Persuadé que seule une approche éclectique permet de cheminer d’appréhender cette vaste opération de cartographie culturelle dans toute sa complexité, je mène en ce moment trois projets de front: la publication italienne de l’ouvrage de Paul Shepard intitulé The Tender Carnivore and the Sacred Game (1973); un essai de contre-cartographie, Terre che non sono la mia. Una controgeografia in 111 mappe (octobre 2023); et un roman écrit à quatre mains avec Antonio Vena, Ravenna-Exolution. Le fil rouge qui relie ces trois projets tient, en substance, à la conviction que parler de l’Anthropocène appelle l’adoption d’un « plurilinguisme » exploratif. Alors qu’il écrivait au début des années 1970, Paul Shepard, en visionnaire, a su identifier des dynamiques d’effondrement cognitif dont nous n’avons pris conscience que bien plus tard. Publier son livre en italien 50 ans après ne relève pas d’une démarche historique, mais vise à fournir au public italophone un outil particulièrement innovant pour repenser la pathologie anthropocentrique qui mène notre espèce au bord de la catastrophe.
Faute de véritable imagination – autre symptôme du collapse culturel de l’Occident –, l’étude des cultures traditionnelles autochtones, en particulier celles de la chasse et de la cueillette, peut permettre de décentrer et de désanthropiser le regard: comment des groupes humains très différents du nôtre voyaient-ils, et voient-ils, la Terre? Comment représentaient-ils et « cartographiaient-ils » leur paysage? Enfin, le roman soulève toujours des questions liées à la narration, et la narratologie est le principal instrument de décryptage du nouveau « storytelling » anthropocène, peut-être en y contribuant et en mettant au jour certains récits toxiques.
Ces trois pistes de recherche avaient besoin d’un lieu catalytique unique, d’un cube d’espace-temps dans lequel réfléchir à trois vitesses, sans distractions intellectuelles et sociales. C’est alors que s’est concrétisée la Senior Fellowship de l’Institut suisse, qui a permis de répondre à une exigence encore plus difficile à satisfaire: disposer d’un creuset humain et culturel exceptionnel où mener des expériences de laboratoire, pour donner un cadre conceptuel aux hypothèses de travail que, dans cette phase de ma vie, je ressens comme plus urgentes. Sachant que je travaille souvent sur des images et avec des images, j’en ai sélectionné une pour m’accompagner durant mon séjour romain, pour me servir de « fossile repère » (Leitfossil) et m’aider à m’orienter dans l’Atlas de l’Anthropocène (Bilderatlas Anthropozän): un glacier. Les glaciers du Pléistocène, comme paysage des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique; les glaciers comme modèle de complexité et d’irreprésentabilité perceptive; les glaciers comme thermomètre d’une crise climatique et cognitive. L’histoire des glaciers en tant qu’objet scientifique, mais aussi culturel et imaginatif, naît en Suisse, avec les observations de Louis Agassiz et de Horace-Bénédict de Saussure, dont les enseignements demeurent riches d’enseignement à mes yeux aujourd’hui encore. Que je m’intéresse aux cultures paléolithiques, à la géologie culturelle, à l’invention des Alpes ou à la crise climatique, les « glaciers de l’esprit » constituent un thème récurrent dans mes travaux. Et c’est à une relecture de tous ces glaciers à la lumière sinistre de l’Anthropocène que j’entends consacrer mon séjour à Rome.
Matteo Meschiari (Modena, 1968), ancien chercheur en sciences Demo ethno anthropologiques, est professeur associé en géographie culturelle à l’université de Palerme. Depuis des années, il étudie le paysage dans la littérature et mène des recherches sur l’espace perçu et vécu en Europe et au-delà. Il a formulé la théorie de l’esprit paysager, selon laquelle l’esprit humain est génétiquement et culturellement basé sur le paysage, et a proposé de nouveaux modèles d’interprétation pour l’art paléolithique franco-cantabrique. Il mène ses études à la fois dans une perspective évolutionniste, cognitive et culturelle (traitant des relations entre la pression environnementale et le développement de modules cognitifs) et dans une perspective anthropologique et géographique (traitant de la dynamique spatiale et de la domestication, des modèles d’habitation et de la dynamique entre l’espace, le corps et la performance dans la tauromachie). Il complète son étude de l’environnement par des écrits militants pour sa défense, ainsi que par des articles et des livres non romanesques et littéraires.