Aménagements de rochers, montagnes entassées : paysages artificiels dans et autour de la Ville Eternelle

Urs Eggenschwyler était architecte paysagiste, sculpteur et dompteur. Le natif de Subingen, dans le canton de Soleure, né en 1842 dans une famille de condition modeste, a tenu une ménagerie au tournant du siècle sur le Milchbuck à Zurich. Il s’amusait à promener une lionne en laisse dans les rues de la ville pour la plus grande joie des passants, jusqu’à ce que la police y mette le holà. Son gagne-pain provenait essentiellement de la construction de décors et de paysages artificiels destinés à orner les jardins zoologiques qui, à cette époque, fleurissaient aux quatre coins de l’Europe. Ses œuvres peuvent encore être admirées de nos jours à Paris, à Bâle, tout comme à Rome. C’est sur l’invitation de Karl Hagenbeck, commerçant allemand d’animaux de grande taille de son métier et homme d’affaires prospère, et qui avait supervisé la construction du zoo de Rome (et de bon nombre d’autres encore), qu’Urs Eggenschwyler se rendit à Rome. Il fut nommé responsable de la conception du paysage.

Une profonde amitié unissait l’architecte paysagiste au vieil Arnold Böcklin, qui était à l’époque l’un des plus célèbres peintres d’Europe. Son œuvre la plus connue, une série de cinq tableaux, s’intitulait l’Île des Morts. Pompe wagnérienne et inspiration méditerranéenne imprègnent ses toiles. Lorsque l’on regarde les escarpements rocheux d’Urs Eggenschwyler, l’influence de Böcklin y est manifeste. Arnold Böcklin avait passé une grande partie de sa vie en Italie, et avait accompli ses études à Rome. Il repose au cimetière des Allori, un des cimetières de Florence, planté de cyprès.

Ein künstlicher Felsen im Zoo von Rom, Martin Chramosta

Dans son livre, Le Zoo de Rome, l’écrivain et ancien boursier de notre Istituto, Pascal Janoviak, donne la parole aux deux artistes. Le peintre Arnold Böcklin, déjà passé de vie à trépas, apparaît en songe à son ami endormi et lui confie la mission de construire l’île des morts à l’identique dans le lac artificiel du zoo de Rome. Finalement le projet n’aboutit pas, pour des questions de goût et de moyens. Le livre fait à nouveau état de l’apparition de l’île comme vision à Raffaele De Vico, l’architecte aux ordres de Mussolini. Mais, celui-ci non plus ne donnera pas corps à ce mirage.

En lieu et place d’une île des morts, c’est une île aux singes qui fut aménagée. Au début du XXèmesiècle le zoo avait déjà littéralement connu une transformation. Dans son récit L’île aux singes, l’écrivain autrichien Robert Musil décrit l’enclos des primates – encore existant aujourd‘hui -comme une morne île en béton, plantée d’un arbre mort, sur laquelle trois espèces de singes se tyrannisent entre elles. Musil a immortalisé le séjour qu’il fit à Rome en 1913 dans plusieurs nouvelles. Au moment où il écrivit ce texte, le parc animalier avait déjà deux ans.

Scène du zoo abandonnée, Martin Chramosta

Hormis les paysages construits, il existe aussi les paysages artificiels : Ingeborg Bachmann mentionne moult fois dans ses textes et dans ses poèmes une surélévation dans le paysage de la Ville Eternelle : le mont Testaccio, le « mont des tessons », une surélévation située au sud du Vieux Rome, aujourd’hui recouverte de végétation, qui s’est constitué au fil des siècles par l’accumulation de tessons d’amphores. Le dépotoir de l’anciennes capitale mondiale.

C’est aussi sur un monticule-dépotoir que trône la Villa Maraini, le siège de l’Istituto Svizzero, notre lieu de domicile et de travail. Quand Rome devint au XIXème siècle la capitale de la nouvelle Italie unifiée, un véritable boom dans la construction s’ensuivit. Le quartier Ludovisi a été sorti de terre, la rue éponyme creusée. Les matériaux excavés et les gravats furent jetés sur la parcelle non construite, que le couple Maraini-Sommaruga devait bientôt acquérir. On reconnut les atouts du dépotoir et on y fit construire une villa dans les hauteurs. C’est à peine, dit-on, si sa tour est dépassée par le sommet de la coupole de la basilique Saint-Pierre. Dans les flancs de la « montagne » des grottes artificielles ont été creusées, des matériaux de remploi intégrés dans le mortier, des statues élevées et des arbres plantés.

Grotte artificielle de la Villa Maraini, Martin Chramosta

Dans la Villa Ada, un vaste domaine boisé au nord de la ville, s’élèvent des remparts et se dévoilent des tranchées. Les remblais et les conques sont envahis d’épines et couverts d’arbres et d’arbustes. Ce sont les remparts de Forte Antenne, une fortification de la ville datant du XIXème siècle. Sous cet aménagement paysager déjà embroussaillé du génie militaire sommeille Antemnae, autrefois une ville autonome et première victime de l’expansion de Rome. De là, on devine à l’horizon une chaîne de collines.

Autoportrait dans la nécropole de Cerveteri, Martin Chramosta

Là-bas, sous cette colline se trouve Cerveteri. Derrière la bourgade discrète s’étend la nécropole des Etrusques. Les tombes succèdent aux tombes et jalonnent les deux côtés de la Via dei Inferi, la route des enfers. Sur les tumuli, les tertres funéraires, bruissent les cyprès. Tout, des chambres, aux tertres, en passant par les rues et les ruelles, est directement taillé dans le tuf. Un véritable labyrinthe façonné par la main de l’homme, un relief funéraire praticable.
Un lieu, tel qu’il aurait pu en surgir dans un tableau d’Arnold Böcklin.


Martin Chramosta (1982) – Visual Arts

Martin Chramosta a étudié à la HGK de Bâle. Il enseigne à l’École de design de Bâle et est professeur invité à l’Université des arts appliqués de Vienne. Chramosta travaille principalement dans le domaine de la sculpture, du dessin et de la performance. Il a reçu de nombreux prix et bourses, dont le Prix d’art Riehen, le Crédit d’art de Bâle et la bourse Pro Helvetia. À Rome, il commencera une recherche pour une nouvelle série de sculptures axées sur les paysages artificiels qui seront créés dans la ville, ainsi qu’en Italie et en Méditerranée.

Photo by Rebecca Bowring

 

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.