À chacun sa peste : épidémies et pestilences dans le Proche-Orient ancien

Depuis maintenant plusieurs mois, un nouvel acteur s’est invité dans notre quotidien. Un acteur invisible, qui intrigue, effraie, interroge et nous sépare les uns des autres. Un « compagnon secret » qui, comme le célèbre personnage de Joseph Conrad, est devenu pour nous un minuscule Doppelgänger[1], désormais – littéralement – sur toutes les lèvres. Il s’appelle COVID-19, acronyme tiré de COronaVIrus Disease 19, c’est à dire une maladie, disease, causée par une souche d’une sous-famille de virus, coronavirus, dont les premiers cas ont été enregistrés en l’an 19 du troisième millénaire de notre ère.

Pour n’importe quel historien, ces derniers mois auront été l’occasion de réfléchir aux grandes pandémies qui ont jalonné l’histoire de l’humanité. On pense notamment au virus de l’immunodéficience humaine, auquel on attribue depuis les années 80 du siècle dernier la responsabilité de la maladie aujourd’hui connue sous le nom de sida (une pandémie toujours active aujourd’hui !) ; à la grippe espagnole, qui entre 1918 et 1920 fit des dizaines de millions de morts à travers le monde ; à la peste noire, qui au XIVe siècle décima un tiers de la population européenne ; ou encore à la peste antonine du IIe siècle, vraisemblablement une épidémie de variole qui, sous l’effet conjugué d’une épidémie successive de rougeole, fût l’une des causes de la grave crise qui frappa l’Empire romain au IIIe siècle. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi les plus célèbres.

Comme l’histoire nous l’apprend, les pandémies ont rythmé l’existence du genre humain, provoquant souvent des moments de crise et de réflexion. Dans ces périodes, la peur de l’autre devient endémique aux sociétés, qui recherchent donc de nouvelles dimensions, plus intimes et plus sûres. Même s’il faudra attendre le XIXe siècle pour que Louis Pasteur prouve scientifiquement la corrélation entre les microbes et les maladies infectieuses, Thucydide affirmait déjà au Ve siècle avant l’ère commune (av. è. c.) en Grèce qu’une maladie pouvait se transmettre d’une personne à l’autre.

Comme nous le verrons, l’idée de contagion par l’homme et les animaux n’était pas inconnue non plus dans le Proche-Orient ancien [2]. Pourtant, l’apparition d’une maladie (infectieuse ou non) était alors souvent attribuée au contact avec des dieux et des démons. De véritables recueils diagnostiques décrivaient la condition des patients, accompagnée d’un diagnostic et/ou d’un pronostic. Parmi les plus célèbres, le SA.GIG est une collection de 40 tablettes cunéiformes qui a été rédigée dans sa forme finale à la fin du deuxième millénaire av. è. c. en Mésopotamie méridionale. D’après ce texte, les maladies étaient souvent véhiculées par la « main de x », x étant une entité surnaturelle qui manifestait ainsi sa colère ou sa désapprobation.

L’existence de véritables épidémies de maladies est attestée dans des chroniques, des listes éponymes d’années (soit des listes au sein desquelles les années sont identifiées sur la base des fonctionnaires et des grands événements), mais aussi dans des échanges de correspondances, diplomatiques et privées. Car les symptômes de ces pestilences (en akkadien, la langue parlée par les Babyloniens et les Assyriens, mūtānum, de mūtum, « mort ») n’étant jamais décrits en détail, il est difficile de les attribuer à des agents infectieux spécifiques et donc à reconnaître les maladies qui se cachent derrière. En revanche, nous connaissons les divinités qui, dans l’optique mésopotamienne, les provoquaient : il s’agissait souvent du dieu Erra (également associé à la guerre dans la tradition littéraire) et du démon Namtar.

La peste qui au XIVe siècle av. è. c. frappa l’empire hittite en Anatolie et en Syro-Palestine, tuant Suppiluliuma Ier, un des plus grands souverains hittites, constitue probablement l’exemple de pestilence le plus célèbre dans le Proche-Orient ancien. L’empire hittite était alors en guerre avec l’état égyptien voisin. Après avoir défait leurs ennemis près de la frontière syro-palestinienne, les Hittites ramenèrent dans leur patrie des prisonniers de guerre égyptiens. Ceux-ci commencèrent à montrer les signes d’une maladie qu’ils transmirent également à ceux qui les avaient capturés. Dans une de ses prières aux divinités, Mursili IIe, le successeur de Suppiluliuma Ier, nous informe que la peste sévissait déjà depuis vingt ans. Malheureusement, tout comme les sources mésopotamiennes, les Hittites disent peu de choses des symptômes de cette maladie, généralement désignée dans leur langue, le hittite, par le mot ḫenkan, « mort ». Ce cas de peste n’est en outre pas le seul rapporté par les Hittites : ces morts massives devinrent en effet un phénomène récurrent, assimilable à une épidémie. L’origine de la maladie était souvent attribuée à de mauvaises actions commises par les souverains précédents et à la colère des dieux. Le clergé hittite créa de nombreux rituels visant à se défaire de la peste. Certains comprenaient l’utilisation de moutons, d’ânes, mais aussi de prisonniers de guerre comme boucs émissaires à envoyer à l’ennemi pour éloigner la peste de leur propre pays. Ces rituels, de même que certaines correspondances, laissent donc penser que les Hittites avaient connaissance des mécanismes de transmission de la peste par les humains (et les animaux ?), puisqu’ils furent le premier peuple de l’histoire à utiliser des êtres vivants comme une sorte d’arme bactériologique contre l’ennemi.

[1] Joseph Conrad, The Secret Sharer. Nouvelle publiée pour la première fois en 1910 aux Etats-Unis dans le Harper’s Magazine, New York.

[2] Par Proche-Orient ancien on entend grosso modo la région qui s’étendait de l’Anatolie et l’Egypte à l’ouest à l’Iran et l’Asie centrale à l’est au cours des trois derniers millénaires av. è. c.


Armando Bramanti (1989, Palerme) – Assyriologue

Après un BA en histoire (2010) et un MA en archéologie à Sapienza – Università di Roma (2012), Armando Bramanti a obtenu un doctorat en assyriologie en cotutelle entre Sapienza et Friedrich-Schiller-Universität Jena (2017). Après de nombreuses périodes de recherche pré- et postdoctorale en Italie, Allemagne, Espagne et aux Etats-Unis, il a travaillé à l’Université de Genève, grâce à une bourse d’excellence de la Confédération suisse (ESKAS), sur un projet de paléographie cunéiforme. Après un an de résidence de recherche à l’Istituto Svizzero (2019/2020), il travaillera comme chercheur postdoctoral en Espagne au CSIC – CCHS de Madrid. Ses recherches portent sur l’administration sumérienne, la paléographie cunéiforme et l’histoire quotidienne de la Mésopotamie et du Proche-Orient ancien.

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Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.