra, Haya leur donne raison, en donnant tort à tout le reste. En équilibre précaire, le paysage urbain de la ville éternelle s’étale alors sur un plan incliné.

Quand Haya ne sort pas chercher les images, elles viennent le visiter chez lui. En imitant Haya (ou les poteaux ?), les perroquets verts qui habitent les pins de Villa Maraini se penchent du toit de son atelier en pliant leur tête de côté. Le geste se répète, mais à l’inverse : l’observateur devient observé.

Hayahisa Tomiyasu, ‘Pappagalli’, 2020/2021, series

Mais c’est trop tard pour désamorcer le mécanisme : la ville est désormais peuplée d’objets animés. Les poteaux tordus et les horloges incorrectes sont partout. Ils nous suivent, ils nous guettent. Leur présence n’est pourtant pas menaçante : par leur biais, le regard lucide et poétique de Haya nous offre une voie d’accès pour retrouver l’humanité cachée – mais pas perdue – au fond des villes contemporaines.


Aurora Panzica (1991, Trapani) – Philosophie Médiévale

Elle a obtenu un BA en Philosophie (2013) à l’Université de Trento, où elle a été membre du Collegio di Merito Bernardo Clesio. Elle a ensuite obtenu un MA en Philosophie Médiévale à l’Université de Fribourg en Suisse (2015), où elle a été bénéficiaire d’une bourse d’excellence. Son projet doctoral à l’Université de Fribourg et à l’EPHE (Paris), financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, a exploré la réception médiévale des Météorologiquesd’Aristote. Le travail sur les sources manuscrites médiévales l’a amenée à entreprendre de nombreux séjours de recherche en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République Tchèque. En 2020, elle a bénéficié d’une bourse de l’Académie Tchèque des Science pour mener des recherches sur les sources manuscrites philosophiques médiévales conservées dans les bibliothèques de Prague. Son projet post-doctoral FNS, se propose de poursuivre l’analyse des sources manuscrites concernant l’histoire des sciences au Moyen Âge. La première étape de ce projet est Rome.

Hayahisa Tomiyasu (1982, Kanagawa, Japon) – Photographie
A étudié photographie à l’École polytechnique de Tokyo (BA) et à l’école supérieure des beaux-arts de Leipzig (Hochschule für Grafik und Buchkunst Leipzig, HGB) (Dipl. et MA). Il enseigne au département des beaux-arts de la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK). Ses œuvres ont été exposées dans le monde entier : Lothringer13 Halle (Munich) ; Japan Foundation (Cologne) ; Scope Hannover (Hanovre) ; Lianzhou Fotofestival 2019 (Lianzhou) ; The Cube, Deutsche Börse Photography Foundation (Francfort) ; Swiss Art Awards (Bâle) ; Photo Londres 2018 ; UG im Folkwang, Museum Folkwang (Essen) ; Museum für Angewandte Kunst (Gera) ; Galerie ABTART (Stuttgart) ; BEYOND 2020 # 7 (Paris, Amsterdam, Tokyo). En 2018, son travail TTP a remporté le premier prix du livre de MACK : cette série appartient à la collection de la Deutsche Börse Photography Foundation.